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chissement. Don Juan est encore heureux de mourir brusquement de la main d'une femme.

M. Armand Hagem n'a fait qu'indiquer le vieillissement de son héros, et il s'est plutôt attaché à la vengeance de la femme. C'est à regretter.

L'œuvre est intéressante et le style n'en est point commun, abstraction faite de quelques amphigouris.

PZ.

Monsieur Scapin, par JEAN RICHEPIN, comédie en vers en trois actes. Paris, Maurice Dreyfus, 1886. Un vol. in-8°. — Prix : 4 francs.

Une revue mensuelle n'est pas le livre le mieux approprié pour parler des pièces nouvelles. Elles ont cessé d'être nouvelles quand le moment arrive où l'on en peut parler. Elles ont même quelquefois cessé et pour toujours d'être jouées, et elles ont coule à pic dans l'oubli. Mais il est des ouvrages dramatiques qui sont loin d'être nouveaux et dont on parle aujourd'hui comme on en parlera toujours. Il en éclôt encore de loin en loin quelques-uns de la même famille; et l'on ne risque pas, quand on les étudie ou qu'on en rend compte, d'avoir l'air de prononcer des paroles émues sur une tombe fermée depuis quinze jours. La comédie de Jean Richepin est un oiseau de ce nid-là. Elle est faite de matériaux dont se servait Molière, je veux dire d'observation très fine, de bonne humeur, d'esprit français, et de la substance même de la langue. Je ne compte pas la poésie, qui, chez Richepin, est le fond du fonds. Attend-on que j'analyse cette comédie ailée, fantaisiste et vivante? Quel plaisir trouverait le lecteur à voir à mes doigts la poudre brillante des ailes du papillon: Le papillon est là, voltigeant sur les lèvres des auteurs de la Comédie française, ou posé sur les grandes feuilles blanches de l'éditeur Dreyfus; c'est ainsi qu'il le faut voir, et non dans les anatomies de la critique.

On a blámé le troisième acte, trop sérieux, a-t-on dit, et détonant dans l'éclat de rire des deux autres. On l'a trouvé long, abusant des expédients de l'ancienne comédie, et trop prodigue de tirades sociales et morales. On a même répété dans les journaux l'intention qu'aurait l'auteur, respectueux de l'opinion, de substituer un autre dénouement à cet acte malencontreux. De tout cela, je ne sais qu'une chose, c'est que les situations les plus joyeuses ont un côté tragique, et que n'en pas tenir compte, c'est avoir ou donner une vue incomplète de la vie. Pour les déguisements, surprises et autres moyens, outre qu'ils valent bien ceux de la dramaturgie contemporaine, Monsieur Scapin n'eût pas mérité son nom s'il ne les avait pas employés. Enfin, je demande qui peut se plaindre des tirades, lorsqu'elles ont cette allure et ce ton: c'est Scapin qui parle :

Par la Pâque-Dieu! C'est donc là ce qu'on nomme
Vertu bourgeoise! Et moi, vieux fou, pauvre bonhomme,
Qui parfois me jugeais, à voir ces révérends,
N'être pas assez pur pour entrer dans leurs rangs!
Moi qui me reprochais mes quelques peccadilles!
Moi qui trouvais leurs fils trop huppés pour nos filles !

Mais, faux honnêtes gens qui méprisez les gueux,
Vous faites cent fois pis, et vous valez moins qu'eux.
Nous autres, c'est quand on est jeune qu'on s'amuse,
Et nos plus méchants tours ont cela pour excuse,
Sans compter les hasards, la misère, la faim,
Qui font saillir le loup hors des bois; car enfin,

Le ventre creux, ça pousse à voler la marmite.
Puis, quand le diable est vieux, mou, il devient ermite.
L'âge ôte la fringale aux pires garnements.

Mais vous.c'est au rebours Il vous rend plus gourmands.
Et nous avions, au prix de vous, l'âme innocente,
Vicieux à vingt ans moins que vous à soixante.
Allons, redressons-nous, nous, les mauvais garçons,
Puisque vous finissez par où nous commençons,
Puisque c'est nous, les vrais vivants sans imposture,
Qui nous rangeons le mieux à la loi de nature,
Sages l'hiver, ayant été fous au printemps,
Quand vous, qui n'avez pas su fêter vos vingt ans,
Vous attendez d'en être à l'âge respectable

Où l'on n'a plus de dents pour vous asseoir à table! C'est vous qui vous en plaignez, bourgeois? Non, n'est-ce pas car on dirait que vous sentez les coups, ce qui permettrait de croire que vous les avez mérités.

La Comédie française a fait cette saison une brillante, rare et durable affaire: elle a mis dans son répertoire une œuvre classique de plus. B.-H. G.

The literature of local institutions, by G. LAURENCE GOMME. Un vol. in-12 de 248 pages. Prix : 4 sh. 6 d. Londres, Elliot Stock.

A la lecture du livre de M. Gomme, on se demande comment il se fait qu'un sujet aussi attrayant n'ait pas depuis longtemps tenté quelque bibliographe compétent.

Les institutions locales ont fait l'objet des études de plusieurs hommes distingués, témoin Smith's Commonwealth of England, Freeman's comparative politics, Chalmer's Local Government, et l'éminent ouvrage du docteur Gneist sur l'évolution historique de la constitution communale en Angleterre. Mais la bibliographie des institutions locales avait été passée sous silence ou à peu près, et c'est M. Gomme qui nous donne ici, pour la première fois, un catalogue systématique de la littérature qu'on peut consulter au sujet des institutions communales particulières à la Grande-Bretagne, telles que the shire, the hundred, the municipal borough, the guilds, the manor, the township and Parish.

Le lecteur pourra étudier à loisir, dans l'ouvrage de M. Gomme, le fonctionnement de tous les rouages qui constituaient le self-government local, ainsi que les libertés et privilèges dont jouissaient les communes. La liste descriptive d'ouvrages qui termine chacun des chapitres, quoique loin d'être complète, M. Gonime en convient de fort bonne grâce, peut être considérée comme le noyau autour duquel viendront se grouper plus tard la masse des documents de toute nature pouvant servir à l'histoire des institutions locales et qui tireront de l'oubli ceux qui élargiront par leurs recherches le chemin frayé par M. Gomme.

La lecture de Local Institutions confirme une fois de plus la maxime si sage, qu'avant d'apporter des modifications aux institutions venant de loin, il faut tenir compte des leçons du passé et n'en rejeter que ce qu'il y a de défectueux ou d'absolument suranné.

Les Coulisses, par AURÉLIEN SCHOLL. Paris, Victor Havard, 1887. Un vol. in- 18 jésus. - Prix : 3 fr. 50.

S'il y a dans le journalisme beaucoup d'articles courants, de chroniques journalières qui ne peuvent, une fois l'actualité passée, supporter l'épreuve de la lecture en volume, on n'en saurait dire autant des recueils où l'on trouve concentré cet esprit du boulevard qui a fait d'Aurélien Scholl une personnalité si brillante, en lui donnant un renom durable et mérité.

C'est l'immédiate réflexion que se fera le lecteur en retrouvant dans son nouveau livre, les Coulisses, les trésors de gaieté, d'humour, de vérités paradoxales, qu'il sème libéralement autour de lui, en grand seigneur de l'esprit, et dont vivent depuis des années la plupart des journaux, petits et grands. Il n'était que justice de rendre à leur véritable propriétaire tous ces mots, d'un tour si personnel, si vif, si acéré, si parisien surtout. A tous ces titres, qui assurent leur succès, les Coulisses sont un livre d'amusement et un livre de documents précieux; on y retrouvera, sous une forme étourdissante d'entrain, les mémoires sincères du théâtre moderne, fouillé jusqu'aux moelles, de la salle aux décors, de la loge de l'étoile aux chambres des figurantes et aux dessous habités par les machinistes. Bons mots, scandales, cancans, historiettes perverses ou drôlatiques, racontars d'auteurs ou d'artistes, tout s'y trouve et donne comme un reflet étincelant de la vie inconnue du théâtre.

POÉSIES

G. T.

A travers les buissons fleuris, par HONORÉ BONHOMME. Un vol. in-18. Paul Ollendorff, éditeur. Paris, 1886.

L'auteur de ce recueil aimable et reposant n'est pas nouveau venu dans la carrière littéraire. De nombreux travaux de lettré et deux jolies pièces en un acte jouées à l'Odéon, la Fille de Dancourt et l'Exil d'Ovide, l'ont heureusement signalé au public. Les

connaisseurs ont gardé souvenance de la forme délicate de ses vers.

A travers les buissons fleuris, M. Honoré Bonhomme a saisi au vol des pensées saines et des rimes gracieuses. Il avertit le lecteur que

Ces vers ont été faits
Les uns à cet âge où les roses
Pleurent sur nos jours purs et frais,
Où l'âme sourit sous le faix

Des joyeuses apothéoses;

Les autres, nés aux jours moroses

Que le temps crible de ses traits,
Ont subi des métamorphoses.

L'accent de M. Bonhomme est familial et, si l'on veut bien ne pas croire à un jeu de mots pueril, empreint d'une bonhomie communicative. On lit avec plaisir les épanchements de l'amitié franche et dévouée, et les élans de l'admiration pour les maîtres de l'art et de la pensée. Il n'y a point dans la façon de M. Bonhomme de ces recherches, de ces affectations trop fréquentes aujourd'hui où la préoccupation dominante est de se singulariser plutôt que de se perfectionner. Son ton est simple, sa langue est claire et, bien qu'elle manque un peu d'éclat, il ne serait pas juste de la déclarer terne ou monotone. L'auteur semble se rapprocher du genre des épîtres familières qui suffirent à la réputation de plusieurs poètes de second ordre du siècle dernier, plutôt que de l'école moderne, dont il néglige les procédés. Mais il sait trouver des façons ingénieuses d'exprimer des sentiments qui, pour être calmes et sereins, n'en sont ni moins profonds ni moins touchants. Par exemple, cette petite pièce qui renferme un hommage de cœur :

Si l'on te dit jamais que les mille planètes
Qu'un Dieu trop peu loué suspendit sur nos têtes
S'écartent de leur route ou meurent dans les cieux,
Que les grèves n'ont plus de bruits harmonieux,
Qu'un long souffle de mort s'étend sur la nature,
Que la terre en sommeil n'a ni fleurs ni verdure,
Crois-le, crois-le plutôt que de croire un instant
Que mon cœur à t'aimer fut jamais inconstant.
Et que ce cœur, foyer d'amour et de mystère,
Cessera de nourrir un feu que rien n'altère,
Qui se dérobe au monde et qui, pour aliments,
A tendresse et respect, aimables sentiments,
Où l'admiration la plus sainte est mêlée,
Et qui tiennent mon âme indécise et troublée :
Car mes sens enchantés, vois-tu, ne savent pas
Ce qui doit m'attacher, du cœur ou des appas,
Et ce sera toujours l'insoluble problème

De l'homme fortuné qui t'honore et qui t'aime.

Ce n'est pas pindarique, assurément; les derniers vers trahissent un peu de fatigue au terme d'une longue période. Cependant l'ingenuité et la sincérité du sentiment prêtent du charme à ce morceau. Il en est ainsi de la plupart des pièces qui composent A travers les buissons fleuris.

P. 2.

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Au cours d'un important travail sur l'histoire de la maison de Savoie, M. Caruti di Cantegno a noté plusieurs erreurs chez les bibliographes du prince Eugène, et c'est pour rétablir la vérité relativement à la jeunesse de ce prince et à la mort de son père, le chevalier de Savoie, qu'il publia, en les commentant, plusieurs lettres jusqu'à présent inconnues et diverses correspondances diplomatiques du prince. Il montre comment le refus que le prince Eugène essuya lorsqu'il vint offrir ses services à Louis XIV et les avanies que ce monarque n'épargna pas à sa famille firent de lui un irréconciliable ennemi de la France.

M. Caruti, grâce à une critique habile, a su distinguer les fabrications d'un faussaire qui a fait inventer des lettres au nom du prince Eugène. Lui-même y avait été trompé une première fois dans son Histoire du règne de Victor-Amédée II; il rappelle ici la demonstration complète qu'il a insérée à ce sujet dans le tome III de son Histoire diplomatique de la cour de Savoie.

The Fall of Asgard, a tale of Saint-Olaf's days, by JULIAN CORBETT. Deux vol. Londres, Macmillan.

Le travail de M. Corbett mérite nos éloges, si nous le considérons uniquement au point de vue historique, car c'est assurément une description très réussie des mœurs quelque peu brutales, mais viriles, de la race énergique qui peuplait la Norvège, il y a mille ans. Cette époque est d'autant plus intéressante pour l'historien qu'elle est celle des dernières convulsions du paganisme scandinave refoulé par les progrès incessants de la religion du Christ. La plupart des personnages qu'évoque l'auteur ont réellement existé; dans sa préface, M. Corbett cite les documents où il a puisé ses renseignements: la Heimskringla, la Saga d'Olaf et autres. Mais c'est le propre de cette littérature hybride, qui, sous le nom de roman historique, fait tant de ravages en Allemagne, d'être un mariage mal assorti des deux genres et de n'être véritablement ni roman ni œuvre d'historien. L'ouvrage de M. Corbett au moins a cet avantage de s'appuyer sur des documents sérieux et de nous donner une idée très nette de cette civilisation scandinave peu raffinée, il est vrai, mais essentiellement héroïque.

BEAUX-ARTS

Fantaisies décoratives, par HABERT-DYS. Ouvrage comprenant 48 planches réparties en 12 livraisons. Paris, librairie de l'Art.- Prix: 60 francs.

Si les artistes décorateurs de nos jours manquaient d'invention, ils ne seraient pas excusables, car les documents abondent pour les inspirer. Jamais ils n'ont pu réunir sous la main autant de modèles, restitution de décorations anciennes, reproduction de dessins de maîtres, fantaisies nées sous le pinceau ou la plume. Ils ne méritent certainement pas ce reproche. Mais tout bien a son excès, et celui de tant d'abondance pourrait être de nuire à l'originalité personnelle.

Le recueil de M. Habert-Dys vient leur apporter de nouveaux matériaux, frais et jeunes, surprenants d'imprévu.

La difficulté de notre époque, pour les artistes dé

BIBL. MOD. - IX.

corateurs encore plus que pour les autres, est d'avoir un style à soi. Toutes les formes semblent avoir été appliquées dans le fond et dans les détails; le champ du dessin n'est pas infini comme celui de la pensée, puisqu'il aboutit toujours à une traduction matérielle. Après le roman, le gothique, la Renaissance, le xvire et le xvIIIe siècle, où trouver et comment exprimer des formules nouvelles? Quelle est la synthèse de l'art du XIXe siècle et à quels signes distinctifs les générations futures le reconnaîtront-elles?

A la fin du premier Empire et sous la Restauration, le génie national semble avoir remonté en Grèce et à Rome. La monarchie de Juillet a créé des décorations qu'on nommera - comment dire? - bourgeoises, pour dénommer ainsi le néant. A son grand honneur, Garnier a réellement trouvé un style pour l'Opéra ; mais les symboles musicaux y jouent un si grand rôle qu'il n'est pas généralement applicable. Ce n'est donc

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que depuis une vingtaine d'années que notre siècle aura manifesté de l'inédit. Et quelle est cette manifestation? Il n'y a point à le nier: elle est indienne, chinoise, persane, japonaise, surtout; elle nous vient de l'extrême Orient. Ainsi donc se rajeunit le monde en remontant aux plus vieilles sources ?

Aussi M. Habert-Dys est-il un japonisant. Sans doute est-ce du japonais francisé. Cette transformation est le mérite de son œuvre; c'en est aussi la critique. Nous commencerons par la note amère, encore qu'elle sera bienveillante!

Le défaut de cet art est le manque de solidité. Il faut être lourd, dira-t-on alors! Non; mais il faut qu'une décoration soit entourée, limitée, définie, construite en un mot. On jette bien des fantaisies sans bornes sur un écran, sur des porcelaines; aussi les Orientaux ont-ils surtout pratiqué ces applications industrielles. Mais en ameublement, en décoration de meubles et de tentures, en architecture intime, bois, fer, pierres décorées et sculptées, la traduction d'idées aussi vagues devient impossible ou produit des effets discordants, parce qu'ils sont sans équilibre. Ainsi la planche 10, qui represente un panneau, est impraticable en exécution. Ce panneau doit-il être vertical ou est-ce un plafond? Dans les deux cas, d'ailleurs, il donnerait une entorse aux nerfs de l'œil le moins sensible. Voici, par contre, la planche 16 qui représente un paysage circonscrit, bien que la fantaisie la plus vive s'y soit donné carrière: c'est un véritable chef-d'œuvre.

Il en est un peu des dessins comme des opéras qui sont condamnés quand on n'en fredonne pas des airs en sortant; les dessins aussi doivent faire sur la mémoire une impression durable. Or on ne se souvient pas du décousu.

Même observation, en mal pour la planche 17, qui représente encore un panneau; en très bien pour la planche 5. Elle représente une envolée d'oiseaux adorables; elle est lumineuse; elle est gaie; elle est fantastique; elle est artiste au possible. Mais les oiseaux ont le même mouvement; il y a une règle et une unité dans cette composition. C'est pourquoi elle se gravera dans l'esprit et les artistes s'en souviendront pour s'en inspirer de la bonne manière.

Quant à l'habileté de M. Habert Dys, elle est extraordinaire. Grâce et vigueur du dessin, imprévu des couleurs, où rien ne choque cependant, imagination et esprit, tout se trouve au plus haut degré dans ces compositions. Un peu moins de japonisme; un peu plus de méthode et le maître décorateur sera accompli.

Pour les amateurs et les gens du monde qui ont à chaque planche un régal des yeux, ces compositions sont parfaites; pour les artistes décorateurs qui cherchent le document, nous les voudrions plus riches en petits details. Ainsi la planche 15 vaudra-t-elle pour eux, à elle seule, plus que 5 ou 6 autres. Dans les six livraisons qui restent à paraître, que M. HabertDys donne satisfaction à ces gourmands par nécessité.

L'exécution matérielle de ces planches est étourdis

sante. On discute encore pour la suprématie de la chromotypographie ou celles de la lithographie. La vérité est que chaque procédé est excellent et meilleur suivant les cas où il est employé. Mais ici la victoire est à la typographie. Jamais la pierre n'eût donné ces légèretés et ces transparences. Les tons sont ici d'une délicatesse infinie. Depuis les aquarelles imprimées pour l'Art japonais, de la maison Quantin, M. Gillot n'avait rien produit de comparable. Graveur et imprimeur, il s'est surpassé. En vérité, ces planches sont la perfection absolue et d'une perfection qu'il semblait impossible de réaliser. M. Gillot est un ennemi redoutable pour les lithographes! Nous qui somines avec lui, nous applaudissons de grand cœur à de telles victoires.

Mais alors pourquoi, par l'impression d'une simple plaque de cuivre, simuler les biseaux de la tailledouce? Pour coller le chine sur la pâte, direz-vous. Vous pouviez faire la plaque plus large. Ce biseau est sans doute d'un effet agréable, mais il pourrait faire croire aux examinateurs superficiels qu'il s'agit d'une impression en taille-douce. Il est vrai que le creux ne donnerait pas mieux, ne donnerait même pas aussi bien. C'était un piège: on y est tombé. La taille-douce aussi est battue. Bravo pour cette double victoire !

Collection des grands maîtres de l'art. Titien sa vie et son œuvre, par GEORGES LAFENESTRE. Un vol. in-folio colombier, illustré de 52 grandes planches hors texte, gravées à l'eauforte, par Le Nain et Gaujean, ou obtenues par l'héliogravure en creux ou en relief, et d'un grand nombre de gravures dans le texte, reproduisant des tableaux du maître et ses principaux dessins originaux, par de nouveaux procédés de gravure directe. Tiré à 800 exemplaires numérotés. Paris, 1887. A. Quantin.

Il doit être bien difficile aux historiens de l'art, pensons-nous, de se défendre d'une émotion profonde au moment d'entrer en contact avec un homme de génie, d'en retracer la vie et d'étudier son œuvre. Cette émotion, à tous ceux qui approchèrent les maîtres, la majesté de leurs créations aussitôt l'imposa. A travers les siècles, elle s'est transmise jus. qu'à nous, toujours grandissante, augmentée du respect des générations, dont chacune ajoutait une auréole élargie au précédent rayonnement de leur gloire. Cependant, il y a des nuances intéressantes à noter dans le sentiment que les grands artistes nous inspirent. Le nom des uns comme Michel-Ange et Rembrandt, Léonard de Vinci et Albert Dürer, comme Beethoven évoque en notre esprit l'image de génies inquiets, troublés, à coup sûr troublants, tantôt s'éloignant d'un puissant coup d'aile à de hautes distances de l'homme et tantôt pénétrant au plus intime de l'âme humaine, de ses passions et de ses douleurs. Les autres, au contraire, tels d'angé. liques primitifs, un Corrège, un Véronèse, un Mozart - n'éveillent en nous, à l'appel de leur nom, que des

idées sereines et limpides, des souvenirs de quiétude et de paix, des spectacles de joie et de fêtes. Nous gardons pour leur mémoire un culte mêlé de tendresse et de reconnaissance, car ils nous sont bons et sains.

Titien fait partie de cette dernière famille de maîtres avec, en outre, quelque chose d'une race plus robuste. I représente plus particulièrement parmi eux l'equilibre parfait des facultés, la puissance égale et continue, la santé, la beauté, la majesté de la vie dans la plenitude de sa force. En son œuvre considérable, dont l'accomplissement occupe et exige, à peu de chose près, la durée d'un siècle, il ne dévie pas un seul instant du but, de la droite et large voie où, dès l'enfance, ses premiers pas sont engagés, ouvre sur le monde extérieur son beau regard de peintre et transporte dans sa peinture ce qu'il voit comme il le voit; et, par nature, il voit noble. - Mais il est, n'est et ne veut être que peintre; il ne soupçonne même pas qu'un peintre puisse, en son art, être quelque chose avec cela. De ses sentiments propres, de ses passions, de ses agitations intérieures, s'il en éprouve jamais, de son âme et des intimités de celle-ci, de l'homme qui est aussi le peintre, le peintre ne trahit rien. Si son dessin, sa couleur, son mode de composition, si ce que j'appellerai le talent de son génie est absolument personnel, reconnaissable entre tous, son génie même est, lui, absolument impersonnel; l'artiste nous apparaît avec l'impersonnalité d'une force de la nature, ou d'un dieu antique, impassible comme Jupiter.

C'est à ce dieu de la peinture que la librairie A. Quantin a consacré la cinquième monographie annuelle de la Collection des grands maitres, où déjà figurent Hans Holbein, Ant. Van Dyck, Jean Bologne et François Boucher. Ce n'est pas trop d'un an pour préparer et mener à bon terme l'exécution de tels livres. Je ne parle pas en ce moment de la partie littéraire, à laquelle nous nous arrêterons tout à l'heure; je parle de la fabrication matérielle. On connaît, en effet, ces magnifiques volumes in-folio colombier tires à petit nombre et numérotés de 1 à 15 sur papier du Japon, de 6 à 10 sur papier de Chine, de 1 à 15 sur papier Whatman, de 16 à 25 sur papier de Hollande et les moindres exemplaires sur papier vélin jusqu'à 800, chiffre limité; on sait avec quel soin le type des caractères a été choisi à raison de la justification en harmonie avec le format, avec quelle irréprochable correction typographique comme avec quel souci de la parfaite unité du ton, de l'aspect d'ensemble, chaque feuille est imprimée. Mais ce qui est tout à fait exceptionnel en ce volume, c'est l'illustration. Nous ne saurons trop vivement nous en féliciter, car en présence d'un tel maître c'était une grosse partie à jouer; il ne fallait pas un moment de défaillance. C'est pourquoi, sans doute, l'éditeur a mis en œuvre les moyens de reproduction les plus variés. Dans le nombre, on est tenté d'accorder la palme aux procédés nouveaux d'héliogravure directement obtenue d'après les peintures mêmes dans les divers musées

de l'Europe, et qui rendent la saveur de la touche, l'exacte facture du maître jusqu'à l'illusion, comme dans le Christ au denier de Dresde, la Madeleine du palais Pitti, la Danaë de Madrid ou la Flore des Offices, dont les planches sont des merveilles de rendu fidèle. Il serait injuste pourtant de céder à la séduction de la nouveauté et d'oublier que l'eau-forte traitée par des artistes comme M. Le Nain et M. Gaujean a des qualités de précision dans le dessin et même dans la couleur auxquelles se dérobera tou. jours la photographie. Où celle-ci néanmoins a de nouveau rendu des services inappréciables à l'éditeur, c'est dans la reproduction des estampes anciennes que, très intelligemment, il a introduites en ce volume, partout où il lui était impossible de faire lui-même graver directement l'œuvre originale.

La belle, mais lourde mission d'écrire la Vie de Titien a été confiée à M. Georges Lafenestre. Nul n'était mieux préparé en vue d'une telle tâche que l'auteur de cette histoire de la Peinture italienne qui est l'un des meilleurs livres de la « Bibliothèque de l'enseignement des beaux-arts »; nul non plus n'était plus digne de l'accomplir que le poète qui, par prédestination sans doute, célébrait, il y a déjà longtemps, la gloire du peintre en de beaux vers dont les stances, réimprimées à la première page du livre, s'y succèdent en leur magnificence comme les degrés de marbre au peristyle d'un temple. Aussi cette vie de Titien est-elle autre chose et mieux qu'un travail d'érudition. Comme étude historique, sous la plume de l'homme informe, elle abonde, il est vrai, en documents curieux; mais nous avons cette joie peu commune de rencontrer ici un savant pour qui le document est chose secondaire, qui dans une biographie d'artiste place avant tout l'œuvre d'art, la juge et sait la juger et, phénomène bien plus précieux, sait la goûter, en jouir et, par une alliance de dons des plus rares, en parler comme il en jouit en poète et en connaisseur. Détachons quelques lignes de la page qu'il consacre à la célèbre allégorie connue sous le titre de l'Amour sacré et l'Amour profane.

« Giorgione surtout avait développé chez tous ses condisciples ce goût des rêveries plastiques et des fantaisies d'imagination. Lui-même en prenait fort à son aise avec la réalité comme avec l'idéal : les gens sages n'ont encore bien expliqué ni les Trois Astrologues du Belvédère, ni l'Horoscope de Dresde, ni même le Concert champêtre du Louvre. Chez Titien comme chez lui, il faut faire souvent la part au ly risme ardent et vague d'une belle jeunesse enivree de vie, d'amour et de beauté. Si l'on ne s'entend pas pour comprendre, on s'entend du moins pour admi. rer. Rien dans l'œuvre de Titien n'exhalera parfum d'amour plus frais et plus exquis que cette printa. nière éclosion de son génie. Sa palette va bientôt devenir plus variée, plus éclatante, plus riche. Il retrouvera rarement une musique voluptueuse de colorations plus délicates et plus séduisantes. Faiblement empâtée, procédant par glacis légers, sa peinture, comme celle de Palma, qu'elle rappelle alors, brille d'un éclat léger avec de fines transparences d'émail.

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