Imágenes de páginas
PDF
EPUB

conduit tel ou tel amateur à former son musée ou sa bibliothèque; il ne doit considérer que les choses acquises et reconstituer au point de vue de l'art les catalogues des divers cabinets avec les particularités qu'ils représentent et les différences de marques, de monogrammes et d'armoiries qu'ils ont rencontrées sur les objets de provenance célèbre aux cours de leurs recherches.

A ces titres, les deux volumes des Femmes bibliophiles sont, je puis le dire, irréprochables; chaque chapitre devient une véritable monographie illustrée. Ce sont d'abord les armes avec émaux gravés délicatement, ainsi que les monogrammes que nous donne le publicateur de cet ouvrage, puis les plus beaux spécimens de reliure estampillés à la marque la plus caractéristique de la propriétaire, de telle façon que cette histoire des dames bibliophiles françaises devient pour ainsi dire l'histoire de la Reliure elle-même et celle des maîtres praticiens qui se sont fait un nom impérissable dans cet art si brillant du xvie au xvIII° siècle.

« Le titre dont nous nous sommes servi et que nous n'avons adopté que pour mieux indiquer notre but, en généralisant d'un mot notre pensée, n'est pas rigoureusement exact, écrit M. QuentinBauchart, avec franchise, en guise d'avertisse.ment à son œuvre. Il y a, en effet, dit-il, deux catégories bien tranchées de collectionneurs de livres ceux qui considèrent le livre comme un objet de mode et de luxe, ou comme une sorte de valeur de bourse dont ils suivent les fluctuations avec l'intérêt du joueur, et ceux qui le recherchent pour ce qu'il contient, pour sa rareté et sa belle condition matérielle de texte et de reliure. Ceux-là sont les purs, la phalange d'élite des bibliophiles.

<< Autrefois, poursuit-il, le livre était peu recherché et ne pouvait pas devenir comme aujourd'hui un objet de spéculation, mais la distinction que nous venons d'établir n'existait pas moins; à côté des bibliophiles de race, il y avait quelques grands seigneurs qui possédaient des livres parce qu'il était de bon ton d'en avoir, mais ne les regardaient et ne les ouvraient jamais. Les premiers passaient le plus souvent pour des maniaques, et La Bruyère, en comparant leurs bibliothèques à des tanneries, a prouvé que, chez les plus grands moralistes, le goût peut n'être pas toujours à la hauteur de l'esprit.

« Cette différence existait à plus forte raison chez les femmes. Beaucoup de grandes dames ont eu des livres aux siècles passés, mais presque toutés en ignoraient le contenu, et le titre de bibliophile ne leur est guère applicable. Le livre acquis, relié et rangé avec plus ou moins de mé

thode dans une armoire luxueuse, l'effet était pro. duit, et elles s'en tenaient là.

« Diane de Poitiers, Catherine de Médicis au xvI° siècle, la grande Mademoiselle et la comtesse de Verrue au xvii, Mme de Pompadour au xvIII®, sont les seules qui aient laissé de véritables bibliothèques; et si d'autres, telles que Marie de Médicis, Anne d'Autriche, la duchesse de Bourgogne, la marquise de Maintenon, etc., ont possédé des livres qui jouissent également d'une grande faveur auprès des amateurs, c'est moins à leur valeur intrinsèque que cette faveur est due qu'à la beauté de leur reliure et à leur origine. Le sentiment, remarque également M. Bauchart, entre aussi pour une grande part dans la recherche d'un livre, et c'est à cet ordre d'idées qu'il faut attribuer le prix que certains amateurs accordent à des volumes ordinairement mal reliés, mais qui ont appartenu à des personnes illustres par leur naissance ou intéressantes par leurs infortunes, comme Mme Élisabeth, la princesse de Lamballe et Marie-Antoinette. >>

L'auteur ne se fait donc pas illusion sur le titre de son livre; il sent fort bien par lui-même toutes les objections faites plus haut sur les fausses apparences de la bibliophilie féminine; mais il pouvait malaisément choisir une autre désignation pour sa galerie de portraits, et le plus grand charme de son étude a été de suivre pas à pas, avec un excellent esprit critique et un judicieux sentiment d'art, les progrès de la reliure française dans ses manifestations les plus diverses.

Il semblerait que la femme ait prêté de sa grâce, de sa séduction et de sa légèreté aux premiers livres confectionnés pour elle. Jusqu'à la fin du moyen âge, la reliure peut être en effet considérée comme un art presque exclusivement monastique; l'habit civil du livre ne s'intronisa et ne fut divulgué en France qu'aux débuts de l'invention de l'imprimerie; on pourrait dire qu'il s'affina et s'aristocrisa tout en se démocratisant. Aux lourds dais de bois succédèrent peu à peu les plats de carton; les peaux de truie et de cerf firent place au maroquin et aux peaux amincies; les parchemins, jadis gauffrés ou estampés, se couvrirent de légères dentelles d'or, et toute l'orfevrerie massive, qui faisait ressembler un volume à une sainte châsse, disparut tout à coup, cédant le pas à une ornementation délicate et harmonieuse.

Marguerite d'Angoulême, cette perle fine des Valois, cette fleur suave de poésie, comme la nommait Clément Marot, fut une des premières

à faire sentir son influence et son goût exceptionnel, et les rares manuscrits qui nous viennent de la Marguerite des Marguerites témoignent de l'excellence de son tact pour tout ce qui concernait la décoration intérieure et extérieure de ses livres.

« L'influence italienne qui s'est fait sentir dans toutes les branches de l'art au début de la Renaissance est alors toute puissante, observe M. Quentin-Bauchart; les maîtres italiens sont nos initiateurs et deviennent nos modèles; mais, avec Diane de Poitiers, l'art de la reliure revêt une physionomie nouvelle, une personnalité propre, et nos ouvriers, par l'élégance de leurs œuvres, le sentiment exquis de la forme qu'ils apportent dans leurs compositions, conquirent une suprématie qui ne sera plus dépassée... Avec Marguerite de Valois, le goût change et devient en quelque sorte plus féminin: les filets croisés, les liteaux et les arabesques font place à des couronnes de feuillage symétriquement repétées qui couvrent les plats et le dos du volume; au centre de ces couronnes se trouvent des fleurs diverses où domine la marguerite... La reliure des livres de Marie de Médicis est toujours élégante, mais devient déjà plus simple. La dorure se compose d'un semis où les chiffres de la reine et les fleurs de lis alternent en se reproduisant à des intervalles égaux. Souvent, moins compliquée encore, elle ne consiste plus que dans un simple milieu à branchages où sont poussées les armes

que

« Le nom d'Anne d'Autriche marque à son tour une époque de transformation, écrit encore dans sa succincte et parfaite introduction l'élégant biographe des Femmes bibliophiles; c'est, en effet, dans la seconde partie du règne de Louis XIII que se révèle Le Gascon. I imagine un genre absolument nouveau et substitue aux semis monotones et aux lourds encadrements fleurdelisés ses prédécesseurs avaient mis à la mode de simples filets droits ou courbes aux coins pointillés, accompagnés de milieux copiés le plus souvent sur de riches dessins de broderies et de dentelles; mais ce sont là les premiers tâtonnements d'un artiste qui a conscience de sa valeur et qui cherche sa voie. Il est bientôt en pleine possession de son talent, et nous voyons apparaître, à la fin de la minorité de Louis XIV, ces magnifiques entrelacs dont les compartiments et les fonds, entièrement couverts de pointillés, ont mis le comble à sa réputation. >>

- L'ingénieux auteur de ce livre curieux poursuit ainsi le résumé sommaire de son œuvre. A chaque étape de ce rapide coup d'oeil historique sur l'art de la reliure, il fait jaillir lumineusement un nom d'illustre reine ou d'aimable princesse; c'est

que toutes les histoires en France peuvent s'écrire par les femmes; de partout elles surgissent... par. tout elles donnent le branle. Dans notre nation de galanterie, nous avons fait à la femme une place si incroyablement vaste qu'elle semble, en bien ou en mal, être la grande inspiratrice de toutes choses, et qu'à travers tous les règnes, elle apparaît charitable ou néfaste, portant le pays à la gloire ou l'abîmant dans la ruine. Il n'est si petite monographie historique où la femme ne joue son rôle prépondérant, et si les histoires en général ne sont, comme on l'a dit, que des mensonges immortalisés, c'est que la femme ici-bas n'a mis que trop souvent la vérité en mascarade.

Même dans les annales des livres, ce camp ennemi où elle s'est introduite pour marquer à ses fers comme autant d'esclaves les volumes qu'elle emprisonnait dans ses palais, voyons là au XVII, ou au XVIIIe siècle toujours suivant les modes et les relieurs de qualité. Voici cette diablesse faite ermite qui eut nom Mme de Maintenon; elle semble fuir l'éclat des ors et des dentelles; elle encapuchonne ses livres à la janséniste, les relevant à peine d'un double filet aux angles, suivie dans cette voie modeste par la petite Mme de Chamillart, femme du ministre des carembolages, et le jansénisme bibliopégique devient de bon ton, de suprême distinction; il faut tout le talent des Du Seuil et des Boyet pour ramener l'ornementation un moment exilée et faire revivre les éclatantes dorures gauffrant le maroquin.

Au siècle suivant, la pruderie s'efface, la femme s'épanouit dans la licence; il faut de la couleur aux belles anémiées; la reine Marie Leczinska fait naître la dynastie des Padeloup; les mosaïques éclatent, les dorures chantent dans des reliures à la fanfare, les maroquins rutilent et se doublent de tabis; le rouge, le citron, le grenat, le vert nature teignent les peaux d'Orient, les médaillons sont semés sur les plats, les grenades mosaïquées s'entrouvent dans de larges feuillages d'une allure persane : c'est la splendeur d'un règne de plaisir qui s'affiche sur l'extérieur des livres. Avec les courtisanes régnantes, le rococo survient, le rococo, art charmant inanalysable qui serpente partout comme une farandole aux sinuosités vertigineuses; le rococo de la Pompadour s'attache aux volumes du jour, et la tour de la favorite dresse sa silhouette crénelée sur tous les livres à ses armes.

Mmes de France, Mme Adélaïde, Mm. Victoire et Mme Sophie forment chacune une bibliothèque spéciale, adoptant un ton maroquin différent que

Derôme décore de son mieux. La comtesse Du Barry elle-même possède une bibliothèque dressée sur commande, et son audacieux Boutez en avant, devise superbement cynique, est frappée en plein cuir sur ses volumes les moins recommandables.

Marie-Antoinette trouva moyen, au milieu de sa vie chargée d'occupations futiles, de se composer une des plus considérables bibliothèques du temps; ses livres, en grande partie reliés par Blaizot, étaient revêtus de maroquin rouge aux armes de France et d'Autriche accolées. Ses reliures semblent porter en elles le présage de la décadence; elles se démocratisent et montrent un regrettable relâchement dans le corps d'ouvrage; le cartonnage apparaît déjà, symbole du sans-culotisme de la bibliophilie; ce sont des petits livrets couverts de soie, chargés de miniatures ou ornés de paillettes d'or, d'argent ou de bronze rouge ou bleu qui rappellent les lampions des futures fêtes républicaines.

C'est qu'avec elle la dernière femme bibliophile va disparaître, la dernière grande Française dans toute la majesté et l'élégance affinée du mot. Après elle, l'histoire des livres semble restreinte par des lois somptuaires, et je serais curieux de savoir comment M. Quentin-Bauchart aurait pu continuer durant ce xix siècle l'histoire des bibliothèques privées féminines. Il me paraît que la chose serait totalement impraticable. - Qui donc

[ocr errors]

me citerait un nom ?... A moins que la sage et vertueuse Mme Grévy, dans les splendeurs secrètes de l'Élysée, ne dissimule un cabinet d'ouvrages austères reliés aux armes jurassiques, avec sa devise à plusieurs étages: Aimons qu'on nous loue.

Pour me résumer, l'ouvrage de M. Ernest Quentin-Bauchart est destiné à rester comme un recueil indispensable dans la bibliothèque de tous les amateurs et bibliographes; il peut prendre place à côté de l'armorial du bibliophile, non loin du Brunet et assez près du guide Cohen, mais il demeure incomparablement supérieur à toutes ces publications par la splendeur de sa facture et par son illustration, tout en restant leur égal par la perfection de son texte et l'abondance de ses documents.

Si j'en avais le loisir, je voudrais toutefois y ajouter un appendice humoristique; ce serait une Physiologie de la femme bibliophile, petit traité à la manière noire, ou j'essayerais de montrer comment ces bas de cuir sont parfois dignes d'être assimilés aux bas bleus... à quelques coins d'or près. Le sujet serait délicieusement affriolant; n'ai fait ici que l'effleurer d'une plume si légère je qu'il ne vaut pas la peine d'en parler.

[ocr errors]

OCTAVE UZANNE.

[graphic][subsumed]
[graphic][ocr errors][merged small][subsumed][ocr errors][merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small][merged small]

Contes modernes, par GASTON BERGERET. Paris, Librairie moderne, Maison Quantin, 1887. Un vol. in-18. Prix: 3 fr. 50.

La Librairie moderne, que vient de fonder la Maison Quantin, a la main heureuse. Avec Chimère, de M. Eugène Mouton, et les Contes modernes, de M. Gaston Bergeret, elle est sûre de se faire connaître pour ses débuts de tous ceux qui lisent des livres français. Le premier des cinq contes qui composent ce volume est d'une donnée charmante : un jeune homme entre deux jeunes femmes, l'une admirablement belle, l'autre d'une laideur spirituelle et bonne, s'éprend de la première et veut se servir de la seconde comme d'un mannequin sur lequel il essayera la puissance de ses séductions. Il arrive qu'il est pris à son piège, qu'il aime celle qu'il prétendait jouer et qu'il dédaigne celle qu'il croyait aimer. Tout cela est raconté avec un charme de style et une finesse de pensée qui font songer aux pages subtiles et exquises des conteurs du XVIIIe siècle. On éprouve à cette lecture une vraie volupté intellectuelle. C'est à s'en pourlécher, comme un chat devant une jatte de lait.

Herswegilde est le titre d'un grand opéra, chefd'œuvre d'un jeune musicien inconnu, qui, pour forcer plus facilement la destinée et les cabinets directoriaux, épouse une grisette, sa voisine de grenier. D'opéra en cinq actes, Herswegilde devient d'abord opéra-comique en trois actes, puis opérette en un acte où les druides sont remplacés par des nègres et les guerriers gaulois par des marins français; elle finit par être jouée sous cette forme avec les noms des trois collaborateurs sur l'affiche. Les types du frère et de la sœur du musicien, l'un, bureaucrate méticuleux, l'autre, dévote et ardente aumônière de l'argent des autres, sont pris sur le vif, et prouvent une fois de plus que l'art n'a pas besoin de se faire grossier pour peindre le réel.

Tout le monde connaît déjà le Roi de Carolie, la troisième de ces nouvelles, et l'on prendra plaisir à relire cette fine et amusante pièce d'ironie politique. La Discussion du budget est une étude d'économie

domestique et de vie conjugale, où la supériorité de la femme s'affirme par les moyens les plus imprévus et les plus ingénieux. Enfin Un homme heureux nous fait assister au désespoir d'un mari dont la femme est parfaite. Il fuit, se fait mettre en prison, se fait passer pour fou, et toujours retombe dans le bonheur insupportable de son foyer domestique. A bout de forces et d'expédients, il se résigne et conclut par cette phrase pleine de mélancolie: « Voyez-vous, quand on est né heureux, il n'y a rien à faire : on ne peut pas ne pas l'être. »

La Gourme, par FERNAND LAFARGUE. Paris, Jules Lévy, 1886. Un vol. in-18.

Un jeune homme de bonne famille, dans une petite ville, aime et se fait aimer d'une blanchisseuse mariée, puis de son ouvrière. Un autre jeune homme, ami du premier et orphelin, aime la sœur de cette blanchisseuse, jeune fille pure et charmante, et n'hésite pas à l'épouser. Cependant le frère de ces deux femmes, revenu d'Amérique, épouse l'ouvrière de la blanchisseuse à qui il était fiancé avant son départ, et Bourdieu, le mari, courtise dans les coins une petite drôlesse, apprentie à l'atelier et passée maîtresse en vice. Un matin, Bourdieu, qu'on croyait absent, surprend sa femme revenant d'un rendezvous avec Raoul, son amant; il lui donne un coup de pied dans le ventre, et la malheureuse se couche pour ne plus se relever. Le jour des noces des deux jeunes gens, Lisa, l'ouvrière, est surprise par son mari en tête-à-tête avec Raoul; et le mari, après l'avoir étranglée aux trois quarts, l'abandonne tout à fait.

Cette cuvée d'infamies bouillonne et fermente, et fait déborder en écume ses sanies. L'auteur déploie, d'ailleurs, dans la manipulation de ces immondices, un véritable talent. Quant à la gourme, qui la jette donc ici? C'est être trop indulgent que d'appeler de ce nom les plaisirs de Raoul, qui se dessine comme une jolie canaille et ne s'en tiendra pas à ces débuts. Les autres sont ou parfaitement honnêtes ou abominablement crapuleux. Je ne vois guère que l'auteur

[blocks in formation]

Les Yeux verts et les Yeux bleus, par PAUL HERVIEU. Paris, Alphonse Lemerre, 1886. Un vol. in-18 jésus. - Prix : 3 fr. 5o.

Le talent de M. Paul Hervieu est celui d'un pur lettré, non seulement raffiné de la langue, de la musique des mots, de la forme et de la couleur des objets, mais surtout raffiné de l'idée, passionné de psychologie. C'est ce qui donne à ses œuvres cette saveur particulière, un peu étrange parfois, mais toujours séduisante pour ceux qui ont le goût des études délicates et fouillées. Avec un art singulier, le romancier va au fond du cœur des individus, pénètre leur cerveau et dissèque leur pensée; à cela il joint une sorte d'humour railleur, très caractéristique, une causticité d'une morsure fort pénétrante, qui fait penser à ces fruits à la fois savoureux et acides dont le goût s'avive, s'impose et ne rencontre pas de palais blasé.

Ses ouvrages précédents, un véritable régal de lettrés, avaient déjà assuré une place tout à fait à part à cet écrivain original; mais nous croyons que, dans aucun d'eux, il n'avait mieux affirmé sa spécialité littéraire que dans le nouveau volume qui vient de paraître. Les Yeux verts et les Yeux bleus, la nouvelle qui ouvre le livre, d'un mystérieux tout frissonnant, est comme le résumé du procédé d'analyse de Paul Hervieu; c'est la quintessence de sa manière de sentir, de voir et de rendre ce qu'il a vu et senti. Pas un pli de l'âme qui ne soit sondé profondément, pas un muscle qui ne soit éprouvé, tâté, pas un nerf qui ne soit soumis à toutes les tensions curieuses du psychologue et du physiologiste. Et, ce n'est pas seulement sur les autres que l'auteur fait ces étranges épreuves, c'est sur lui-même; aussi sort-il de son livre le frémissement contagieux du vrai, même au milieu des aventures les plus bizarres, les moins vraisemblables. Une logique rigoureuse, implacable lie les faits extérieurs aux houles secrètes de l'intérieur, et si le récit va de temps en temps jusqu'à la secousse brisante du cauchemar, il se termine toujours par l'indéniable réalité de la chose non pas rêvée, mais arrivée.

Les différentes nouvelles contenues dans ce volume, après les Yeux verts et les Yeux bleus, sont la Sagesse de Koukourounou, une fantaisie très amusante sur la colonisation anglo-française en Afrique ; Mon ami Léonard et Tom Bred et John Bred, études se rapprochant comme allure de les Yeux verts et les Yeux bleus, mais absolument différentes comme sujet et d'un caractère très saisissant. Simple soirée, nuit étrange, les Deux légionnaires et Riri rentrent dans le domaine de l'observation humoristique; on ne saurait les détailler, mais il est impossible de rester insensible à la philosophie gouailleuse qui s'en dégage et à la pointe de sensibilité qui les anime. L'Impasse Ugène, enfin, est une peinture de Paris artistique, traitée avec une sincérité, un brio et une habileté

remarquables. Tous les personnages, bien campés sur leurs pieds, vont, viennent, dans leur atmosphère typique et nous restituent une des plus intéressantes visions que nous puissions avoir de certain coin connu du monde des artistes. En somme, le nouveau volume de M. Paul Hervieu est un recueil qui mérite d'attirer l'attention des lettres et qui donnera à tous une émotion neuve, un plaisir non goûté c'est l'œuvre d'un écrivain de race et d'un fin observateur de l'humanité.

Hémo, par ÉMILE DODILLON. Paris, Alphonse Lemerre, 1886. Un vol. in-18 jésus. Prix : 3 fr. 50.

Le nouveau roman de M. Émile Dodillon, Hémo, est assurément l'une des œuvres les plus étranges et les plus inattendues qu'il soit possible de lire.

L'auteur, après avoir, dans des livres précédents, étudié la nature autour de lui et tenté avec un certain bonheur de la saisir sur le vif, ne semble plus aujourd'hui se contenter de la réalité et veut aller dans l'au delà, se lancer dans l'hypothétique et l'inconnu. Non seulement son sujet est des plus scabreux, mais encore a-t-il dû peindre des paysages et des mœurs qu'il ne connaissait que par les livres ou les récits de voyageurs. Nous ne pouvons donc accepter cette étude que comme une fantaisie poussée à ses dernières limites et relevée par un style souvent vigoureux, mais seulement comme une fantaisie et non comme une œuvre puisée aux véritables sources de l'observation, prise à même la vie.

Son héros, né à Rotterdam, sorte de savantasse bizarre, mal équilibré, après avoir tenté diverses découvertes, fouillé la science à droite et à gauche, part pour l'Afrique équatoriale. Poussé par la recherche aiguë, presque maladive, des secrets de la génération humaine, curieux des mystères qui peuvent rattacher l'homme à l'animal, il va vivre au milieu d'une peuplade sauvage, anthropophage, les Pahouins, à la lisière d'une forêt habitée par les fauves et les grands singes. Ce sont surtout les mœurs de ces derniers qu'il a le désir d'étudier. Le hasard fait tomber entre ses mains une jeune guenon de la plus grande espèce; après l'avoir soignée, guérie de ses blessures, il habite complètement avec elle sa case jusque-là solitaire, tant et si bien que les traîtrises des nuits brûlantes d'Afrique, jointes au désir violent d'expérimenter par lui-même, au risque de passer aux yeux des civilisés pour un monstre, font de l'homme et de la guenon un couple illegitime auquel il ne manquerait que les. sacrements pour être mari et femme. De ces étranges et infâmes amours naît un fils, Hémo; est-ce un singe? Est-ce un homme? Tel est le problème que Jan Maas poursuit chaque jour avec une inquiétude fiévreuse. La guenon meurt tragiquement et Jan élève seul son fils, mais une fièvre pernicieuse jette le savant sur sa couche; ses amis les Pahouins l'emmènent pour le soigner, sans s'occuper d'Hémo qu'ils prennent pour un singe; un combat survient entre les sauvages et une colonne d'explorateurs blancs Hémo disparaît dans la bagarre. C'est en Hollande, au Jardin zoolo

« AnteriorContinuar »