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QUATRIÈME PARTIE

CHRONIQUE

ALLEMAGNE

Le Reichstag a commencé le 30 novembre la discussion du budget. Les débats ont éte ouverts par M. Jacobi, secrétaire d'Etat de la Trésorerie de l'empire, qui a déclaré n'avoir pas de communication satisfaisante à faire sur la situation du Trésor. Le Trésor est en déficit, et le déficit se monte à 24 millions de marcs. Pour la marine, le déficit est de 3 millions; pour l'armée, déduction faite de 2 millions et demi d'économies, il est de 4 millions. La diminution des recettes a été de 20 millions de marcs. Le produit des impôts sur le sucre et les betteraves a été inférieur de 21 millions de marcs au produit de l'année précédente. Les droits d'entrée sur les blés ont produit 31 millions de mares, au lieu de 56 qui avaient été prévus. Ce résultat doit être attribué à ce fait que la récolte a été bonne en Allemagne. En présence de cette situation, le gouvernement espère que le Reichstag abandonnera la politique négative qu'il a suivie jusqu'ici en matière d'impôts.

M. Rickert a répondu au ministre. Selon lui, la caractéristique de la situation, c'est la diminution des recettes et l'augmentation des dépenses, en un mot, un déficit croissant. Dans cette situation, un ministère d'empire responsable serait nécessaire, et ce ministère n'existe pas. L'impôt sur le sucre nous a valu des déceptions; l'impôt sur les opérations de bourse a fait fiasco; le produit des droits d'entrée sur les blés est inférieur à toutes les prévisions; les dégrèvements sont donc impossibles.

Le parti auquel appartient M. Rickert votera les sommes nécessaires à la marine pour la défense des côtes, mais la situation de nos finances ne se prête pas à la création d'une flotte capable de prendre l'offensive. L'orateur ne discutera pas pour le moment la nouvelle loi militaire, mais il croit devoir protester d'ores et déjà contre l'accusation qu'on dirige contre son parti toutes les fois qu'il discute les questions militaires, accusation qui tendrait à faire croire que ce parti manque de patriotisme.

M. Rickert dit que les divers Etats de l'Europe ne pourront plus supporter longtemps les charges qui résultent d'un accroissement continu des dépenses militaires. Depuis 1870, la France, par exemple, a contracté six milliards de deltes dans le but d'augmenter son armée. L'Allemagne augmente également et continuellement ses dépenses militaires, et le parti libéral, animé du même esprit patriotique que les autres partis, votera les sommes nécessaires pour donner à l'Allemagne une force suffisante. Mais l'orateur se demande si ces armements continus sont absolument inévitables, et si deux grands pays comme la France et l'Allemagne ne pourraient pas arriver à s'entendre.

<< Personne en Allemagne, dit l'orateur, ni dans les cercles du gouvernement ni dans les couches de la population, ne nourrit des sentiments de haine et de jalousie à l'égard de la France. Nous avons le plus vif désir de vivre en

bonnes relations avec les Français, et nous ne souhaitons rien tant que d'avoir la garantie que ces bonnes relations pourront durer. Nous obtiendrons d'autant plus vite ce résultat que nous mettrons plus de soin à dissiper les bruits infâmes que l'on a plaisir en ce moment à répandre à l'étranger, et suivant lesquels il y aurait en Allemagne un parti qui voudrait affaiblir l'armée. Nous obtiendrons d'autant plus vite ce résultat que les Français auront reconnu qu'en Allemagne tous les partis sont d'accord sur ce point: l'Allemagne ne renoncera en aucun cas aux territoires qu'elle possède actuellement, et elle est prête à défendre ses possessions aux prix de son dernier soldat et de son dernier mare. (Vif assentiment.) L'Allemagne est, je crois, très résolue et unie sur ce point. Mais, s'il en est ainsi, les tendances pacifiques qui se manifestent actuellement en France, et surtout dans les grandes masses ouvrières, finiront par prévaloir. La politique du gouvernement est du reste pacifique, et nous nous sommes félicités des assurances sincèrement pacifiques qu'ont échangées récemment Sa Majesté l'empereur d'Allemagne et l'ambassadeur français. Le peuple allemand fera tout ce qu'il pourra pour maintenir la paix. Nous avons une armée forte et nous la

conserverons.

«Nous pourrions avoir également de bonnes finances si l'on rompait avec la politique du ministre des finances, dont tous les projets font fiasco. On cherche à donner à la population des compensations pour ses charges croissantes, et l'on croit la contenter en pratiquant un systéme de réaction à outrance. La police est tout entière occupée à combattre le mouvement socialiste; mais ce mouvement n'en devient que plus dangereux, et le gouvernement en profite pour exciter les méfiances contre tous ceux qui lui font de l'opposition tout en restant sur le terrain de la légalité et de la constitution. »

M. Rickert termine en déclarant que l'avenir de l'Allemagne repose sur la bourgeoisie libérale, et que le libéralisme triomphera malgré les obstacles qu'il rencontre de toutes parts.

Le ministre des finances, M. de Scholz, répond sur un ton vélément à M. Rickert que la demande d'un ministère responsable est inconstitutionnelle. Passant ensuite aux détails de l'argumentation de M. Rickert, le ministre dit que, si la situation financière laisse à désirer, c'est que l'impôt sur le sucre n'a pas été volé par le Reichstag sous la forme que le gouvernement désirait. Il ajoute que les droits sur les blés ne sont pas des droits financiers, mais des droits protecteurs. Si, d'ailleurs, la diminution de leur rendement est due à une bonne récolte, il y a lieu non de se plaindre, mais de se réjouir de cette diminution. M. de Scholz défend le gouvernement contre le reproche d'avoir fait de fausses promesses. Le gouvernement n'a pas fait de promesses; il a seulement exposé un programme. (Hilarité.) Si la réalité n'a pas répondu à l'attente, la faute en est à la politique négative de l'opposition. Si l'on avait voté, comme le gouvernement le désirait, le monopole du tabac et des eaux-de-vie, on aurait pu faire des dégrèvements. Toutes ces questions n'ont rien à faire avec l'armée. Un peuple qui dépense deux milliards par an à boire et à fumer, un grand peuple que son activité commerciale place à la tête de l'Europe, n'est-il pas assez riche pour arriver à surpasser les forces militaires de ses voisins?

M. Benda, membre du parti national-libéral, déclare que les dépenses occasionnées par l'armée doivent être couvertes par de meilleurs moyens que ceux que propose le gouvernement. Les membres du parti national-libéral feront tous les sacrifices nécessaires à la sécurité de l'empire; mais ils ne peuvent accepter sans critique le nouveau fardeau qu'on veut leur imposer.

La discussion du budget a continué le 1er décembre.

Le député Hasenclever, socialiste, a critiqué la politique fiscale et socialiste du gouvernement. Les principes en sont louables, a-t-il dit, mais l'exécution est bureaucratique. Une politique fiscale qui atteint les classes ouvrières rend illu

soires toutes les réformes sociales. L'orateur s'étonne que l'Allemagne semble avoir peur parce que les Etats voisins ont quelques régiments de plus qu'elle. La participation à l'Exposition universelle de Paris serait un moyen de réconcilier l'Allemagne avec la France et d'écarter tout danger venant de ce côté. L'amour de la patrie est certainement pour les Allemands le plus sûr moyen de soutenir la grandeur de leur pays, mais cet amour a besoin d'être éduqué et encouragé. On aurait dù charger un socialiste éprouvé de diriger la réforme sociale; au lieu de cela, on a confié la mission réformatrice à un agent de police; il n'est donc pas étonnant que l'amour de la patrie diminue en Allemagne. Le parti auquel appartient l'orateur ne votera que les sommes nécessaires à l'accomplissement d'une tâche civilisatrice.

Le baron Maltzahn, conservateur, répond au discours que M. Rickert a prononcé la veille et s'attache à réfuter cette assertion que les finances de l'empire seraient dans un meilleur état depuis dix ans si elles avaient été confiées aux libéraux. Le régime qui a prévalu a eu au moins ce mérite de prévenir bien des conflits à l'extérieur. L'orateur se félicite d'avoir appris, par le discours de M. Rickert, que les libéraux n'opposcut pas un non possumus absolu aux demandes de.crédits extraordinaires formulées dans le projet militaire. Il est bon que l'étranger sache que le peuple allemand tout entier est uni sur ce terrain.

M. de Huehne, membre du centre, déclare que ce n'est pas l'affaire du Parlement d'inventer de nouveaux impôts et que le centre refusera son assentiment à tout projet qui accorderait à l'Etat un nouveau monopole.

M. de Koscielski, Polonais, déplore la décision qui, en transférant les corps polonais dans des garnisons éloignées, enlève aux soldats polonais cette dernière consolation de servir dans leur patric. Malgré ce regret, le parti auquel appartient l'orateur soumettra le projet militaire à un examen impartial.

Le ministre de la guerre, M. Bronsart de Schellendorf, conteste qu'il soit cruel d'envoyer de jeunes Polonais tenir garnison dans des villes telles que Coblentz.

Le député Richter, chef du parli progressiste, dit qu'il n'entrera pas pour le moment dans les détails du projet militaire. Il a à cœur de répondre avant tout aux discours de MM. de Scholz et Maltzahn. Les libéraux se plaignent justement de ce que leur patriotisme soit constamment mis en suspicion par les orateurs officieux, alors qu'eux-mêmes se gardent bien de s'en prendre au caractère de leurs adversaires. Le ministre des finances, à propos de l'impôt sur les opérations de bourse, a lancé contre les commerçants le reproche d'avoir un incontestable penchant à la fraude. Eh bien! que dirait-il si nous, nous parlions à notre tour du népotisme qui règne dans les sphères du gouvernement? L'impôt sur les opérations de bourse ne produit pas grand chose, parce que le gouvernement s'est trompé sur le nombre des affaires qui peuvent tomber sous le coup de l'impôt. L'orateur a entendu avec satisfaction l'aveu de M. de Scholz que le monopole de l'eau-de-vie et du tabac reste inscrit sur le programme du gouvernement. Il est vrai que les finances seraient en meilleur état si elles avaient été aux mains de la gauche. L'empire aurait fait l'économie de la subvention accordée aux bateaux à vapeur et n'aurait pas facilité le commerce anglais,. hollandais et chinois, au détriment du contribuable allemand. Nous ne posséderions pas AngraPequena, mais nous aurions économisé des centaines de mille marcs. La gauche n'aurait pas diminué l'effectif de guerre de l'armée, mais elle aurait réduit la durée du service à deux ans. Les chemins de fer n'auraient pas été rachetés par l'Etat, mais, soumis à la concurrence, ils auraient fait plus de progrès et les ligues secondaires auraient été développées bien plus qu'avec le système de

l'Etat. On aurait déjà supprimé en 1879 les primes d'exportation en discutant l'impôt sur le sucre et l'eau-de-vie. En tout cas, le pays aurait été préservé des inquiétudes continuelles que lui causent des impôts nouveaux, des monopoles nouveaux, et des troubles que porte dans la vie commerciale et industrielle la volonté d'un seul homme.

Le ministre de Scholz cherche à adoucir ses déclarations d'hier relatives au monopole de l'eau-de-vie et du tabac. Il s'est borné, dit-il, à répondre vivement à une interpellation. Si les libéraux étaient au pouvoir, ils ne tarderaient pas à faire fiasco et ils seraient bien vite forcés d'exécuter les projets qu'ils attaquent aujourd'hui.

M. Windthorst, chef du centre, reproche au gouvernement d'avoir repoussé les millions que le centre lui proposait de demander à l'impôt sur l'eau-de-vie. Le Reichstag a le droit de savoir au moyen de quoi on fera face aux dépenses nouvelles. Nous ne voulons pas paraître des dissipateurs dont les successeurs auront à payer les dettes. Et si M. de Scholz avoue que le monopole de l'eaude-vie et du tabac reste inscrit sur le programme du gouvernement, nous savons bien ce que parler veut dire et nous refusons de suivre le gouvernement. Nous préférons la dissolution.

Au cours des débats, le ministre de Scholz reprend la parole et s'élève contre les fausses interprétations qu'on a données de toutes parts de son discours d'hier. Dans ce discours, M. de Scholz n'a émis que son opinion particulière. L'interpréter comme on l'a fait n'est pas permis aux honnêtes gens. (Vive agitation). Le président invite le ministre à ne pas se permettre d'expression offensante pour les membres du Parlement.

Le ministre répond qu'il retire volontiers tout terme offensant qu'on a pu trouver dans son discours.

M. Windthorst réplique: Jusqu'ici, et malgré les protestations du ministre des finances, le gouvernement n'a pas déclaré catégoriquement qu'il ne veut pas du monopole du tabac. Tant que cette déclaration n'aura pas été faite, on sera en droit de soupçonner qu'il le veut.

Projet de loi militaire

Le projet de loi relatif à l'effectif de paix de l'armée a été déposé le 26 novembre sur le bureau du Reichstag. Il fixe cet effectif, du 1er avril 1887 au 31 mars 1894, à 468,409 hommes, chiffre dans lequel les volontaires d'un an ne sont pas compris. L'infanterie comprendra 534 bataillons; la cavalerie, 465 escadrons; l'artillerie de campagne, 364 batteries; l'artillerie à pied, 31 batteries; les pionniers formeront 19 bataillons; le train, 18 bataillons.

L'augmentation des crédits demandés pour le budget ordinaire est de 23 millions; pour le budget extraordinaire, elle est de 24 millions.

Le texte du projet est court; les détails relatifs aux corps qui doivent être créés et à leur organisation se trouvent dans l'exposé des motifs.

Cet exposé commence par rappeler que l'effectif de l'armée, qui était en 1870 de 378,069 hommes, a été porté en 1871 à 401,059 hommes et, en 1881, à 427,274; que l'effectif de la marine a été porté de 5,744 hotames à 13,892. Malgré ces augmentations successives, la situation militaire en Europe s'est trouvée modifiée au détriment de l'Allemagne. Le nouvel empire, qui est sorti d'une guerre glorieuse, court ainsi le danger de n'être plus en mesure de faire prévaloir sa politique, tendant au maintien de la paix générale, le jour où un conflit européen menacera de se produire.

Il y a plus dans le cas où l'Allemagne elle-même serait entraînée dans une guerre, l'indépendance à peine acquise par l'empire serait en danger. Il faut done soumettre à une consciencieuse comparaison les forces armées de l'Allemagne et celles des Etats voisins.

La France, bien que sa population soit moins nombreuse que la nôtre, a porté son effectif de paix, qui était en 1870 de 358,846 hommes, à 444,477 hommes en 1880, à 471,811 hommes en 1886. L'effectif a donc été augmenté de 1,22 0/0 de la population. La France a en ce moment 649 bataillons d'infanterie, 446 batteries d'artillerie de campagne avec 1,856 pièces attelées et 851 fourgons; et l'artillerie vient encore d'être augmentée de 54 pièces attelées. D'après le dernier projet de loi militaire, l'armée française sera aussi renforcée de 44,000 hommes.

Quant à la Russie, elle a réorganisé complètement son armée après la guerre d'Orient; elle a augmenté encore l'effectif appelé à combattre, qui était déjà numériquement supérieur à l'effectif des autres armées; elle a systématiquement complété le réseau de ses chemins de fer; en même temps qu'elle renforçait ses forces disponibles, elle perfectionnait son système de mobilisation. L'infanterie et l'artillerie de campagne russes comprennent 984 bataillons avec 547,450 hommes, sans les officiers, 395 batteries avec 1,736 pièces.

La marine française comprend 67,336 hommes; la marine russe, 26,272

hommes.

Cette situation est d'autant plus grave que l'Allemagne, pour être prête à faire face à toutes les éventualités, doit se préoccuper des forces armées de plus d'un des Etats voisins; la force et l'organisation de l'armée allemande doivent être mises à la hauteur des circonstances, qui se sont modifiées. Ces mesures doivent être prises aussi complètement et aussi rapidement que possible.

Sans doute, elles nous imposeront de nouveaux sacrifices. Mais, du moment que nos voisins se sont décidés à faire les mêmes sacrifices et même des sacrifices plus considérables pour augmenter la force agressive dont ils peuvent disposer contre nous, nous n'avons que le choix entre ces deux choses: faire résolument ces nouveaux sacrifices ou bien voir diminuer le degré de sécurité dont jouit en ce moment l'Allemagne.

Les budgets de la guerre et de la marine en Allemagne, qui étaient en 1870 de 272 millions de marcs, ont été portés en 1880 à 403 millions, et en 1886 à 416 millions; il en résulte que l'armée coûte 9 mares 52 par tête de la popula tion. Le budget de guerre français est monté de 397 millions à 826 millions, et coûte à la population 21 marcs 57 par tête. Le budget de guerre russe est de 785 millions, en augmentation de 279 millions depuis 1870 et de 87 millions depuis 1880.

Comme l'effectif ne doit être augmenté qu'à la date du 1er avril 1888, la loi de 1880 pourrait encore nous suffire; mais en présence de la situation qui s'est produite au-delà des frontières allemandes, un retard apporté à notre réorganisation pourrait entraîner les plus grandes conséquences. Quant à augmenter l'armée par la réduction du service, cela n'est pas possible. En réalité, la durée du service pour l'infanterie n'est en moyenne que de deux ans et quatre mois. D'autre part, il faut que l'Allemagne compense par une bonne organisation la supériorité numérique des grands Etats voisins contre lesquels elle aura probablement à lutter dans une guerre future. L'augmentation demandée doit se faire principalement au profit de l'infanterie. Mais il faudra renforcer également les corps de chemins de fer et l'artillerie.

Pour ce qui est des formations nouvelles, le projet demande la création de deux nouveaux états-majors de division, de quatre états-majors de brigade d'infanterie, d'un état-major de brigade de cavalerie, qui coïncideront avec la création de deux nouvelles divisions (la 32o et la 33°), l'une dans le corps d'armée saxon, l'autre dans le 15° corps (Alsace-Lorraine). On supprimera l'étatmajor de la cavalerie du 12° corps. On créera, en outre, cinq nouveaux régiments (prussiens et 1 saxon) et quinze bataillons d'infanterie (prussiens), un bataillon de chasseurs, vingt-quatre batteries d'artillerie de campagne, et enfin une compagnie de pionniers, neuf compagnies de troupes de chemins de fer et quatorze compagnies du train. Le reste de l'augmentation sera employé à renforcer l'effectif des corps déjà existants, ce qui aura lieu surtout, et sur une vaste échelle, pour l'infanterie. Dans les autres corps, on renforcera principale

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