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chassés dans leurs sablons, trimèrent rude pour ceux de Bats. Beaucoup de Campinois outrés et strapassés périrent des fièvres paludéennes à force de séjourner les jambes nues dans l'eau, la tête exposée au soleil; et trois fois la jetée à moitié achevée s'abîma avec ses ouvriers. L'entêtement des villageois de Bats n'en devenait que plus féroce; et leurs serfs de recommencer le funeste travail.

Outre le curé, un seul homme à Bats déplorait cette annexion impie, c'était un simple chaloupier, vivant du produit de sa pêche et du péage qu'acquittaient les ruraux traversant l'Escaut dans sa barque. Alors qu'autour de lui tous s'enrichissaient et se corrompaient, Tyle demeurait candide, pauvre et croyant. Il avait crâne encolure; la peau gercée n'enlevait aucun charme à sa virile et pourtant bénigne physionomie dans laquelle s'ouvraient deux grands yeux bleus, un peu glauques comme les flots, mais s'allumant comme ceux-ci à de fréquentes phosphorescences. Le ferme garçon s'était attaché à une orpheline indigente comme lui. Sa Liévine cueillait les osiers de l'Escaut; elle en tressait des paniers et des nattes. Lorsqu'elle leur présentait cette piètre marchandise les maroufles de Bats la repoussaient avec force injures et mépris, et des paillards prétendaient lui acheter mieux que ces babioles. Alors elle s'enfuyait plus peureuse des invites sensuellement tendres que des rebuffades brutales. Elle était blonde et potelée, la toute jeune vannière, avec des yeux vaguement verts pailletés d'or, un teint plus rose que les coquillages rejetés par la barre et des cheveux fauves se rapprochant du sol comme les branches de l'yeuse. Un mauvais jan aurait fini par la prendre de force si elle n'avait rencontré dans Tyle le pêcheur un protecteur déterminé. Les patauds moufflards se défiaient des muscles agiles de ce compagnon.

Tyle, qui ne vendait pas son poisson à Bats, offrit timidement à la jeune fille de l'emmener dans sa barque lorsqu'il desservirait les autres campagnes de l'Escaut; elle accepta avec gratitude, et depuis ce jour elle pourvut de sa mignonne marchandise les paysans étrangers, meilleurs chrétiens que ceux de son bourg.

Maintes fois en voyant virer au dessus de l'Escaut, avec des cris d'adieu, un couple de blanches mouettes, ils songeaient à émigrer ensemble, mais ils l'aimaient malgré tout le rivage ingrat et la nostalgie les ramenait toujours au pied du clocher natal. C'étaient presque deux enfants : lui, dix-huit ans; elle, seize. Tyle, tout à son rôle de protecteur, n'apprécia que plus tard la beauté de sa protégée, et la pauvrette, reconnaissante et respectueuse, se prit à aimer cet être fort et bon ne croyant d'abord que l'admirer. La fraîcheur et la grâce de leurs rapports étaient telles que le curé,

leur seul ami, se faisait un scrupule de parler déjà du banal et vulgaire mariage. Ainsi leurs idylliques fiançailles se prolongèrent malgré le dévergondage de ceux qui les entouraient. Lorsqu'ils cheminaient par les rues, elle à son bras, lui charriant sur l'épaule l'aviron et la drague et aussi une partie des corbeilles confectionnées par sa compagne, les gars alléchés criaient de loin à la jeune fille :

- Viens avec nous, Liévine, la rousseaude appétissante; abandonne ce Zébédé à la vertu gênante, à la huche et au gousset creux; viens, belle, tu seras la bazine de mon cœur, ou mieux, la reine de ma chair, ou mieux encore, la seule Madone, la vraie Gente-Dame à qui je ferai un manteau de mes étreintes, un voile de mes baisers, un encens de mes sèves et une Assomption de ma volupté!... Viens, nous sommes jeunes et copieux, tu es capiteuse, le sang nous démange et les escalins carillonnent dans les tass profondes de nos grègues....

Ainsi blasphémaient les tentateurs rauques, allumés par le désir. Tyle les défiait de son clair regard et la bande lascive s'enfuyait.

Et de belles filles, non moins franches, accourant sur le pas des portes, poursuivaient Tyle de leurs avances, et avec des gestes d'abandon soupiraient :

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- Tyle, Tyle! Beau garçon, fort et sain, doux et cruel. Secoue loin de toi cette fragile et maigre fillette, impassible, rebutante de froideur; un jour tu le casseras dans un spasme, ce sècheron friable; prends-nous plutôt, nous sommes autrement taillées et résistantes. De riches épouseurs halètent devant nos portes, mais jamais nous ne nous vendrons, car celui que nous voulons, c'est toi Tyle, savoureux pêcheur, toi dont nous, les bazines, accepterions si volontiers le servage; frappe-nous, massacre-nous, tes poings nous feront de délicieuses blessures, mais d'abord aime-nous un peu, très peu, veux-tu ?

Liévine se rapprochait frileusement de Tyle et baissait la tête en rougissant; lui, vaguement troublé, se signait et, l'étreignant plus fort, pressait le pas. Et d'autres fois c'étaient des débauchés hâves, les yeux plombés, les hanches balancées, qui voulaient entraîner le garçon ignorant dans leurs louches ribotes, et c'étaient encore les filles pâles et mates comme l'ivoire, aux yeux emplis de flamme diabolique, qui donnaient à la naïve Liévine des noms passionnés.

Ces tentateurs-là, ils ne les comprenaient même pas.

Depuis longtemps le prêtre découragé ne menaçait plus ses folles ouailles qui abrogeaient le sixième commandement et contrariaient les desseins du Créateur. Ils semblaient avoir exhumé les rites des premiers Anversois, le

culte de Semen, l'idole normanique, le Priape scandinave, emblême de l'abondance, père des races prolifiques.

Enfin, la digue s'éleva. L'Escaut refoulé ne balaya plus cet obstacle et sembla se résigner à élargir son cours vers la Flandre. Reconquérant de ce côté le terrain qu'on leur arrachait à Bats, les eaux ravagèrent les villages des Flamands, noyèrent les troupeaux et les récoltes et le cri de détresse poussé par ces malheureux paysans arriva jusqu'à ceux de Bats, mais loin de bourreler de remords et de pitié ces mauvais chrétiens il les amusa, comme la réussite d'un tour plaisant joué à des rivaux. Et les inondés se lamentèrent plus fort encore pour que leur cri atteignît les cieux et accusât les gens de Bats au tribunal divin.

Ceux-ci résolurent de célébrer le couronnement du môle encaissant l'Escaut par une kermesse extraordinaire à laquelle, passés maîtres en inventions de cruauté, ils convièrent les bourgs mêmes que ce barrage avait ruinés et décimés. Ces malheureux refusèrent avec indignation car ils préféraient leur pain noir trempé de larmes à leur part d'une cocagne offerte par des méchants. Les palots de Bats grincèrent des dents à cet affront et jurèrent d'en tirer vengeance en mettant à sac les paroisses prospères du Polder, leurs voisines, qui s'abstenaient d'envoyer des députations à la fête.

L'inauguration tomba un dimanche et sauf Tyle et Liévine, pas une âme à Bats ne se rendit le matin à l'église. Le bénin pasteur, dit la messe avec les fiancés pour acolytes, il voulut même prêcher comme à l'ordinaire, mais sa parole toujours réconfortante remplit cette fois les enfants d'une indicible inquiétude.

Malheur à Bats, ne cessait-il de s'écrier, malheur au village infâme et idolâtre, malheur à la chair triomphante, ils en ont fait leur seule préoccupation; aussi, c'est dans la chair que je les frapperai d'abord. Voici venir la colère de Dieu et aucune prière, aucune intercession de son serviteur ne pourrait la détourner. Ils croient, les superbes, endiguer le grand fleuve, mais qui élèvera un dam contre l'Océan de tes colères, ô Seigneur! Maudit soit Bats! Il disparaîtra avec son peuple et ses richesses pour toujours la tour de l'église seule demeurant debout, attestera aux polderiens de l'avenir la fureur de Dieu et l'opprobre de ses ennemis !...

L'exaltation prophétique du saint homme vainquit ses dernières forces. Après ces effrayantes paroles, il chancela, et s'affaissa dans les bras de Tyle et Liévine. Il recouvra encore assez de souffle pour communier et exhorter ses jeunes amis à fuir le jour même, loin du village anathème; puis il les bénit, poussa un soupir et... passa.

A cette heure, environ midi, la kermesse tapageait et turbulait dans chaque maison du village. Un fracas lointain de tanquards et de vaisselle enveloppait le silence désolé de l'église. Tyle secoua le premier ses pensées douloureuses pour dire à Liévine:

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Cours avertir le bourgmestre de la mort du pastoor; moi je sonnerai la cloche des âmes!

La fillette se rendit à la ferme du bourgmestre Quaihackx. Le vacarme des bâfreurs empêcha qu'on entendît les coups frappés à la porte. Elle se meurtrissait les poings à force de heurter les battants de chêne. Enfin un licheur titubant entr'ouvrit l'huis, mais à peine eût-elle prononcé un mot qu'avec une malédiction il lui battit le vantail au visage en ajoutant que lorsque le bourgmestre florissait peu importait que le pastoor crevât.

La jeune fille ainsi repoussée courut frapper à un logis voisin; elle rencontra le même accueil. Cependant elle s'opiniâtra à colporter la triste nouvelle de ferme en ferme. Partout on se moqua de son chagrin ou des lurons émêchés essayèrent de la retenir en leur compagnie.

Il avait été décidé que le matin chaque fermier ferait bombance sous son propre chaume, avec ses commensaux. Le soir après la sieste obligée, la population entière se réunirait dans la grange du bourgmestre, une grange immense comme les halles des cités de Flandre, où serait servie une ventrée digne des géants. Les piffres n'en étaient qu'à la ripaille intime et pourtant ils se carrelaient le ventre comme s'ils ne devaient pas recommencer cette partie avant la fin du jour. Ils ouvraient la brèche dans des montagnes d'œufs, de poissons, de jambon et de viandes fraîches; jetaient en sable tonne sur tonne de cervoise et d'hypocras. Des disputes et des rivalités éclataient, et on se promettait bien le soir entre deux bourrées de se crever la paillasse à coups de couteau.

Tyle avait allumé les cierges jaunes et tendu l'autel de noir; puis étant monté sur la tour, il s'attela à la cloche et sonna le glas.

La période de pleine lune s'ouvrait; le soir l'Escaut soulèverait sa haute marée. Il faisait une tiède et calme température de septembre; les nuages immobiles semblaient figés dans l'horizon pommelé et aucune haleine n'agitait les feuillages roussis. Or, à peine Tyle cut-il mis en branle la cloche des morts qu'un vent se leva, d'abord faible et caressant comme une bouffée, puis soufflant comme une brise, puis comme un vent d'étale, puis augmentant encore, se déchaînant avec l'impétuosité de l'ouragan, tellement que la cloche, bientôt secouée par une impulsion surhumaine, sonnal le tocsin au lieu du glas. Lorsque Liévine rejoignit Tyle sur la tour elle le

trouva s'efforçant, avec une rage jalouse, de refréner les battements de sa cloche affolée. Elle lui conta l'impiété des villageois et les scènes de débauche entrevues; il l'écoutait à peine, acharné dans son duel avec la rafale. Comme les regards de la jeune fille interrogeaient l'Escaut, elle sursauta et harpant le bras du sonneur: « Regarde! » fit-elle, angoissée. Saisi, il lâcha brusquement la corde et regarda à son tour dans la direction du fleuve.

Le soir tombait plus tôt que de coutume; la maline devançait également l'heure prévue. Le fleuve, repoussé par le barrage à près d'une lieue de son ancienne rive, préparait une revanche, ses flots chassaient vers le môle; montaient, montaient. C'était là ce qui avait arraché son exclamation à Liévine. Non moins alarmé que sa compagne, Tyle voyait la barre courir à l'assaut de l'orgueilleuse œuvre; parfois ainsi que les béliers servant à enfoncer les portes des forteresses, elle ne reculait que pour prendre une plus formidable escousse.

Au dessus de leurs têtes la cloche livrée désormais à la seule volonté de la tourmente, continuait de battre son tocsin fatidique.

Les gens de Bats ne s'inquiétaient ni de la mort du pastoor, ni des pleurs de Liévine, ni du glas sonné par Tyle, ni du tocsin sonné par la tempête, ni de cette marée anormale que les fiancés découvraient de la tour. A peine dessoûlés après un somme dérisoire, ils s'acheminaient vers la grange du bourgmestre. Ils s'attablèrent devant des troupeaux entiers de bêtes grasses sommairement dépecées ou s'écroulèrent, vautrés à pan tonneaux, la trogne levée vers les robinets pissant sans trève. Gavés ils se guêdaient encore; ivres ils grenouillaient à nouveau; veules et énervés ils s'acharnaient quand même après leurs pataudes dépoitraillées; et dans les coins sombres de la halle où ne dansaient pas les reflets des torches fumeuses, des lifrelofres allaient choir, accouplés au hasard, pour s'aimer ou se saigner à blanc. Les plus résistants formaient une sarabande et gigotaient comme des crapauds aux sons aigres des flûtes et des crécelles en invoquant l'infâme dieu Semen.

Dans l'église morne, devant le corps du prêtre le pêcheur et la vannière récitaient le De profundis; ils soulevèrent ensuite la dalle du caveau sous le chœur et, avec des précautions filiales, ils descendirent au fond de la crypte la dépouille du dernier pasteur de Bats; ce devoir accompli ils regagnèrent le faîte du clocher. La cloche clamait toujours comme une éperdue secouée par le vent devenu si fort, à présent, que les enfants s'accrochaient aux abat-son pour ne pas être lancés dans le vide. L'ombre épaisse masquait tous les objets du dehors et ils ne distinguaient du village

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