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infatigable bibliothécaire d'Abbeville, qui a pu disposer d'un grand nombre de documents inédits, Millevoye a maintenant une biographie aussi complète que possible.

Le chapitre premier de cette très consciencieuse et attachante biographie nous raconte l'enfance du poète; les suivants nous mettent au courant de ses premières tentatives littéraires, de ses études à l'École centrale; ils nous disent comment, avant de s'adonner d'une façon complète à son penchant pour la poésie, Millevoye est passé par l'étude d'un procureur et par la boutique d'un libraire. Cette dernière étape est marquée par une anecdote bien typique. Le jeune commis feuilletait des livres dans le fond du magasin, au lieu de les emballer, quand son patron vint à passer; ce faiseur d'affaires, qui n'était point de la famille des Estienne, l'apostrophe ainsi : « Jeune homme, vous lisez ? Vous ne serez jamais libraire ! »

Le biographe nous apprend ensuite quels furent les travaux de Millevoye de 1805 à 1812; il nous rapporte son mariage, qui est venu lui donner une complète indépendance, et enfin ses dernières productions

et sa mort.

A la partie purement biographique succède une étude critique presque aussi importante. Les derniers chapitres sont intitulés : portrait de Millevoye, son caractère, son système de travail, appréciations de ses ouvrages, derniers échos, bibliographie. Un index bibliographique très complet termine l'ouvrage.

Ce volume, bien divisé dans ses chapitres, dénote l'esprit méthodique de l'auteur; le style en est clair et agréable, et ce qui ne gâte rien, au contraire l'exécution typographique ne laisse rien à désirer. Cet ouvrage, imprimé au Pilote de la Somme, à Abbeville, prouve que dans cette ville l'art de l'imprimerie, qui y était pratiqué dès 1486, y est toujours en grand honneur.

M. Alcius Ledieu a fait œuvre méritoire en publiant la biographie du noble poète qui compte parmi les gloires de la France, et dont le nom évoque immédiatement le souvenir de quelques œuvres qui restent parce qu'elles sont des chefs-d'œuvre.

En terminant, disons que la biographie de Millevoye, comme celle de Boucher de Perthes, a été couronnée par l'Académie d'Amiens, car cette compagnie, fondée par Gresset, s'était montrée soucieuse du soin de donner un historien sérieux et fidèle à chacune de ces deux illustrations; elle doit s'applaudir d'avoir fait naître ces deux ouvrages.

C. B.

Causes criminelles et mondaines, par A. BATAILLE, 1885. Un vol. in-18, Dentu. - Prix: 3 fr. 50.

Ce volume est certainement le plus captivant et le plus varié de la collection judiciaire entreprise par M. Albert Bataille, et qui a si vite conquis la faveur du public.

L'année 1885 restera fameuse dans les fastes judiciaires, et chacun des procès que raconte M. Bataille est une cause célèbre.

Pel, Gamahut, Marchandon, Mielle, les assassins de

la Gloire-Dieu, le docteur Essachy, le docteur Vigouroux, voilà pour les criminels de marque.

Mme Francey, Mme Clovis Hugues, le docteur Quinet, Jeanne Lorette, voilà pour les drames intimes.

Le procès de M. Ch. Ballerich, la seconde affaire de Montceau-les Mines, le procès du fleuriste Riboux, le duel Chapuis-De Keirel, tels sont les principaux chapitres que nous notons dans le nouveau recueil de M. Albert Bataille, mais il faudrait les citer tous.

Soixante ans de souvenirs, par ERNEST LEgouvé, de l'Académie française. Première partie: Ma jeunesse. Paris, J. Hetzel et Cie, 1886. Un vol. in-8°. Prix: 7 fr. 50.

Les écrits de M. Legouvé ont un singulier bonheur : les hommes les lisent avec plaisir et les femmes avec enthousiasme. Poète, narrateur, liseur, conférencier, c'est un charmeur que tout le monde aime. Prédire un grand succès aux Souvenirs, dont il vient de publier la première partie, est donc superflu. Tout le monde y compte et tout le monde y contribuera. Comment en serait-il autrement? Outre les qualités et l'attrait ordinaires des œuvres de M. Legouvé, ces mémoires ont un intérêt unique. Ils sont le tableau de la vie littéraire de la France pendant ce siècle, tracé par un littérateur délicat sans parti pris et sans préjugé, capable de sentir le beau sous quelque forme qu'il se présente, et mettant sa joie à le faire sentir à autrui.

Arrivé à la vie littéraire au moment où la lutte entre les romantiques et les classiques était dans toute sa force, fils de l'académicien qui s'est, en écrivant le Mérite des femmes, assuré une immortalité plus certaine que celle qu'on trouve sur le fauteuil académique, M. Legouvé se trouve placé dans une situation toute particulière. Élevé dans le respect et l'admiration des célébrités de la génération précédente, il était porté par son instinct et par ses goûts vers les grands homines naissants qui fondaient à grand bruit la nouvelle école. Mais telle était dès lors la pondération, la justesse de cet esprit distingué, qu'il ne se laissa ni accaparer ni entraîner, et qu'il sut continuer à aimer et à admirer Bouilly et Nepomucène Lemercier tout en allant applaudir Hernani. Il faut dire que son intelligence fut en cela servie et peut-être guidée par son cœur. On s'en aperçoit à chaque ligne de ses Souvenirs, toujours pleins de délicatesses et souvent touchants. M. Legouvé est donc un témoin précieux de cette époque féconde. Il reste vraiment comme un trait d'union vivant entre l'ancien régime littéraire et l'ère contemporaine. Ce premier volume, bourré d'anecdotes, plein de bonhomie, de sincérité et d'esprit, est d'une lecture singulièrement attachante. La carrière de l'auteur suffirait de reste à donner de l'intérêt à ses mémoires. Mais l'ambition de l'écrivain est à la fois plus modeste et plus vaste. « Ce livre, dit-il, sera la peinture d'une àme humaine se formant au contact d'âmes presque toujours supérieures à elle, une biographie se mêlant à d'autres biographies, dont les personnages s'encadreront à leur tour dans l'époque

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où chacun d'eux aura vécu, et jetteront ainsi quelque lueur sur le caractère de cette époque. Je parlerai un peu de moi pour avoir l'occasion de parler beaucoup d'eux. Je serai le cadre, ils seront le tableau. »

C'est ainsi que nous voyons dans ce premier volume les figures de Casimir Delavigne, de Népomucène Lemercier, de Bouilly, d'Andrieux, de Villemain, de De Jouy, de Dupaty, de Béranger, de la Malibran, de Berlioz, d'Eugène Sue et de bien d'autres, peintes au naturel et souvent sous des jours inattendus. Un chapitre ému sur son père, de longues et charmantes pages consacrées à l'escrime et à ses maîtres dans cet art qui lui est cher,.varient le ton de ces souvenirs d'une longue vie menée par un honnête homme qui est, par surcroît, un homme d'un goût exquis et d'un grand talent.

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« Il y a, ainsi que le dit l'épigraphe de ce profond et charmant petit livre, des hommes d'amour comme il y a des femmes d'amour. » On a écrit des montagnes de volumes sur celles-ci, mais on a bien rarement considéré ceux-là dans leurs traits caractéristiques et comme race à part. Sans doute don Juan est un type qui a attiré des génies, et Molière, Byron, Musset, sans parler des autres, ont étudié cette grande et troublante figure, à travers les idées de leur temps, leur foi ou leur scepticisme, les tendances et les préoccupations de leur propre esprit. Mais personne, que je sache, n'avait dégagé, de l'étude des individus qui réalisent de plus ou moins près le type, la formule de la race. On a peint des don Juans; on n'a jamais analysé le don juanisme. C'est cette psychologie spéciale, cette monographie philosophique de l'homme d'amour que M. Armand Hayem a entreprise. Jusqu'à quel point il l'a poussée et menée à bien, je ne saurais le dire. Il faut lire son essai d'un bout à l'autre pour se faire une idée de la sagacité ingénieuse, de la profondeur et de la sûreté de vues, de l'esprit et de la grace dépensés dans ce travail. Il est court, mais il est complet. La pensée, toujours précise, même quand elle se prend aux nuances les plus fugitives, ne sonne jamais creux ou faux. Sans affecter la concision et le taillage à facettes chers aux écrivains de pensées proprement dites, M. Armand Hayem sait condenser la sienne de manière à donner au lecteur la plus grande somme de suggestion possible, tout en lui évitant la fatigue et l'ennui. En voici quelques exemples, pris au hasard, car chaque page peut en fournir:

Que don Juan ait vingt ans ou qu'il en ait quarante: peu importe. Sa jeunesse et sa beauté sont dans sa santé, dans sa force, dans les apparences utiles et les réalités suffisantes. »>

Les hommes qui poussent racines en la même ville, toute leur vie durant, sont à une seule. Le mariage trouvera toujours son salut dans la vie de province. Il lui est essentiel. »

« Les grandes villes demeurent une provocation con

stante au célibat. Les mariages y sont, le plus souvent, duperies et piperies. >>

« La femme vertueuse n'est que celle qui n'a pas rencontré son don Juan. »

« L'amour et l'honneur sont aux deux pôles de l'âme humaine. Ils forment dans la vie une antinomie constante, se condamnent, se subjuguent, s'étranglent sur les débris du cœur humain avec une cruauté dont la société, avec ses préjugés, ses folles mœurs et son universelle platitude, est la coupable et inconsciente complice. »

En voilà assez, j'imagine, pour donner envie de lire le reste. Je veux cependant citer encore quelques lignes qui résument, autant qu'une figure aussi complexe et changeante peut l'être, l'éternel et universel don Juan. « Bien des éléments y rentrent (dans le don juanisme), mais le fond est cela: l'expansion, le bonheur par l'amour; l'amour par la conquête; la conquête dans le mépris de tout obstacle, et par conséquent de toute morale, non de parti pris, mais de fait et en toute occasion... La beauté, la grâce, la séduction, la ruse, l'intrépidité, toutes ces facultés vives et actives de l'âme, dans l'oisiveté et la fortune, tous ces dons précieux et funestes qui n'ont plus besoin de se rencontrer dans un grand seigneur, font partie des éléments du juanisme. Ajoutez-y la vanité, la fatuité, l'insouciance, l'éloquence qui persuade, l'ironie, cette troupe légère de l'esprit qui déroute l'adversaire en le faisant douter de ses forces... »

Mais tout s'équilibre dans la nature, et cet irrésistible conquérant trouve dans sa force même une source de faiblesse et de regrets. « Ce qui finit par être désespérant pour don Juan, c'est l'uniformité de son plaisir. Plus la femme qu'il possède est riche de toutes sortes de dons, moins il en jouit. Il est comme l'hôte passager d'un palais qui coucherait chaque soir dans une autre chambre sans se donner le plaisir de passer quelque temps dans celle où il se serait trouvé le mieux. »

Après avoir lu ces extraits, on n'aura pas de peine à admettre que ce petit livre sur le don juanisme a tous les secrets de séduction du type d'amour qu'il étudie, et l'on voudra goûter au charme; car être séduit est, pour la plupart d'entre nous qui ne sommes pas des don Juan, une volupté plus douce encore que de séduire.

B.-H. G.

La Gloire à Paris, par ALBERT Wolff. Paris, Victor Havard, 1886. Un vol. in- 18 jésus. - Prix : 3 fr. 50.

Nul autre qu'Albert Wolff ne pouvait traiter avec plus de compétence, de sentiment ému et de profonde justice ce merveilleux sujet, la Gloire à Paris; nul n'aurait su, comme lui, en faire ressortir d'une manière à la fois pénétrante et intéressante la philosophie tour à tour attendrissante ou joyeuse. Ce quatrième volume des Mémoires d'un Parisien est appelé à avoir un retentissement de longue durée, car il peint dans une note large, et cependant concise, le portrait de tous ceux qui, à Paris, ont eu un jour, une heure, une seconde de triomphe, de tous ceux dont le nom,

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Notée au jour le jour, prise dans son tourbillon cosmopolite, dans ce mouvement perpétuel qui mêle d'une façon si amusante les gloires, les événements, les mystères mondains, c'est bien réellement la Vie parisienne que peint Parisis, dont le masque laisse deviner la physionomie connue du Parisien Émile Blavet. Ce livre, que précède une exquise préface du fin boulevardier Aurélien Scholl, est le résumé de tout ce qui s'est passé de marquant dans l'année, de tout ce dont on a parlé un jour ou une nuit, c'est l'écho retentissant qui met en valeur une célébrité des lettres, des arts, une renommée militaire, le génie d'un savant, le succès d'une comédienne, et personne ne saurait se désintéresser d'une lecture qui nous donne si brillamment l'atmosphère même où nous nous agitons, l'air dont s'emplissent nos poumons. Grâce à Émile Blavet c'est tout cela qu'on retrouve dans ce livre si curieux, précieux à tant de titres, un roman documentaire et entièrement vécu.

ne fût-ce qu'un instant, a brillé, météore rapide, sur lequel tous les yeux se sont fixés. Qu'ils aient payé d'un oubli, plus profond, de ténèbres plus épaisses, ce rayon de soleil si fugitif, ils ont droit, ceux-là aussi, à trouver place dans ce curieux livre, aux passionnements de roman, aux attirances de drame, et qui n'est que la vérité prise sur le fait, que la peinture exacte, dans leur milieu, dans leur mouvement de vie, d'êtres de génie, de talent, qui ont vécu ou vivent encore parmi nous. Les uns marchent encore dans leur auréole, toujours glorieux; les autres n'ont laissé qu'un écho vague, indéfini, fugace comme l'éclair et ne laissant pas plus de traces que lui dans le grand ciel parisien. L'écrivain semble s'élever avec l'élévation des sujets qu'il traite et son coup d'aile le porte d'un seul jet au sommet, quand il lui arrive de parler de ce but de toutes les vraies et nobles ambitions, la gloire. Littérateurs, artistes, grands orateurs, politiciens fameux, célébrités de genre, de toute nature, il les fait revivre avec une verve étonnante, leur redonne un étincelant reflet de cette gloire qui les a enveloppés de son manteau triomphal; sa plume se passionne, devient d'une éloquence persuasive, qui fait glisser jusqu'au plus profond du cœur la conviction qui est dans l'âme de l'écrivain et qui assure le succès de son livre, écrit avec une chaleur, un enthousiasme, que l'on trouve rarement parmi les écrivains modernes. Celui-là est un ardent, un ému, et c'est pour cela que ses écrits iront frapper chez tous au plus sensible de l'être, c'est pour cela que la vie souffle, large et puissante, enveloppant ses portraits de l'atmosphère qui leur est propre, leur communiquant l'intensité saisissante de la vie. Ce livre restera, parce qu'il est peint sur nature, sans préoccupations étrangères à l'art, dans la chair vivante de l'humanité, saisie en pleine ambition, en pleine action.

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POÉSIES

G. T.

L'Abîme. Poésies, par MAURICE Rollinat. Un vol. in-18. Charpentier. Prix 3 fr. 5o.

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On se souvient du grand succès qui accueillit les Névroses, le second volume poétique de Maurice Rollinat, il y a bientôt trois ans. A ce moment, Rollinat fut un des lions du jour; on parlait du poète non moins que du musicien et du superbe diseur, car entendre Rollinat soliloquer ses vers est assurément une joie non pareille; l'homme s'identifie à l'œuvre, la fait valoir, l'exalte par sa parole vibrante, passionnée et tragique, par son geste large, saccadé, soulignant les moindres effets, par sa physionomie energique, extraordinairement mobile et d'une beauté dramatique incomparable. Il apporte tant de fougue et de lyrisme dans son jeu et sa diction que, pour qui l'a entendu et admiré, il semblera toujours que derrière le volume imprimé, il manque l'homme pour l'interpréter encore et toujours; ainsi devait-il en être pour ceux qui applaudirent à Chopin exécutant Chopin. Il reste une telle vision que la version écrite apparaît froide, l'artiste n'est plus là pour l'orchestrer de son essence divine et pour ajouter au talent cette double croche de l'individualité agissante.

Ne se renfermant pas dans le cadre trop étroit de la critique abstraite, il a su peindre une vision exacte et amusante de ce grand mouvement des intelligences qui bouillonne continuellement dans la capitale, roulant des scories comme un volcan en éruption et projetant, au milieu de ses laves ruisselantes, de ses cendres ternes, de purs métaux, des météores étincelants et d'ardents jets de feu s'épanouissant en glorieuses auréoles. Il y a de tout cela dans ce curieux volume, écrit avec une verve qui chatouille, irrite, passionne et ne saurait jamais laisser le lecteur indifférent.

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Depuis trois ans Rollinat s'était recueilli; il avait fui les salons parisiens, où la curiosité frivole et dis

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solvante ne lui laissait point de répit; et il vivait aux champs, s'écoutant lui-même, notant tous les bruissements de sa pensée et les zigzags fantastiques de ses aspirations. Il nous revient de cet exil du sage avec un maître volume plus profond que les Névroses, plus mûr, plus humain, qu'il intitule l'Abime.

C'est une œuvre de philosophe qui scrute l'hypocrisie, l'intérêt, l'égoïsme, le soupçon, la haine, le pardon, la colère, l'orgueil et l'ennui, et qui argumente sur l'ingratitude, le mépris, le néant, le doute et l'heure incertaine avec l'âpreté d'un mâle poète du XVIe siècle.

Ce livre de penseur hanté par l'inquiétude et miné par le problème de la vie aura-t-il le succès de son précurseur, nous ne le pensons pas ; le lecteur n'aime point qu'on lui crie: Arrête-toi, passant, et regarde où tu vas? Il aime qu'on lui masque par les fleurs et les gentillesses la fosse vers laquelle il s'achemine, et le poète Rollinat voit le trou béant qui engloutit tour à tour les générations, le tombeau est toujours présent à l'horizon de sa pensée et il ne saurait voir un arbre sans dire comme tel pessimiste de notre connaissance : « Voilà un cercueil qui pousse. Il aura pour lui cependant tous les dilettantes de l'idée et de la forme, et tous les trappistes dont l'âme attend la délivrance charnelle. Nous citerons un des beaux sonnets de l'Abîme, intitulé l'Empoisonneur.

L'homme est le timoré de sa vicissitude, Creuseur méticuleux de ses mauvais effrois, Il s'invente un calvaire, il se forge des croix Et reste prisonnier de son inquiétude.

C'est pourquoi sa détresse emplit la solitude, Il opprime l'espace avec son propre poids, Et dans l'immensité, comme dans de la poix, Traîne son infini dont il a l'habitude.

Contagieux d'ennui, de fiel et de poison,
Il insuffle son âme au ciel, à l'horizon,

Qui deviennent un cadre où vit sa ressemblance,

Et, retrouvé partout, son fantôme qu'il fuit, Contaminant le jour et dépravant la nuit, Fait frissonner le calme et grincer le silence.

Il faut craindre que, sur un livre aussi noblement sincère que l'Abime de Rollinat, le public qui veut s'aveugler ne jette un pont d'indifférence. Le temps est aux scandales et les beaux ouvrages poétiques s'évanouissent dans l'atmosphère des coups de pistolet et des grossiers boniments; il est du devoir de la critique de protester quand même. C'est pourquoi, dans la mesure de nos forces, nous tenons à signaler ici, moins longuement, hélas! que nous le voudrions, un remarquable volume, lentement élaboré par un artiste convaincu qui restera comme l'un des poètes les plus originaux et les plus étrangement doués de

cette fin de siècle.

O. U.

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Ce volume a une préface. On n'en a pas tourné la première page qu'on sait qu'elle n'est pas de l'auteur des poésies et qu'à la fin on trouvera la signature de Léon Cladel. Ce parrainage n'est point mauvais. L'auteur n'en tire d'ailleurs ni vanité ni profit, car le nom de Cladel ne paraît pas sur la couverture. Qui faut-il accuser de modestie dans cette affaire ? On a tant abusé des noms plus ou moins retentissants sur le titre des livres, comme de la grosse caisse à la porte des baraques foraines, que ce silence est peutêtre un raffinement.

Quoi qu'il en soit, les vers de M. François Fabié sont d'un poète. Ils ne sont pas d'un faiseur, d'un ciseleur, d'un ouvrier de la rime et du rythme. Ils sont d'un sincère. Je ne veux pas dire que le talent de la facture manque; mais la facture n'est pas toujours irréprochable, et elle ne constitue pas la préoccupation maîtresse de M. Fabié. Je ne veux pas même dire qu'il n'y ait pas, dans cette galerie de bêtes chantées tour à tour, une certaine afféterie et une dose assez considérable de convention; mais l'inspiration est supérieure à ces arrangements; elle vient directement de la nature se répercutant dans l'àme de l'écrivain, comme une voix qui éveille un écho. Cladel vous dira ce qu'est l'auteur et par quels liens de sympathie son origine, son éducation et son talent rattachent M. Fabié avec « papa du Bouscassié ». Je me contenterai de donner un échantillon de ses vers. Je le prends - j'en pourrais prendre cent autres, dans une splendide pièce intitulée les Bœufs :

Aussi, dès que l'avril fait gazouiller la grive
Et retentir les bois des appels du coucou,
Dès que la sève monte aux saules de la rive,
Les bœufs, sentant le sang qui leur gonfle le cou,

S'échappent en beuglant de la sombre écurie,
Font tournoyer leur queue en fronde dans le vent,
Et s'en vont, écrasant du pied l'herbe fleurie,
Boire au fleuve embrasé par le soleil levant.

Puis, à plein mufle, avec cet appétit farouche
D'estomacs qui, six mois, jeunèrent à moitié,

Ils mangent herbe et fleurs leur emplissent la bouche,
Pâquerettes et muguets sont fauchés sans pitié.

N'est-ce pas là un tempérament, un talent de vrai poète, de saveur originale et de ton personnel ? Rara avis ! Je suis tout joyeux d'en rencontrer un.

B.-H. G.

La Vie et la Mort, par JEAN RAMEAU. Paris, E. Giraud et Cie, 1886. Un vol. in-12. - Prix: 3 fr. 50.

C'est un grand plaisir quand on peut signaler une œuvre originale, forte, jeune et pleine de promesses pour l'avenir. Le volume de vers que son auteur, M. Jean Rameau, intitule la Vie et la Mort est de

ces œuvres-là. La pensée et l'inspiration y sont contradictoires, comme il convient à un poète lyrique. Tantôt M. Rameau se révolte contre la civilisation, la société, la famille, la vie, et appelle à grands cris la barbarie, l'assouvissement des appétits lâchés et la délivrance finale, la mort ; tantôt il chante les joies d'aimer, l'ivresse de vivre et même il va jusque-là, le poète! - le bonheur par delà la vie.

La vérité, mortels? Oyez! je vous la dis:
On ressuscite, on vit dans la joie embaumée,
Dans l'extase toujours! Mais, dans le paradis,

Ce n'est pas Dieu qu'on voit. Non! c'est la Femme aimée.

Chambellan, de ses amis et en particulier de Mme Tigrane pacha, à qui le livre est dédié.

Les Anémiées : les Pures, les Impures, par EDME PAZ. Un vol. in-18. Bruxelles, 1886. Henri Kistemaeckers.

Si l'objet de toute œuvre d'art est l'exaltation du sentiment, comme le dit Herbert Spencer; si parler en des vers excellents un langage exalté, c'est être poète, M. Edme Paz est vraiment un poète et le recueil des Anémiées absolument une œuvre d'art. Pures ou impures, toutes ces poésies exaltent un seul sentiment, l'amour, qui souvent s'y résout en une sensation et s'y confond avec la volupté. Pures ou impures, ces Anémiées dégagent également l'àcre parfum des littératures savantes et décadentes. On les lira donc l'huis clos.

Il est de l'école de l'outrance, et c'est là mon reproche. Point de termes assez violents, point de bouche assez ouverte, de bras assez convulsés, d'yeux assez jaillissants de leurs orbites, de cris assez sauvages, pour exprimer les douleurs, les angoisses, les doutes, les aspirations, les colères, les voluptés, les désespoirs, les anathèmes et les bénédictions qui gonflent le cœur du poète jusqu'à le faire éclater et à le réduire « en haillons ». L'influence de Richepin influence, non imitation est évidente ici. Mais, comme il arrive le plus souvent chez les natures originales, elle pousse M. Jean Rameau un peu hors de sa voie. Il se retrouvera, se maîtrisera et par cela même se fortifiera. Il a dit quelque part, en ce truculent volume:

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Nos Satellites. Photographies de basse-cour, par Mme LOUISE D'ERNESTI BADER, avec dessins d'Auguste Sage. Un vol. in-12. Paris, 1886. Dentu.

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Les gaietés d'une nichée de lapins, l'héroïsme d'une couvée de poussins, les gràces d'un jeune matou que sa maîtresse innocente a longtemps pris pour une chatte, l'amertume de la désillusion, la « transformation » devenue nécessaire: tels sont les thèmes d'intimité domestique que Mme d'Ernesti Bader a développés en ce petit volume de vers. Si l'auteur, à notre avis, pousse vraiment un peu loin ou l'inexpérience ou le dédain des raffinements de la forme, si à ce titre les puristes lui contestent quant à présent une place à un rang très élevé sur les degrés du Parnasse contemporain, par contre, son tour d'esprit, son humeur aimable, une pointe de mélancolie, un goût vif de la nature, son amour pour ces bons et intelligents compagnons de notre vie aux champs qu'elle appelle nos Satellites, sa connaissance profonde de leurs mœurs, de leur façon de penser et de leurs sentiments; tout cela qui n'est point de qualité commune chez Mme Louise d'Ernesti Bader - lui assure dès aujourd'hui la gratitude et les sympathies des lecteurs qui partagent sa pénétrante affection pour les chers êtres que Michelet, lui, avait déjà nommés « nos frères d'en bas ». Néanmoins, et pour cette raison même, nous invitons l'auteur à faire pendant quelque temps son livre de chevet du Petit traité de poésie française que Théodore de Banville a pris la peine de composer à l'usage précisément et uniquement de ceux que a la Muse en naissant a sacrés poètes» et lui a donné mission d'initier aux exigences modernes de l'art poétique.

Il serait grand dommage qu'il pratiquât jamais à la lettre cette sagesse silencieuse. Une voix comme la sienne a pour mission de se faire entendre. Mais il en viendra, je n'en doute pas, à apprécier à leur valeur, en tant que procédé littéraire, ces soubresauts frénétiques, ces bonds hors de l'humanité, et à se contenter modestement de répandre en ses vers les sentiments de son cœur, sans faire de celui-ci une tragique chair à pâté.

En attendant, je salue un vrai poète. C'est une politesse qu'on n'a pas l'occasion de faire tous les jours.

Poèmes d'Égypte, par NEPHTALI CHAMBELLAN. Un vol. in-18. Paris, 1886. L. Frinzine

La connaissance des rythmes, le vers facile, abondant, de rime suffisante et de bonne humeur, ne reculant pas sous couleur d'antipessimisme devant le mot propre, qui est parfois le mot sale, des paysages prévus, des tableaux de mœurs de mauvaises mœurs le plus souvent, · scènes de meurtre et scènes d'amour, de la couleur locale à profusion, des loisirs mondains, un séjour de six années au bord du Nil, le goût des lettres : tels sont les éléments rapprochés par le hasard, mais habilement combinés par l'auteur, dont la combinaison a produit les Poèmes d'Égypte, pour la plus grande joie de M. Nephtali

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E. C.

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