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« Bouhier mérite une critique: magistrat exemplaire et auteur d'in-folio juridiques, il a, en prenant la plume pour la dernière fois, tracé une ligne irrévérencieuse. Il rédigea ainsi son épitaphe: « Cy« gît un homme qui cultiva les douces muses et la a triste Thémis. »

« Thémis ne méritait pas cette épithète de sa part. Elle ne la mérite de personne.

« Mais je quitte Dijon, car l'heure presse, et Paris nous doit encore quelques profils.

« Je rappellerai d'abord le nom du président Roland, qui débuta dans les lettres par un Plan d'études et se livra à son imagination pour composer un livre aimable dont voici le titre singulier: Recherches sur les prérogatives des dames chez les Gaulois; je citerai brièvement aussi le conseiller Voyer d'Argenson, descendant d'une grande famille de robe, collectionneur célèbre, dont les livres ont formé la bibliothèque de l'Arsenal; auteur fécond que ses romans, ses chansons et ses pièces de théâtre ont (avec son nom) conduit à l'Académie; et j'arriverai, pour clore cette période, à deux magistrats très connus dans la république des lettres.

« A tout seigneur, tout honneur: voici d'abord Le Franc de Pompignan, premier président de la Cour des Aydes de Montauban. N'imitons pas ceux qui le jugent sans le dire, sur la foi des sarcasmes dont il fut victime; pour ma part, j'en appelle au jugement de Voltaire.

« Voyez d'abord le magistrat : avocat général à Montauban, il devient célèbre dans le Midi par son éloquence; et son caractère inspire une telle estime, que son élévation au poste de premier président est saluée par des fêtes publiques. Le Parlement de Toulouse lui rend un hommage sans précédent en lui décernant le titre de conseiller d'honneur, à lui, étranger au ressort. Le chancelier d'Aguesseau le considère comme une des lumières de la magistrature. Voilà l'histoire.

« Maintenant voyez l'écrivain: acclamé d'abord à la Comédie-Française pour sa tragédie de Didon, il est sacré poète par l'opinion publique; et quand l'Académie française lui ouvre ses portes, après le succès des odes, des hymnes et des traductions de Virgile, toutes les académies de France et d'Italie l'ont attiré déjà dans leurs rangs. Renommée de bon aloi, sans une bassesse pour l'acquérir. Voilà encore de l'histoire.

« D'où vient donc le discrédit qui s'attache à son nom? Il fit recevoir sa tragédie de Zoraide en même temps que Voltaire présentait Alzire. Les deux pièces avaient trop d'analogie pour être jouées en même temps. Voltaire exigea que Pompignan fût sacrifié, mais ne lui pardonna jamais de s'être trouvé sur sa route. On en veut d'autant plus aux gens qu'on a tort. Ce fut dès lors une guerre implacable. Quand le président publia ses Poèmes sacrés, Voltaire en

dit:

Sacrés ils sont, car personne n'y touche!

« Et il lança ce quatrain contre le poème de Jérémie:

Savez-vous pourquoi Jérémie

A tant pleuré durant sa vie? C'est qu'alors il prophétisait Que Pompignan le traduirait.

Après la réception du magistrat à l'Académie, il l'accabla de ses Facéties parisiennes, appela à la rescousse Morellet et autres condottieri de lettres; chaque heure apporta sa piqûre.

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Pompignan, écœuré, lança une charge à fond contre les encyclopédistes; puis, las de ces paradoxes auxquels son genre d'esprit et son caractère ne lui permettaient pas de répondre, il se retira à la campagne, se disant peut-être ce mot de Montesquieu : « J'aime mieux les paysans; du moins, ils n'ont pas << assez d'esprit pour raisonner de travers. >>

« Voici maintenant le président Hénault, du Parlement de Paris. Magistrat de cour. N'en a pas moins lutté avec de Mesmes pour les droits du Parlement exilé. Peu assidu au Palais, il a siégé dans l'affaire Damiens. Lié avec toutes les célébrités de son temps, favori de la reine Marie Leczinska ; riche et hospitalier son cuisinier fut un personnage. Hénault se montra savant historien dans sa Chronologie; eut en poésie les qualités d'un versificateur agréable, et fit preuve de talent et d'ingéniosité comme auteur dramatique.

<«< Voltaire fut son ami, à l'égratignure près. Il lui adressa une épître qui commençait de ce ton moitié figue et moitié raisin:

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« Grimm l'a dépeint: « Homme charmant mais su«perficiel.» Suivant Bachaumont, « il n'a mérité ni « la célébrité ni les critiques ». Mme du Deffant en pense au contraire beaucoup de bien, mais fait ses réserves: «... M. Hénault, dit-elle, joint à beaucoup

d'esprit toute la grâce, la finesse imaginables... Sa « vanité lui donne un extrême désir de plaire, sa « facilité lui concilie les caractères; sa faiblesse rend « l'attrait durable... Il plaît aux uns par ses qualités, « à beaucoup d'autres par ses défauts. >>

« Très précoce, il remporta le prix d'éloquence un an après son entrée dans la magistrature; très fécond, il écrivit, entre autres pièces, et après deux tragédies, les paroles d'un opéra dont le duc de Nivernais fit la musique, et des comédies qu'on joua à la cour. Il eut pour actrice principale Mme de Luxembourg. Un plus grand honneur fut réservé au président-académicien la reine de France collabora à l'une de ses pièces. Voici comment il raconte, d'un

ton

assez naïf d'ailleurs, l'épisode dans ses Mémoires :

« J'avais fait une petite comédie du Réveil d'Épimé« nide. Épimenide se réveille après avoir dormi « trente ans ; il retrouve sa maîtresse, qui est moins « jeune de trente ans; aussi la prend-il pour sa « mère. Enfin il la reconnaît et veut l'épouser. Elle « s'y oppose par générosité, quoiqu'elle l'aime tou« jours. Sa situation parut assez touchante pour « que la reine m'ordonnât de la rajeunir. J'eus « recours au miracle: je fais venir Hébé, ce qui pro«<duit un divertissement pour terminer la pièce. »

« Ce miracle d'obéissance fait du même coup l'éloge du courtisan et de l'écrivain; mais il convient d'ajouter que le président Hénault n'a jamais modifié de la sorte ses arrêts, fût-ce pour plaire aux rois.

« Je n'essayerai pas, messieurs, d'allonger cette promenade, déjà excessive, au milieu des magistrats qui furent membres de l'Académie sans avoir prouvé, soit comme orateurs, soit comme écrivains, leur amour des lettres. Ainsi du premier président de Mesmes, qui n'eut guère pour titres que d'être spirituel, populaire et beau-père du duc de Lorges; ainsi encore de l'avocat général d'Aguesseau, dont on put dire pour tout éloge qu'il était le petit-fils du grand chancelier. Je vois de même, dans la période qui suit 89, l'Académie (changée en 2o classe de l'Institut) compter dans son sein plusieurs grands magistrats que le premier Empire emprunta à la Convention : Cambacérès, Merlin de Douai, Regnault de SaintJean-d'Angély; et je trouve, en 1803, le 27o fauteuil occupé par Target, dont la biographie n'est pas à faire. Une belle figure de la fin du XVIe siècle, celle du premier président de Sèze apparaît à l'Institut en 1816; je me borne à nommer ces aînés, qui, comme M. Dupin plus tard, ne rentrent que par un côté dans mon cadre. Mais il en est deux autres, remontant à la même époque, qui m'appartiennent tout entiers; et cette revue serait incomplète si je n'approchais mon flambeau de leur toile.

« Vers 1775 naquit dans la Nièvre un homme qu'on blessa bien souvent en lui contestant sa particule, Marchangy. Sa carrière dans la magistrature fut brillante, mais son esprit trop absolu et ses tendances de sectaire le rendirent toujours passionné. Avocat général à Paris, il porta la parole dans de grands procès politiques, notamment dans l'affaire des Quatre sergents de la Rochelle; ses contemporains, trouvant avec raison qu'il manquait d'humanité, eurent l'injustice de nier son talent. Il devint avocat général à la Cour de cassation.

«La littérature occupa une grande place dans sa vie. Ses romans et ses réquisitoires portent l'empreinte de la même ardeur fougueuse; le président de Sèze a dit de lui dans son Éloge: « Sa brillante « imagination l'emportait souvent malgré lui. »

« Il fit d'abord un grand poème sur le Bonheur à la campagne. Je ne vous en conseillerai pas la lecture; mais les ouvrages en prose, qu'il composa plus tard, révèlent un vrai tempérament d'écrivain et une va

leur incontestable. Son succès fut médiocre, parce que son caractère amer lui nuisait; on fit autour de lui la conspiration du silence. On le lit encore moins aujourd'hui, sans doute; mais lit-on beaucoup davantage Chateaubriand, qui fut son modèle? Le spiritualisme et le français pur ont fait leur temps: nos hommes de progrès ont remplacé tout cela. Marchangy, auteur de dix-sept volumes dans lesquels le roman historique domine, commit une faute de goût: il écrivit en prose poétique; mais étant donné le genre et en tenant compte des boursouflures propres à son temps, il eut un style dont la recherche et la cadence ne sont pas pour déplaire. Je ne puis résister au désir de vous en donner exactement l'idée, en citant textuellement ici une phrase de la Gaule poétique :

« Le ciel confie la garde de Lutèce à une simple « bergère, qui détourne avec sa houlette la grande « armée d'Attila; Clovis s'élève, et vingt rois dispa« raissent; et l'Éternel, s'intéressant à nos drapeaux, « se montre le Dieu des victoires, comme au temps « des Moïse et des Josué. »

« J'arrive de là, sans transition, au style gai, simple et incisif d'un autre magistrat de la Cour de cassatien, qui a écrit en première page ces aphorismes:

« Les animaux se repaissent, l'homme mange;

« l'homme d'esprit sait seul manger. »

« La découverte d'un mets nouveau fait plus pour « le bonheur du genre humain que la découverte « d'une étoile. »>

« Monument impérissable de l'esprit français, fantaisie souvent profonde, livre écrit suivant les meilleures traditions de la vieille langue, la Physiologie du goût a justement rendu célèbre le conseiller Brillat-Savarin. Cette œuvre légère est un chefd'œuvre. Chose singulière: si l'homme en avait de longue date préparé les matériaux, ce fut un vieillard de soixante-dix ans qui mit au point cette bible de la gaieté épicurienne. La publication des Méditations gastronomiques fut le dernier acte d'une existence étrange et bien remplie. Brillat-Savarin fut, sous l'ancien régime, magistrat dans la Bresse, son pays natal; député à la Constituante, il se prononça contre l'institution du jury et contre l'abolition de la peine de mort. Forcé d'émigrer, il utilisa son immense savoir et ses talents divers pour vivre aux États-Unis, tantôt professeur de langues, tantôt violon dans un théâtre. Sa joyeuse humeur voyageait partout en croupe avec lui. Rentré en France, il fut un instant attaché à l'état-major d'une armée sur le Rhin, et reprit enfin sa place dans la magistrature. Très scepil tique en fait de politique, il en avait tant vu ! se montra comme magistrat, au dire même de ses détracteurs, d'une intégrité sévère ». Il écrivit quelques ouvrages sur l'archéologie, l'économie politique et le droit; sa Physiologie en a effacé jusqu'au souvenir. Parent et ami de Mme Récamier, il fut un des plus charmants causeurs du petit salon de l'Abbaye-au-Bois.

« Son collègue Marchangy et lui moururent en même temps des suites d'un refroidissement qui les

avait saisis à la messe commémorative du 21 janvier 1826. Brillat-Savarin n'aurait demandé qu'à s'y soustraire; mais le premier président avait ajouté pour lui de sa main, sur la lettre de convocation: « Monsieur le conseiller, j'espère qu'on vous verra à « cette messe solennelle, d'autant plus que ce sera la « première fois. >>

« Il mourut donc victime de l'étiquette; qui le croirait, à le lire?

« En dépit de sa liberté d'allures, il hésita à publier la Physiologie, œuvre un peu légère, même à ses yeux, pour la Cour de cassation. Aussi, dans sa préface, plaide-t-il les circonstances atténuantes; et, pour se couvrir mieux, il dénonce avec une apparente bonhomie un de vos prédécesseurs, M. BerriatSaint-Prix, savant jurisconsulte qui aurait commis, assure-t-il, un roman en plusieurs volumes.

འ Quelques années plus tard, il aurait pu invoquer encore le nom d'un substitut de Paris, Gustave de Beaumont, qui rapporta de sa mission aux ÉtatsUnis un roman intitulé: Marie ou l'esclavage.

«Gustave de Beaumont, si je poursuivais ma route, me conduirait directement à son intime compagnon, Alexis de Tocqueville, petit-fils de Lamoignon, ce juge d'instruction de Versailles devenu l'une des gloires de l'Académie moderne. Mais je dois m'arrêter sur le seuil du siècle où nous vivons, car on ne juge bien qu'à distance. Je clos donc ma liste où le passé prend fin, pour ne voir que ceux dont la mort et le temps ont fait des figures impersonnelles. C'est par eux que je devais vous montrer, messieurs, que l'amour des lettres est de l'essence même de la magistrature, et qu'il peut élever l'esprit de l'homme sans diminuer les vertus du magistrat. »>

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son papier à terre. Il le regarda, parut indécis et, comme je lui offrais le second bulletin sur lequel était écrit le nom de Balzac, il sourit, le prit et l'expédia de bonne grace,

Voilà comment le grand Balzac eut deux voix à l'Académie.

H. de Balzac; ce que lui fut payé « la Derniere fée ». Le Voleur nous apprend qu'un manuscrit ne coûtait pas, il y a cinquante ans, le prix qu'on le paye aujourd'hui.

Un éditeur éprouvant le besoin d'un manuscrit allait trouver l'auteur qui lui paraissait le mieux doué.

« Je lui offrirai mille écus, » disait-il en cherchant son adresse.

Puis, se rappelant que le fils d'Apollon demeurait dans la Cité :

« C'est un plébéien ! s'écria-t-il; je n'offrirai que deux mille francs. »

Il se rendit au domicile de l'homme de lettres. « Au quatrième étage, dit la portière.

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C'est à ce prix que fut livré un chef-d'œuvre : la Dernière fée.

Le pauvre écrivain se nommait Honoré de Balzac.

Le prêt des livres.- L'Intermédiaire des chercheurs a découvert une curieuse pièce. Il s'agit du refus d'un prêt de manuscrit appartenant à l'église de Meaux. Le solliciteur n'était cependant pas le premier venu:

« Le mercredi 12 août 1669, Messieurs du Chapitre étant réunis et délibérant à l'ordinaire;

« Sur l'exposé fait par... que Monseigneur le très illustre et très révérend seigneur messire Bénigne Bossuet, évêque de Meaux, demande à Messieurs, en son nom personnel, le Cartulaire manuscrit de l'église de Meaux, qui est conservé dans la bibliothèque du Chapitre;

« Considérant ledit prêt sollicité comme de très périlleuse conséquence, Messieurs décident que ledit manuscrit ne saurait aucunement être prêté, mais qu'il y ait lieu d'accorder qu'il soit plutôt transcrit.

Laquelle résolution sera communiquée en termes très courtois audit seigneur évêque de Meaux. »

Le Paris rapproche assez malicieusement le cas de l'aigle de Meaux de M. Aulard, professeur de la Sor. bonne, qui se fâcha tout récemment de n'avoir pu obtenir, pour l'emporter chez lui, un manuscrit de

la bibliothèque Carnavalet. L'Intermédiaire ne dit pas que Bossuet se soit fâché.

Une plaque commémorative va être placée dans le XVI arrondissement, rue Vital, no 38; elle portera l'inscription suivante :

L'historien

HENRI MARTIN

né à Saint-Quentin le 20 février 1810 est mort dans cette maison

le 24 mars 1884.

Correspondance de Baudelaire. - De tous les littérateurs de son temps, Sainte-Beuve fut celui avec qui Baudelaire eut les relations les plus suivies et les plus cordiales. De 1844 à 1866, ils correspondirent souvent ensemble, et les lettres de Sainte-Beuve ont été déjà publiées. C'est ce qui a donné l'idée à la Nouvelle Revue de faire un choix parmi celles de Baudelaire et de les offrir à ses lecteurs.

La première, datée de 1844, est comme le prélude de l'amitié qui devait unir bientôt les deux écrivains. Baudelaire ne pouvait manquer d'y faire entrer des vers élogieux. Ils portent la marque adoucie du poète.

Ce fut dans ce conflit de molles circonstances, Mûri par vos sonnets, préparé par vos stances, Qu'un soir, ayant flairé le livre et son esprit, J'emportai sur mon cœur l'histoire d'Amaury. Tout abime mystique est à deux pas du doute.

Le breuvage infiltré lentement, goutte à goutte, En moi, qui, dès quinze ans, vers le gouffre entraîné, Déchiffrais couramment les soupirs de René,

Et que de l'inconnu la soif bizarre altère,

A travaillé le fond de la plus mince artère.
J'en ai tout absorbé, les miasmes, les parfums,
Le doux chuchotement des souvenirs défunts,
Les longs enlacements des phrases symboliques,
Chapelets murmurants de madrigaux mystiques,
Livre voluptueux, si jamais il en fut.

Et depuis, soit au fond d'un asile touffu,
Soit que, sous les soleils des zones différentes,
L'éternel bercement des houles enivrantes,
Et l'aspect renaissant des horizons sans fin,
Ramenassent ce cœur vers le songe divin,
Soit dans les lourds loisirs d'un jour caniculaire,
Ou dans l'oisiveté frileuse de frimaire,
Sous les flots du tabac qui masque le plafond,
J'ai partout feuilleté le mystère profond
De ce livre, si cher aux âmes engourdies
Que le destin marqua des mêmes maladies,
Et, devant le miroir, j'ai persectionné
L'art cruel qu'un démon en naissant m'a donné.
De la douleur pour faire une volupté vraie,
D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie,
Poète, est-ce une injure ou bien un compliment?
Car je suis, vis-à-vis de vous, comme un amant
En face du fantôme, au geste plein d'amorces,
Dont la main et dont l'œil ont, pour pomper les forces,
Des charmes inconnus. Tous les êtres aimés
Sont des vases de fiel qu'on boit les yeux fermés,
Et le cœur transpercé, que la douleur allèche,
Expire chaque jour en bénissant sa flèche.

Les lettres, à la suite, deviennent plus amicales, plus intimes, surtout celles datées de l'exil du poète en Belgique. Sainte-Beuve est devenu le protecteur, le gardien de la renommée de Baudelaire, et celui-ci n'a garde de négliger son puissant ami. Sachant comme il faut le prendre, il renonce totalement

A l'art cruel qu'un démon en naissant m'a donné.

Il met, au contraire, un art qui n'a rien de cruel, mais qui paraît parfois exagéré, à flatter le critique, afin d'établir une réciprocité à laquelle il semble énormément tenir. Comment en un miel pur, ce violent est fondu, est vraiment curieux à considérer. On ne peut se passer plus délicatement la rhubarbe pour obtenir en retour le sené. D'autant plus que vient le moment où Baudelaire vise, lui aussi, à l'Académie française. Comme toujours, il prend conseil de Sainte-Beuve, non pas tant pour profiter du conseil que pour se ménager un appui dont il a besoin.

« Je crois de bonne politique d'opter pour le fauteuil Lacordaire. Là, il n'y a pas de littérateurs. C'était primitivement mon dessein, et si je ne l'ai pas fait, c'était pour ne pas vous désobéir et pour ne pas paraître trop excentrique. Si vous croyez mon idée bonne, j'écrirai, avant mercredi prochain, une lettre à Villemain, où je dirai brièvement qu'il me semble que l'option d'un candidat ne doit pas être seulement dirigée par le désir du succès, mais aussi doit être un hommage sympathique à la mémoire du défunt. Aussi bien, Lacordaire est un prêtre romantique et je l'aime. Peut-être glisserai-je dans la lettre le mot << romantisme », mais non sans vous consulter.

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Et un peu plus loin, dans la même lettre :

« Pardonnez-moi si je me mêle d'une question délicate; mon excuse est dans mon désir de vous voir content (en supposant que certaines choses vous contenteraient), et de voir tout le monde vous rendre justice. J'entends beaucoup de gens qui disent: Tiens, Sainte-Beuve n'est pas encore sénateur! >> Il y a bien des années, je disais à E. Delacroix, avec qui j'avais tout mon franc parler, que beaucoup de jeunes gens préféreraient le voir restant à l'état de paria et de révolté (je faisais allusion à son obstination à se présenter à l'Institut). Il me répondit : « Mon cher monsieur, si mon bras droit était frappé « de paralysie, ma qualité de membre de l'Institut me « donnerait droit à l'enseignement, et, en supposant

« que je me porte toujours bien, l'Institut peut ser« vir à payer mon café et mes cigares. » En deux mots, je crois qu'il se forme relativement à vous, dans bien d'autres esprits que le mien, une certaine

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« Je vous adresse un poète qui veut être lancier, c'est-à-dire que ce poète, contraint par le hasard de devenir soldat, veut être lancier pour être près de vous. C'est un homme d'un grand talent, plein de gaieté et de résignation.

« Il serait plaisant que, tout en restant homme de lettres, il devint soldat pour de bon, mais ces choses sont des mystères. Pour ne parler que du présent, je me suis souvenu que vous aviez autant de bonté que d'esprit, et je vous recommande de tout mon cœur M. Albert Glatigny. Ainsi il n'aura pas même le plaisir de triturer lui-même son livre, car l'infortuné avait un livre sous presse.

« J'ai lu votre Sébastopol; c'est vraiment grand et toujours délicat.

« J'ai un bouquin nouveau à vous envoyer; mais le brocheur n'en finit pas. Prochainement, j'en publierai un autre où il sera question de vous; mais, « soyez tranquille », vous serez en bonne compagnie. « Je suis encore à Paris pour quelques jours, hôtel de Dieppe, rue d'Amsterdam; si vous m'écriviez et si j'étais parti, le maître de l'hôtel me renverrait votre lettre à Honfleur (Calvados), chez ma mère, Mme Aupich.

« Mes livres vont se succéder rapidement; je serai donc libre, dans peu de temps, de m'adonner au nouveau, et j'aurai à vous reparler du Marquis du 1er houzards.

« Je vous recommande bien mon poète qui a attrapé le numéro 41, et que vous verrez dans une huitaine de jours, à moins qu'on ne le juge impotent; mais il me paraît dans des conditions tout à fait contraires.

« Adieu! Souvenez-vous que je vous aime depuis plus longtemps que vous ne croyez, et présentez mes très respectueux souvenirs à Mme de Molènes.

«CH. BAUDELAIRE. »

Glatigny ne vint point au régiment.

Dumas père et l'Académie. On a souvent répété que le premier Alexandre Dumas ne s'était pas pré

senté à l'Académie. C'est, paraît-il, une erreur qu'a démentie M. Adolphe Racot dans la Gazette de France, et, à ce propos, il a rappelé un mot de l'académicien Michaud:

<< Mary Lafon, dans ses Souvenirs littéraires, raconte qu'il se trouvait à Passy, chez Michaud, l'auteur des Croisades, lorsqu'il vit un jeune homme, brun de teint, les cheveux crépus, se précipiter dans le cabinet de Michaud et crier :

« Monsieur Michaud, je me porte au fauteuil de << Parseval-Grandmaison et vous demande votre voix.>> << Parseval était mort la veille.

« Déjà? répondit Michaud ; vous êtes donc venu par « le corbillard? »

Ceci se passait en 1832. En 1841, après l'élection de Victor Hugo, qui avait échoué trois fois, nouvelle candidature de Dumas, qui écrit alors à Charles Nodier:

« J'aurais pu passer comme Hugo. Tous ses amis étaient à peu près les miens. Voyez donc, à la prochaine séance, avec Casimir Delavigne, qui me porte quelque intérêt, à vous recorder. Si vous voyez que la chose prenne quelque consistance, montez à la tribune académique et dites en mon nom à vos honorables confrères quel serait mon désir de siéger parmi eux; faites valoir mon absence toutes les fois que j'ai pensé que ma présence serait un embarras; enfin, dites de moi tout le bien que vous en pensez et même celui que vous ne pensez pas. Si vous ne voyez pas de chances, bouche close. »>

Encore écarté cette fois, mais non découragé, Dumas adresse encore la note suivante au Siècle en 1845, après la mort de Casimir Delavigne.

« Plusieurs journaux ont annoncé que j'avais sollicité et obtenu la place de bibliothécaire à Fontainebleau. Veuillez, je vous prie, démentir cette nouvelle qui n'a aucun fondement. Si j'avais ambitionné un des fauteuils que l'illustre auteur des Messéniennes et de l'École des vieillards a laissés vacants, c'eût été seulement son fauteuil à l'Académie. »

Cette nouvelle invite au fauteuil académique r'ayant pas eu plus de succès que les précédentes, l'auteur d'Antony finit par se lasser de tant de refus, et quand, en 1849, l'Académie eut à remplacer Chateaubriand et M. Vatout, l'Événement d'alors, ayant proposé les candidatures de Balzac et de Dumas, ce dernier écrivit à Auguste Vacquerie la lettre sui

vante :

« Mille grâces de l'initiative que vous avez prise à mon égard, relativement à la candidature au fauteuil de l'auteur du Génie du christianisme et des Natchez, initiative dont je vous suis on ne peut plus reconnaissant.

<< Seulement, ayez la bonté de dire que je n'étais sur les rangs que dans les colonnes de votre journal et que je connais trop l'inutilité des visites que je pourrais rendre à une trentaine de membres de l'Aca

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