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êtes donc mon ami? Oui, monsieur, vous l'êtes. Seulement vous demeurez loin de la capitale et l'on ne jouit de vous qu'en souvenir. C'est bien quelque chose, mais il serait si doux de voir un ami bon, doux, modeste et vertueux! L'homme de lettres, j'en suis sûr, voudrait venir à Paris; mais le bon frère et le bon fils ne peuvent quitter Saint-Malo. Restez-y donc, monsieur, mais pensez à qui songe souvent à vous et aimez-moi comine je vous aime

Mon Xenophon, qui s'accroît de jour en jour de nouvelles observations historiques, littéraires et critiques, et qui sera la principale partie de mon ouvrage, ce Xénophon ne paraîtra pas avant six à huit mois.

Excusez-moi; le désir de faire un bon ouvrage et le soin de ma santé me comman. dent ces délais.

Adieu, monsieur et ami.

Tout à vous.

J.-B. GAIL, de l'Institut,

chevalier de l'ordre de Saint-Wladimir de Russie, votre ami.

Avant-hier encore, l'impératrice de Russie m'a fait l'honneur de m'écrire et de m'envoyer une belle bague.

A cette époque, la bibliothèque de Lamennais se composait donc surtout de linguistique. Il ne s'en occupait cependant pas exclusivement, ainsi qu'on peut le constater par sa correspondance avec l'abbé Jean, qui contient à cet égard plusieurs renseignements intéressants. Les deux frères mettaient en commun leurs acquisitions et ne les bornaient pas à des ouvrages spéciaux. En septembre 1809, Lamennais écrivait à son frère :

« On annonce les troisième et quatrième volumes du Dictionnaire des ouvrages anonymes, de Barbier, pour 18 francs. Il faut bien les avoir; mon exemplaire est relié en veau racine avec filets, tranches marbrées de bleu, titre en maroquin rouge et la côte en maroquin vert.... »

J'imagine que de nos jours plus d'un amateur serait heureux de retrouver dans une vente cet exemplaire si fidèlement décrit.

Pourtant, sous l'influence de son frère et de l'abbé Carron, Lamennais se rapproche de plus en plus de l'Église, et ses lectures s'en ressentent.

« Je ne saurais travailler, écrit-il à l'abbé Jean, mais les livres me distraient. Envoie-moi la grammaire hébraïque de Guarin, 2 volumes in-4°. Chacun se distrait à sa manière. >>

Et plus loin :

« Je viens de commencer la lecture d'un livre qui est bien fait pour moi, si je m'en rapporte au titre le Guide des Pécheurs, par Pierre Gisolfe, de l'ordre des pieux ouvriers, Naples, 1667.» (Lettre à l'abbé Jean, La Chenaie, 1811) Plus loin, il mentionne plusieurs autres ouvrages : la Grammaire hébraïque, de Vater; la Bible polyglotte; la collection Patrum græcorum; une jolie édition du Rerum liturgicarum, du cardinal Bona; les Analecta du P. Montfaucon, I vol. in-4°. Enfin, pendant le voyage qu'il fait en Angleterre, en 1815, pour fuir les rancunes de Napoléon qu'il croyait avoir excitées par ses Réflexions sur l'état de l'Église, Lamennais fait de nombreux achats : l'Histoire de Dodd; les Conciles, de Spelmann; les Conciles d'Angleterre et d'Irlande, de Wilkins, 4 vol. in-folio; l'Anglia sacra, de Wharton; les Antiquités anglo-saxonnes,

de Lingard; le Marc-Aurèle, de Gataker; le Traité des premières vérités et de la source de nos jugements, par le P. Buffier, jésuite.

En 1816, Lamennais entre dans les Ordres. Sa vie, dès lors, devient de plus en plus ardente, errante et tourmentée. La polémique s'empare de lui; il descend dans l'arène et prend rang parmi les lutteurs. Son amour pour les livres s'en ressent. Il en vient vite à ne plus guère les considérer que comme des instruments de travail. Il a quitté le domaine de l'idée, de la spéculation pure et cherche à agir dans l'ordre des faits. Son travail s'en trouve également modifié. Les monceaux de notes qui attestent la lente préparation de l'Essai sur l'indifférence se réduisent à très peu de chose pour l'Esquisse d'une philosophie et les ouvrages qui suivront. Son humeur devient de plus en plus amère, sa causticité naturelle va s'exagérant et s'échappe en boutades qui rappellent ces jets de vapeur sifflante qui filtrent à travers les joints des locomotives. L'âpreté de son sarcasme lui donne une incomparable puissance. Il écrit, en parlant d'un prélat antipathique:

Un jour que l'Orgueil s'ennuyait, il épousa l'Ineptie. Neuf mois après, elle accoucha de Samosate et le nourrit avec soin. Devenu grand, ses parents ne savaient qu'en faire. On leur dit : « Donnez-lui l'Église à conduire. » Chose dite, chose faite. Depuis ce temps-là, les choses vont comme chacun voit.

Il connaît mal les hommes et ne les juge pas toujours bien. Son horreur pour Louis-Philippe ne connaissait pas de bornes. Un jour, on parlait devant lui de M. Thiers, et quelqu'un vint à mentionner un portrait miniature de ce ministre, où il était outrageusement flatté.

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Il a l'air, disait-on, d'un dieu Cupidon....

Vous voulez dire d'un dieu cupide! interrompit Lamennais de ce ton âpre où perçaient toutes ses rancœurs.

Et quelle étrange figure que celle de ce prêtre bizarre, tout entier adonné à la poursuite de l'idée ! Petit, maigre et chétif, avec une tête assez forte, couverte de cheveux plats et longtemps foncés, habituellement penchée en avant, ses yeux et son front résument toute sa figure. Le regard abstrait et voilé, les plis verticaux qui dominent les sourcils lui donnent une expression singulièrement tenace et réfléchie. Son accoutrement disparate vient encore ajouter à l'imprévu de sa tournure. Au temps même où il appartenait à l'Église, Lamennais ne portait la soutane que pour dire la messe; le reste du temps il revêtait une longue souquenille noire, toute brûlée du bas, qui lui battait les mollets, un gilet et un pantalon de même couleur, usés et limés jusqu'au dernier fil. Plus tard, il changea la souquenille contre une redingote noire ordinaire, généralement fatiguée. Il avait aux pieds des souliers à cordons et des bas bleus. Tout cela, bien entendu, était un costume de cérémonie. Rentré chez lui, il endossait, pour travailler, une longue robe de chambre brune, chamarrée de rouge, et une calotte noire. Il attendait, d'ailleurs, pour se séparer de ses vêtements, le jour où ils le quittaient d'eux-mêmes. Mon père m'a raconté l'avoir vu à Sainte-Pélagie, sévèrement drapé dans une robe de chambre percée d'un trou gigantesque, à l'endroit du siège. Le soir venu, il quittait sa table de travail et, prenant un accordéon, il se faisait à lui-même la musique qui lui convenait.

Après ses démêlés avec la papauté, Lamennais n'avait plus rien à faire dans l'Église; il la quitta donc, et, du même coup, sa bibliothèque perdit à ses yeux presque toute sa valeur. Depuis plusieurs années il errait, entre La Chenaie, Paris et Rome, déménageant sans cesse. Les livres de Lamennais se trouvaient donc condamnés aux voyages, qui sont pour eux chose malsaine. Peut-être aussi éprouvait-il au fond du cœur un peu de rancune contre ces conseillers d'un travail qu'il voyait si mal récompensé. Il fit donc dresser, en 1836, le catalogue de sa bibliothèque, ce qui amena, paraît-il, quelques difficultés entre son frère et lui, et la fit vendre à Paris. Le produit de cette vente atteignit quatorze mille francs, ce que Lamennais jugea un chiffre dérisoire.

Pendant les années qui suivent, c'est à la correspondance inédite de Lamennais qu'il faut demander des renseignements sur ses lectures; voici quelques lettres qui n'ont pas été publiées jusqu'à ce jour et qui feront voir comment il appréciait certains de ses confrères.

A M. B. Hauréau.

Paris, 22 décembre 1839.

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt, monsieur, le fragment de l'ouvrage que vous préparez sur la Métaphysique des Pères et des scolastiques. Il y aurait peut-être quelques points sur lesquels j'aurais à vous demander des explications; mais cela ne diminue en aucune façon le plaisir que m'a fait votre beau travail. Les questions que vous traitez sont celles qui, de tous les temps, ont le plus occupé l'esprit humain et dont il attend encore la solution définitive. La persistance à la chercher en prouve l'importance. De chaque solution différente qu'on en peut donner découle, en effet, un système religieux et un système social différent. On y songe assez peu de nos jours, malgré nos prétentions à la philosophie, appuyées sur quelques douzaines de doctrines philosophiques, pour la plupart neuves dans les mots, vieilles pour le fond et toutes contradictoires entre elles. Je profiterai du premier moment que mes occupations et mes souffrances me laisseront de libre pour lire le mémoire de M. Sevin. Je ne doute pas de l'intérêt qu'il aura pour moi, car c'est là encore une grande et très grande question. Veuillez remercier l'auteur de ma part.

Recevez, monsieur, l'assurance de ma considération toute particulière et de mon dévouement affectueux. F. LAMENNAIS.

A M. E.-D. Forgues.

Sainte-Pélagie, 15 mars 1841.

Tout à l'heure, en ouvrant le volume de M. de Balzac, j'y ai trouvé, mon cher Emile, votre billet que recouvrait la première feuille. Ceci vous expliquera pourquoi je ne vous en ai pas remercié plus tôt. Il n'y a pas plus de belles nuits que de beaux jours, et encore moins dans le cabanon que je dois encore habiter près de dix mois. Le jour, je puis voir la ville et la campagne à une grande distance; la nuit, je ne vois rien ou quasi rien. A travers mes étroits soupiraux, on ne découvre qu'une zone du ciel, élevée à peine de quelques pouces au-dessus de l'horizon. L'architecte n'a rien oublié pour l'agrément de ceux dont il préparait le logement. Que Dieu ait son âme, s'il en avait une!

J'ai été bien heureux d'embrasser notre ami1 et de le trouver mieux que je ne l'espérais après tant de souffrances. Je compte, pour lui, sur la belle saison, aidee

1. M. de Vitrolles.

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