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Marguerite habitait au premier étage une vaste chambre, séparée de celle où sa mère était morte par un cabinet qu'occupait Louise depuis son entrée dans la maison. Me de La Rogerie, avec les allures modestes qui lui étaient particulières, affectait de ne vouloir déranger personne. Elle se contenterait d'une chambre au deuxième, mais elle exigeait une salle d'étude vaste, aérée, dans l'intérêt de la santé du corps, et un modeste oratoire pour les soins de l'âme, le tout à portée pour s'interrompre le moins pos

sible.

Sous son apparence sage, cette exigence était perfide: elle s'était vite aperçue que la disposition de l'appartement se prêtait à ses vues, et Mme Brunet, abondant dans son sens, trancha sur-le-champ la question. La chambre de la défunte serait affectée à mademoiselle, le cabinet de Louise servirait d'oratoire, Marguerite seule ne serait pas dérangée. Sans même consulter la vieille femme, on enleva son lit et ses hardes, et Mile Hortense défit ses malles.

En voyant occuper par une étrangère cette chambre qui depuis la mort était respectée comme un sanctuaire, Marguerite eut une véritable rage. On la volait, pensait-elle, elle avait rassemblé dans cet appartement, où seule elle pénétrait, des reliques de toute nature, il lui semblait qu'on les jetait à la rue et qu'on salissait ses souvenirs. Quand on monta les effets de mademoiselle et qu'on enleva le lit de Louise, la jeune fille sc mit en travers :

Je ne veux pas, dit-elle, je ne veux pas, j'irai où on voudra, au grenier s'il le faut, mais je veux Louise à côté de moi et je m'oppose à ce que personne entre dans la chambre. Si mon père l'exige, eh bien! je m'en irai, mais au moins qu'on l'attende. Ma tante, je vous en prie, vous ne voulez pas me faire de la peine...

Mais, mon enfant, tu es folle, avait répondu Mme Brunet, pour respectable que soit ta piété filiale, il ne faut pas entraver la vie par une idée superstitieuse et enfantine. Tu sais d'ailleurs que ton père, en me chargeant de te trouver une institutrice, m'a donné carte blanche, il est donc inutile de l'attendre pour prendre un parti. D'autant que je n'ai pas le temps de m'éterniser à ton service. Il faut qu'à son arrivée toutes choses soient en place et que, la présentation faite, je puisse rejoindre au plus vite mes occupations et réparer le temps perdu.

Marguerite eut une crise de larmes dont on ne tint aucun compte. En vain, Mule de La Rogerie s'efforçait-elle, par des paroles doucereuses, de consoler l'enfant, celle-ci refusait d'entendre et ne répondait que par des monosyllabes nullement parlementaires. Malgré les ordres de la tante Brunet et les prières de Mlle de La Rogerie, Marguerite avait quitté la place et traversait le parc en

courant, suivie comme toujours de son grand lévrier, pour lequel ce chagrin était une occasion de fête.

Les deux femmes se trouvèrent fort embarrassées devant cette scène inattendue; le cas échappait à leur expérience de matrones. L'autorité de l'une et les formes suppliantes de l'autre échouaient devant la résolution subite de la jeune fille. Il fallait trouver un procédé intermédiaire; tous les moyens employés d'habitude se trouvaient ici en défaut. Qu'adviendrait-il si on ne parvenait à faire accepter la bride à ce jeune cheval indompté? L'installation fut poursuivie et quand elle fut achevée, on s'occupa de Marguerite qui n'avait pas reparu.

Mme Brunet fit appeler Louise, on lui répondit qu'elle n'était pas au château, elle était sortie peu après mademoiselle et l'avait rejointe sans doute.

La cloche avait sonné le premier coup pour le dîner, les deux femmes étaient réunies au salon, assez anxieuses de cette escapade. Les jours étaient longs heureusement. Mais que faire d'une fille qui courait ainsi les champs et rentrait à son gré sans qu'on pùt contrôler sa conduite? Elle était bien jeune encore, mais les années passent vite. Tout ceci se lisait sur les traits des deux complices, sans qu'il fût besoin de paroles pour traduire leur pensée.

Pourtant, Louise, qui, pour cause, était mieux renseignée sur le caractère de son enfant, n'avait pas été sans inquiétude en apprenant quelques heures plus tard qu'elle s'était enfuie. Elle la savait capable d'un coup de tête, elle seule à cette heure était en état de le conjurer.

Le concierge-jardinier de la grille n'avait pas vu mademoiselle, elle n'était sûrement pas sortie. Louise ne se méprit pas à ce renseignement, les murs n'étaient pas un obstacle, elle en avait eu souvent la preuve. En suivant l'enceinte, elle acquit, en effet, la certitude que la jeune fille l'avait franchie dans une partie basse derrière les ruines du vieux donjon. La nourrice revint à la grille et sortit sans rien dire pour reprendre la piste au dehors.

Les pas de Marguerite et surtout ceux du chien laissaient heureusement sur la terre humide des traces faciles à suivre, ils montaient directement vers la forêt en évitant le village.

Le soleil s'abaissait rapidement vers l'horizon; déjà noyés dans une buée d'or, ses rayons semblaient un feu d'artifice tiré derrière les peupliers de la rivière. Il fallait se hâter, toute trace bientôt deviendrait invisible. Louise n'était plus jeune, et il ne fallait rien moins qu'un commencement d'anxiété pour donner à ses vieilles jambes l'énergie nécessaire. Le soleil avait disparu quand elle atteignit la lisière du bois. Jusqu'ici la piste ne laissait aucun

doute, mais dans l'allée verte abritée par l'ombre noire des sapins, il fallait renoncer à se guider, l'instinct seul pouvait la conduire.

Un pied de Sidney dans une flaque d'eau vint heureusement lui donner la direction. Marguerite avait dû se réfugier dans les ruines de la chapelle enfouie au fond d'une étroite vallée descendant à la Creuse. Elle affectionnait ce coin de forêt, c'était pour elle un pèlerinage dont la difficulté augmentait le charme. La légende qui s'y rattachait émerveillait son imagination de petite fille.

Les chroniques de la province disent que, sous le règne de Charles VII, un de ses fauconniers et sa fiancée furent attaqués par un loup dans la vallée de Prélong. La jeune fille mourut de ses blessures, et Agnès Sorel, qui avec son royal amant habitait le château de la Guerche, touchée de ce malheur, fit bâtir une chapelle pour y ensevelir la pauvre victime. Le fauconnier, après s'être distingué dans la guerre contre les Anglais, se fit ermite dans la chapel'e où reposait sa bien-aimée. Abandonnée à la révolution, moins d'un siècle avait suffi pour en faire une ruine pittoresque. La forêt peu à peu avait envahi la clairière, l'humidité avait pourri la toiture. Les lianes et les végétations habillaient les murailles, et l'espace libre devant l'entrée se réduisait à une étroite prairie d'où s'écoulait un filet d'eau limpide. A peine les bûcherons la connaissaient-ils, et seuls les veneurs, quand la chasse les conduisait dans l'enceinte, arrêtaient leurs montures pour jouir de cette solitude. Les blaireaux et les renards s'étaient creusé de larges terriers sous les murailles, certains de n'être là jamais dérangés. Plusieurs fois, malgré les difficultés de l'entreprise, la vieille femme avait dû y conduire son enfant. Elle était elle-même fille de bûcheron, et son père lui avait indiqué le lit d'un petit torrent souvent à sec qui permettait d'atteindre la chapelle en s'épargnant la morsure des ronces.

Tout ceci était subitement venu à l'esprit de Louise, l'enfant s'était sûrement réfugiée dans la chapelle de Prélong. La nuit était tout à fait descendue quand elle atteignit le ruisseau qui en cette saison conduisait à la Creuse un filet d'eau opaline.

La nourrice eût été moins familière avec le bois que la solitude, les mille bruits mystérieux, la vie nocturne enfin, ne l'eussent point effrayée; en ce moment, elle était obsédée par une seule terreur, ne pas retrouver sa fille.

En arrivant à la clairière, un rayon de lune, qui montait de l'horizon pour bientôt disparaître, vint au secours de la pauvre femme. Elle appela d'une voix que la terreur rendait sinistre, un appel de naufragé. A ce cri, une voix enfantine répondit, apportant la paix à ses angoisses terribles.

Sidney, le premier, apparut. L'enfant suivait. Pour la première

fois, à l'instant, la hardiesse de son escapade lui apparaissait; jusqu'alors la colère l'avait aveuglée. Elle aimait beaucoup Louise, la pensée de lui avoir causé tant de peine lui fit mal. Elle s'avançait dans l'ombre pour se jeter à son cou, mais la pauvre femme s'affaissait sur le sol, la force factice qui l'avait soutenue s'abîmait : l'émotion, la terreur nerveuse, la joie et les fatigues l'avaient abattue.

Les baisers de Marguerite ne pouvaient tirer la nourrice de sa prostration; un peu d'eau puisée à la source la ranima heureuse

ment.

Pardon disait l'enfant, pardon, j'ai eu tort, je ne le ferai plus. Penser que c'est à toi que je fais de la peine quand j'avais voulu punir les autres! Pardon, pardon, c'est fini, embrasse ta fille, fini, fini. Nous allons rentrer, mais tu coucheras dans ma chambre, je veux pas voir cette créature, ce soir du moins.

Louise ne répondait pas : elle n'avait qu'à blâmer, et les mots pour sévir manquaient à son vocabulaire; son silence seul disait son mécontentement. Si la nuit n'eût obscurci l'éclat de ses yeux, Marguerite aurait pu lire sa joie de l'avoir retrouvée.

Après dix minutes de repos silencieux, la lune avare de sa lumière avait disparu, et ce fut à tâtons qu'elles reprirent le sentier du ravin, mouillées jusqu'à la ceinture, les mains et le visage déchirés par les ronces.

A la lisière de la forêt seulement, Louise respira, sa force de résistance était épuisée, il lui fallait s'accorder une caresse, elle prit la tête de Marguerite et l'embrassa passionnément.

Il faisait froid. Au fond de la vallée, la rivière, dans une buée cotonneuse, traçait un sillon blanc dans l'obscurité. La route était sûre, sinon facile à suivre; une heure après, les deux femmes étaient au mur du parc. La nourrice avait pardonné, mais elle n'avait encore rien dit. Un peu avant la grille seulement :

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Que va dire le concierge en te voyant rentrer, s'il ne t'avait pas vue sortir? es-tu capable de reprendre le même chemin? - Quelle plaisanterie !

Et la jeune fille, pendant que la nourrice sonnait, remontait vers la brèche. Sous les ombrages du parc, les deux femmes se réunirent. Les vêtemens étaient dans un désordre indescriptible, il ne fallait pas songer à se montrer en cet état. Mme Brunet restait pendue à la sonnette du salon pour demander de minute en minute si Louise était rentrée.

On profita d'un moment où les domestiques étaient à l'antichambre pour grimper rapidement l'escalier de service; et hâtivement dévêtue, Marguerite se mit au lit. Louise, après avoir mis un peu d'ordre sur elle-même, descendit au salon.

Si Marguerite avait pu jouir de l'effarement que causait sa fugue,

elle eût éprouvé quelque satisfaction. Mme Brunet roulait sa grosse personne d'un angle du salon à l'autre.

Peste, peste, disait-elle, si je n'avais peur de la voir dévorer par les loups, je rirais de l'aventure, mais dehors, à cette heure, que va dire son père s'il arrive? Aussi pouvait-on prévoir? il n'y en a pas deux pareilles sous la calotte des cieux. Et Louise qui ne revient pas, où envoyer?

Pendant ce monologue, Mile Hortense de La Rogerie se demandait, avec ce sentiment des choses commerciales qui ne l'abandonnait jamais, par quel moyen elle allait sortir au plus vite d'une maison qui lui offrait dès le début de si aventureuses res

sources.

L'entrée de Louise rompit brusquement les réflexions de l'une et de l'autre ; toutes les deux à la fois se précipitèrent vers la nourrice.

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Eh bien ?

Marguerite est couchée.

- Comment et où l'avez-vous retrouvée ?

Dans le parc, au kiosque des Abreuvoux; elle pleurait. Vous ne savez pas la prendre, madame; si vous m'aviez dit, moi je sais. Enfin, l'enfant va dormir, demain il n'y paraîtra plus.

Il n'y paraîtra plus, il n'y paraîtra plus! Enfin attendons son père; pour le moment, je vais gagner mon lit pour me remettre. Venez-vous, mademoiselle? Louise, envoyez-moi de la camomille.

Louise sortit pour obéir, et les deux femmes remontèrent à leur appartement.

La nourrice descendit à la cuisine bien moins pour commander la camomille de la tante que pour y chercher des provisions pour l'enfant.

Les domestiques adoraient Marguerite; sa mauvaise éducation et sa familiarité les avaient depuis longtemps conquis. Aussi, avec un ensemble touchant, se mêlaient-ils aux jérémiades de la nourrice. En un tour de main, avant même de songer à la camomille, un plateau amplement garni était monté à la chambre de l'enfant.

Cette promenade nocturne et l'heure avancée avaient développé son appétit. Cette dinette improvisée effaçait jusqu'aux dernières traces du drame de l'après-midi.

Que dit ma tante, et la demoiselle?

— J'ai obtenu qu'on ne te parlerait de rien jusqu'à l'arrivée de monsieur. Surtout ne fais pas la mauvaise tête.

Moi, je n'ouvrirai pas la bouche. Ah! bien, si elle compte sur père pour me gronder, à d'autres ! Dire que cette chipie est cou

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