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pleinement originaux, qui semblent ne rien tenir que d'eux-mêmes, qui n'ont pour le travail d'autrui qu'un goût médiocre, et dont la vitalité propre se manifeste avec le plus de netteté.

Nous prendrons Lamennais au commencement du siècle, à l'époque où il vient d'atteindre sa vingtième année. Il n'a guère encore de ressemblance avec le Lamennais olympien qui doit se révéler plus tard. On a dit souvent que Lamennais n'avait pas eu de jeunesse et certes, à envisager l'ensemble de sa carrière, on doit reconnaître que la jeunesse y tient peu de place. Pourtant, en y regardant de plus près, on découvre en lui, à cette époque, comme une faible poussée de sève, presque aussitôt réprimée. On dirait que son organisation chétive renferme, à l'état embryonnaire, quelques-unes des ardeurs qui tourmentent les autres hommes à cette date décisive de la vie. Un de ses biographes parle, à mots couverts, d'un amour vaguement ébauché, ce que les Anglais appellent un calf-love. Ce qui est certain, c'est qu'il ne travaille guère. Il goûte. la musique, il chante et joue de la flûte. Il s'exerce même à l'escrime, et, vers 1802 ou 1803, il se bat en duel et blesse légèrement son adversaire.

Ici s'arrête brusquement cette jeunesse éphémère. Vers 1803, il s'opère dans l'âme de Lamennais un de ces retours subits et capricieux que rien ne faisait prévoir et dont il avait pourtant coutume. D'une tiédeur relative, il passe sans transition à une dévotion exaltée. Il prépare sa première communion avec ardeur et la fait en 1804, à l'âge de vingt-deux ans ! En même temps, il se plonge dans l'étude, tête baissée, avec la même fougue excessive. Il lit et prend des notes à l'infini. Il étudie à la fois le grec et l'hébreu, avec un égal et médiocre succès. Son caractère s'assombrit, ses originalités s'accentuent, sa nature pessimiste et maladive tourne à l'âpreté. Après ce que Béranger appelait plus tard, assez inexactement, sa période de « vert galant », nous entrons dans ce que Sainte-Beuve baptisait sa période d' « Obermann ».

Veut-on savoir quelles étaient, à cette époque, ses principales lectures? Sa correspondance privée nous fournit à ce sujet de précieux renseignements. Il avait noué avec Gail, alors professeur de littérature grecque au Collège de France, érudit médiocre et intrigant distingué, un de ceux sur lesquels P.-L. Courier aimait à s'aiguiser les griffes, des relations suivies. Elles s'ouvrent par la lettre suivante, adressée à « M. J. Menais fils, à Saint-Malo », et jusqu'à présent inédites :

Monsieur,

J'ai touché la lettre de change que vous m'avez adressée; vous trouverez dans le paquet:

1° Dictionnaire grec...

2o Racines grecques.

30 Grammaire grecque...

4o Cours grec, 6 parties en un seul volume, plus extraits
d'Hornère et oraison funèbre de Thucydide....................

5o Anacréon, 4 volumes en 2.

6° Lucien, in-4°...

7° Xénophon, in-8°..

Emballage et port.....

25 fr.

2 fr. 10

I fr. 70

8 fr.

4 fr. 10

5 fr.

3 fr. 10

I fr. 10

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N'écrivant qu'à la hâte, je n'ai point pris copie du billet que j'ai eu l'honneur de vous écrire. J'espère cependant n'avoir rien omis. S'il en était autrement, sur votre premier avis, je m'empresserais de réparer l'omission.

J'ai pendant quelques moments balancé entre deux dictionnaires, celui que je vous envoie et un autre d'une belle exécution typographique et en gros caractères. J'ai, à la fin, préféré celui que je vous envoie parce qu'il est plus complet et que l'exiguïté des caractères ne contrariera point un amateur que je suppose jeune et par conséquent ayant de bons yeux. L'ouvrage a deux parties, en deux alphabets. Le second vous offre en entier les mots les plus difficiles à trouver. C'est à lui que vous recourrez lorsque la première partie ne vous donnera pas le mot que vous cherchez. Quoique je sois fort occupé, quoique par lettres on corresponde difficilement, comme professeur, adressez-vous à moi avec confiance, lorsque je pourrai vous aider. Est-ce que vous n'auriez pas à Saint-Malo quelque instituteur tant soit peu helléniste? Si vous en connaissez, demandez-lui un mois seulement de leçons: après cela, tout seul et livré à vous-même, vous irez grand train....

Je viens d'ouvrir mon cours élémentaire en faveur de ceux qui ne sont pas en état de suivre mon cours de littérature grecque. Le concours est immense; plus de 250 auditeurs se sont présentés. A la 4me leçon, nous saurons décliner et, tout de suite, sans plus de délai, nous nous mettrons à traduire. Nous ne ferons point les parties des verbes, puisque nous ne saurons pas encore conjuguer; mais nous parlerons des noms et nous nous croirons forts; et en quinze jours ou un mois, nous le deviendrons.

Si Saint-Malo n'était pas beaucoup trop éloigné de la capitale, je vous dirais : oubliez votre position pour un mois seulement et venez à Paris pour l'honneur du grec. Mais avant de philosopher, il faut s'occuper de son état. Restez donc où vous êtes; vous aurez un plus long circuit à parcourir, mais vous arriverez.

Adieu, monsieur, agréez mes salutations bien sincères et mon hommage.

P. S.

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GAIL,

Professeur de littérature grecque au Collège de France.

(3 germinal.)

A la tête de mes racines grecques et de la grammaire grecque vous trouverez le catalogue de mes livres.

On le voit, les conseils intéressés de Gail fleurent légèrement le « marchand de soupe », comme on dit, de nos jours, dans l'argot peu distingué des écoles. Lamennais dut s'y laisser prendre. Il vint à Paris, comme le prouve le billet suivant, qui lui est adressé « aux Missions étrangères, rue du Bac, au coin de la rue de Babylone », et qui est timbré du 15 mars 1806.

Monsieur,

Hier, en rentrant du premier cours, j'ai eu à parler à un ami. En remontant chez moi, je m'attendais à vous voir. M. Menais (sic) n'y était pas. Permettez que je vous témoigne toute ma peine. Dans l'intervalle du premier cours au second, où êtesvous allé vous morfondre? Un convalescent a besoin de ménagement. Veuillez donc désormais disposer de ma chambre comme si c'était la vôtre. Dans l'intervalle d'un cours à l'autre, vous y trouverez des livres et du feu.

Ainsi que vous le désirez, j'ai acheté un Idiotisme de Viger et un Thucydide grec. Quant à la Grammaire de Veller et de Hogeven, nous ne l'aurons que dans un mois. Il faut tirer cela d'Allemagne.

Salut et amitié.

J.-B. GAIL.

A sa mort, Lamennais transmit à ses exécuteurs testamentaires, parmi ses papiers, un cahier « bleuâtre et grossier », couvert de sa jolie écriture fine et

serrée, et contenant les notes prises par lui sur le livre de Viger. Ce n'était donc pas inutilement qu'il achetait les ouvrages que Gail, d'ailleurs, prenait plaisir et profit à écouler. Lamennais, pourtant, ne tarda guère à regagner sa Bretagne, où il se retrouva en proie à la mauvaise santé. La lettre suivante de Gail commence ainsi :

J'ai reçu, avec grand plaisir, de vos nouvelles; mais pourquoi ne m'annoncez vous pas un parfait rétablissement? Voilà l'hiver qui commence. Il faut donc encore attendre le printemps. Eh bien, attendez-le avec patience et soumettez-vous à vos docteurs qui vous demandent du repos. Je sens combien il doit vous en coûter, mais que faire ?

Puis il passe, sans perdre de temps, aux envois qu'il fait à Lamennais et qui comprennent, avec une Clavis Homerica, ses propres éditions de Thucydide et de Bion et Moschus. Il termine par cette phrase où l'on entrevoit le profil du cuistre :

Monsieur votre frère l'abbé, dans quelqu'un de ses sermons, a-t-il trouvé à placer quelqu'un de ces beaux mouvements oratoires que nous admirions dans la harangue de Périclès? Revenez donc à notre auditoire, ou lui, ou vous. Au printemps, enfin rétabli, il faudrait revenir vers les muses grecques; vous êtes dignes de les cultiver. (9 novembre 1806.)

La lettre suivante, assez curieuse, annonce à Lamennais l'envoi d'un Théocrite « sur papier vélin ». En outre :

-

Je vous adresse mon mémoire, - à brûler quand vous l'aurez lu. Il m'en a coûté 500 francs pour l'imprimer. J'allais lui donner toute la publicité possible, lorsque deux personnes sages m'ont observé que mon mémoire, quoique infiniment modéré, ranimerait la fureur de mes ennemis. J'ai, en conséquence, obtempéré à leurs bons conseils 1....

Sous deux mois paraîtra ma dissertation sur Thucydide, sur sa personne, son style, etc., etc.

Adieu, votre ami pour la vie, in æternum et ultra.

GAIL.

(17 décembre 1806.)

On le voit, les relations entre le professeur et l'élève devenaient de plus en plus commerciales. Naturellement l'affection de Gail augmentait avec les achats de Lamennais et la bibliothèque de celui-ci allait s'enrichissant de toutes les œuvres du pédant helléniste. Voici, d'ailleurs, la lettre par laquelle Gail clôt leur correspondance. Il venait d'être nommé chevalier de l'ordre de SaintWladimir de Russie, et toute sa lettre révèle une joie enfantine, rendue plus comique encore par la sentimentalité fade de l'expression.

Votre lettre, mon cher et respectable ami, est venue me trouver à la campagne : elle y a été accueillie, vous pouvez m'en croire. Vous avez pris part à mes longues douleurs de toute espèce, vous vous réjouissez de ce qui m'arrive d'heureux. Vous

1. On sait que Gail avait traversé sans malencontre les plus mauvais jours de la Révolution. Aussi devait-il être mal vu des fanatiques du régime impérial, aux yeux desquels la prudence passait facilement pour complicité, et qui lui auraient volontiers fait un crime d'avoir sauvé sa tête au prix de quelques concessions.

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