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ce qu'il paroît, qu'en le faisant surveiller pour qu'il ne pût pas quitter l'Egypte et porter ailleurs le tribut de ses vers. Toutefois il parvint, en 350, à tromper sa surveillance, et s'enfuit de l'Egypte. Pendant qu'il habitoit ce pays, il y avoit trouvé un bienfaiteur dans AbouSchodja Fatik, Grec de naissance, esclave, puis affranchi d'Ikhschid, et homme de beaucoup de talent, que la jalousie de Cafour avoit obligé à se retirer dans le Fayyoum; Moténabbi chanta Fatik de son vivant et après sa mort. Lorsqu'il eut quitté l'Égypte, il s'attacha à Ebn-Alamid, vizir d'Adhad-eddaula, et qui résidoit à Ardjan, puis enfin à Adhadeddaula lui-même, qui avoit sa cour à Schiraz: il se rendit auprès de ce prince en l'année 350. En 354, il voulut aller à Coufa, mais il fut rencontré par un parti d'Arabes, ennemis de la tribu à laquelle il appartenoit, et dont le chef vouloit venger l'honneur d'une femme que Moténabbi avoit insultée. D'autres disent que ce fut un guet-apens dont Adhad-eddaula étoit l'auteur. Quoi qu'il en soit, Moténabbi périt en cette rencontre dans l'Irak-arabi, près de Deïr-alakoul, en 354.

Ce court aperçu de la vie de Moténabbi suffit pour indiquer la manière dont est divisé le recueil de ses poésies; elles forment en tout deux cent quatre-vingt- neuf pièces, dont plusieurs ne se composent que d'un très-petit nombre de vers. Ce recueil, qui contient cinq mille quatre cent quatre-vingt-quatorze beïts ou distiques, est divisé en six parties, dont la première, sous le nom de l, c'est-à-dire, écrites en Syrie, contient toutes les pièces composées avant que le poëte se fût attaché à Seïf- eddaula; elles sont au nombre de cent soixante. Les cinq autres parties prennent leurs noms des personnages auxquels sont consacrées les poésies qu'elles renferment, je veux dire de Seïfeddaula, Cafour, Fatik, Ebn-Alamid et Adhad-eddaula. M. de Bohlen a cru pouvoir diviser toutes les poésies de Moténabbi en trois classes, sous les dénominations de juvenilia, virilia et senilia, et il comprend dans la troisième classe les quatre dernières parties; mais la dénomination qu'il donne à cette troisième classe, senilia, ne sauroit convenir à l'âge de notre poëte, qui est mort à cinquante un ans, et n'en avoit que quarante-trois quand il commença à chanter Cafour.

M. de Bohlen, qui a divisé son travail en trois parties, a consacré la première à la vie de Moténabbi, et à l'examen des qualités morales de ce poëte, dont il porte en général un jugement peu avantageux. Il lui reproche des sentimens peu religieux, une adulation portée au dernier excès, une ambition et un amour de l'argent sans bornes, un amour-propre et une estime de lui-même poussés jusqu'à l'impudence, un naturel querelleur, ingrat, et toujours disposé à se plaindre; la

seule bonne qualité qu'il ne lui refuse pas, c'est la bravoure et le mépris de la mort. C'est dans les poésies mêmes de Moténabbi que M. de Bohlen prend toutes les preuves de ses assertions, et il seroit difficile de ne pas convenir qu'il n'est aucun de ces reproches auxquels notre poëte n'ait donné lieu. Ses commentateurs mêmes et ses admirateurs n'ont pu se le dissimuler. Toutefois M. de Bohlen nous paroît souvent avoir pris trop sérieusement des expressions qu'il conviendroit de traiter d'exagération plutôt que d'impiété. C'est ainsi, par exemple que Moténabbi a pu, sans manquer de respect au dogme de l'unité de Dieu, ou à celui de l'infaillibilité des décrets divins, dire que les baisers des belles avoient plus de douceur pour ses lèvres que la profession de foi de la doctrine unitaire, et que son héros étoit, dans l'exécution de ses projets, plus assuré du succès que le destin. Peut-on voir autre chose qu'une hyperbole excessive dans cette manière de peindre la bravoure irrésistible, la libéralité sans bornes, et la noblesse des traits d'un prince: Si la tête de Lazare eút été atteinte de son glaive au jour de la mêlée, Jésus n'auroit pu l'arracher à la mort; si les abîmes de la mer Rouge eussent été aussi vastes que sa main droite, ils ne se seroient pas entrouverts pour livrer le passage à Moise; si les feux des pyrées eussent eu l'éclat de son front, le genre humain tout entier eût fait profession du magisme! Enfin, peut-être Moténabbi ne mérite-t-il pas même le reproche d'avoir abusé de l'hyperbole, pour avoir dit de Seïf-eddaula, vainqueur des Grecs ennemis de l'islamisme: Ton triomphe ne fut point celui d'un roi qui fait prendre la fuite à son semblable; non, c'étoit plutôt la religion unitaire mettant en fuite le polythéisme.

Ce que je viens de dire du reproche d'impiété peut s'appliquer aussi, jusqu'à un certain point, à ceux d'intérêt, d'ingratitude, d'ambition, et d'amour-propre, et particulièrement à ce dernier; car il est permis à un homme d'un talent supérieur, et sur-tout à un poëte qui a la conscience de son mérite, de devancer le jugement de la postérité; et ce sentiment, s'il est exprimé avec noblesse et avec une sorte de simplicité qui porte le caractère d'une véritable conviction, est loin de choquer les vrais appréciateurs du mérite littéraire. Ainsi, on pourroit excuser sous ce point de vue les vers suivans qui, d'ailleurs, trouveront difficilement grâce auprès des hommes d'un goût délicat.

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« Si les vers que j'ai chantés à ta louange viennent à être mis par » écrit, peut-être par leur éclat l'encre même deviendra blanche; comme si les pensées qu'ils expriment, revêtues de toutes les grâces de » l'éloquence, étoient les étoiles des pléiades, ou tes brillantes qualités. » J'ai cité ce passage préférablement à d'autres, pour corriger une

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erreur de M. de Bohlen, qui n'a pas bien entendu les derniers mots jë', qu'il a traduits ainsi, aut indoles tuæ stella veneris. Sans doute il n'a pas vu qu'il falloit prononcer, et que ce mot, qui est le pluriel del, étoit ici l'adjectif de . Le commentateur Wahidi dit avec raison: « Moténabbi veut dire que ses vers, aussi >> excellens par la beauté des expressions que par la justesse des pensées, »> ne sont pas moins connus de tout le monde que les pléiades, et » que les qualités brillantes d'Ali, fils d'Ahmed, d'Antioche, à qui ce » poëme est adressé. »

Dans la seconde partie de sa dissertation, M. de Bohlen considère Moténabbi uniquement comme poëte; il fait connoître la marche ordinaire de ses poëmes, les diverses parties dont ils se composent, et en quoi Moténabbi se rapproche ou s'éloigne, dans ses poësies, de l'usage adopté par les anciens poëtes arabes. Il donne pour exemple une kasida ou élégie, composée de quarante-deux distiques, et y joint un commentaire philologique, destiné principalement à rapprocher de chaque vers les passages analogues tirés des autres poëmes de Moténabbi. C'est sur-tout dans les descriptions des combats que Moténabbi montre son talent, et il paroît, par le témoignage de ses commentateurs, qu'à cet égard il a peu de rivaux. M. de Bohlen passe ensuite en revue les principales images qui font l'ornement des poésies de Moténabbi; il montre que le plus souvent il n'a fait que s'emparer des idées des poëtes qui l'avoient précédé, et est plus d'une fois resté au-dessous de ceux qu'il imitoit: il ne lui refuse point toutefois le mérite d'avoir enrichi la langue poétique de quelques images nouvelles, ce dont il nous est pourtant bien difficile de juger, puisque nous ne connoissons qu'une très- foible partie des anciennes poésies arabes. Enfin il observe avec raison que, parmi les images dont Moténabbi fait usage, il en est beaucoup qui sont peu naturelles, ou qui perdent toute leur grâce et finissent par devenir ridicules, soit à cause que le poëte leur a donné trop de développemens, soit à raison de l'excès de ses hyperboles. Un autre défaut de ce poëte, c'est qu'il ne fait aucune difficulté de revenir souvent aux mêmes images, et de présenter les mêmes idées sous des formes presque identiques. Les pensées philosophiques dont il orne assez souvent ses compositions, et qui l'ont fait comparer par Reiske à Euripide, sont un mérite dont il faut lui tenir compte, quoiqu'en cela même il ait plus d'une fois imité ses devanciers. M. de Bohlen a observé avec beaucoup de justesse qu'en jugeant des images et des comparaisons dont les poëtes de l'orient font usage, il

faut, pour être juste, se transporter par l'imagination hors de la sphère ordinaire de nos idées, sous le ciel qui a inspiré ces poëtes et au milieu des objets dont ils étoient environnés. Il ajoute que, dans bien des cas, les images qu'ils emploient ne nous semblent manquer de justesse que parce que le point de vue sous lequel ils ont envisagé les objets nous échappe, et que leur style elliptique ne nous laisse pas voir clairement l'aspect sous lequel les objets comparés se ressemblent effectivement. Je ne conteste point la vérité de cette observation; mais je dois dire qu'il n'en résulte de difficulté réelle pour l'intelligence des poëtes arabes, que lorsqu'on est privé de tout commentaire. Il en est autrement quand il s'agit de les traduire; la difficulté alors subsiste dans son entier, et la traduction, pour être intelligible, dégénère en paraphrase, et, au lieu d'une poésie vive, hardie, sublime, on n'a plus qu'une prose languissante, timide, et insipide.

Je me contente de cette analyse de la seconde partie de la dissertation de M. de Bohlen: ce n'est qu'en lisant l'ouvrage même et les exemples dont chaque proposition est appuyée, qu'on peut en porter un jugement. Je dirai seulement qu'en général l'auteur me paroît avoir bien apprécié le mérite et les défauts de Moténabbi, que sa critique est loin d'une rigueur excessive et d'une injuste prévention, et que, dans cette partie principalement de sa dissertation, il montre beaucoup d'érudition, et une connoissance solide de la langue arabe.

La troisième partie est presque entièrement technique; elle a pour objet les divers genres de poëmes usités chez les Arabes, la prosodie en général, les mètres dont Moténabbi a fait usage, la rime, les jeux de mots dont les poëtes usent et abusent sans scrupule; enfin les licences poétiques. Cette matière a été trop négligée jusqu'ici, et les étudians pourront retirer beaucoup d'utilité de ce petit traité abrégé de prosodie arabe, quoiqu'il soit incomplet. M. de Bohlen fait voir que c'est pour avoir ignoré la prosodie et l'art métrique des Arabes, que Reiske, malgré sa profonde connoissance de la langue, est tombé dans des méprises assez fréquentes en traduisant les poëtes. C'est peutêtre par égard pour moi que M. de Bohlen n'a pas relevé de pareilles erreurs, assez nombreuses dans ma Chrestomathie arabe, et qui disparoîtront dans la seconde édition, qui est actuellement sous presse. Je ne ferai sur cette troisième partie qu'une seule observation, et qui a pour objet de réformer une méprise assez grave échappée à M. de Bohlen, au sujet de la rime.

Il enseigne d'abord que la dernière consonne de la kafia ÿöll, lettre que les Arabes nomment, et qui joue le principal rôle dans

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la rime, doit être la même dans tout le poëme; mais il ajoute qu'on peut cependant faire rimer ensemble des consonnes différentes, pourvu que ce soient des lettres du même organe. Voici ses propres termes : Ultima litera consonans in rhythmo vocatur 59, quæ litera semper sibi debet constare, nisi literas unius organi sumas ut etw... Literis tamen planè diversis uti, vitio habetur, quod appellatur. Je ne me rappelle point avoir vu d'exemples d'une pareille licence, et M. de Bohlen n'en donne aucun. Je suppose que, si elle a lieu quelquefois, c'est seulement chez les poëtes persans, et à l'égard de certaines lettres arabes, que les Persans confondent entièrement dans la prononciation, comme sont les lettres et ; et b. Mais ce que M. de Bohlen ajoute me paroît absolument inadmissible, et les exemples qu'il en donne sont faux. Je transcrirai ses expressions. Commutationem CAF et LAM, in Persicis haud insuetam (1), in rhythmo etiam arabico posse locum habere, exemplum docet Motenabbii, p. 1099, ubi in carmine lamiato rhythmus K ponitur, et p. 962, ubi carmen incipit cum

et Jab. Je n'ai point eu de peine à vérifier le second exemple allégué par M. de Bohlen, et, au lieu de , j'ai trouvé dans les manus

il observe que c'est ; متشابهة Wahidi explique ce mot par . شكول crits

le pluriel de J, et ne fait mention d'aucune variante. Il m'a été un peu plus difficile de retrouver le poëme duquel est tiré le second exemple, M. de Bohlen ne l'ayant indiqué que par la page du manuscrit dont il a fait usage. Toutefois j'ose assurer qu'au lieu de l, il faut lire Y car il n'y a, dans tout le recueil de Moténabbi, que deux poëmes dont il puisse être ici question. Le premier, composé en l'honneur d'Abou'lhasan Bedr, fils d'Ammar, commence par ce vers:

:

بقائی شاء ليس هم ارتحالا وحسن الصـبـر زمـوا لا الجمالا

Le second est un des poëmes adressés à Seïf-eddaula; il commence ainsi :

ذى المعالى فليعلون من تعالى هـــكــذا هكذا والا فلا لا

Dans chacun de ces poëmes il y a un vers qui a pour rime le mot Ys, ce qui donne un sens très-satisfaisant, tandis que le mot ne donneroit aucun sens. Voici le vers du premier de ces poëmes:

الى البدر ابن عمار الذي لم يكن في غرة الشهـر الـهـلالا

«< (Je pousse mon coursier) vers le fils d'Ammar, vers cette pleine

(1 M. de Bohlen renvoie ici à sa dissertation intitulée Symbol. ad interpr. S. Cod. ex ling, pers. p. 115. Mais la permutation du J et du en persan ne me paroît point du tout prouvée par les exemples qu'il donne.

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