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sonder... Telle, et plus profonde encore, la passion qu'on trouve en ce livre; grande comme l'objet qu'elle cherche, grande comme le monde qu'elle quitte... Le monde?..... Mais il a péri. Cet entretien tendre et sublime a lieu sur les ruines du monde, sur le tombeau du genre humain'. Les deux qui survivent, s'aiment et de leur amour et de l'anéantissement de tout le reste.

Que la passion religieuse soit arrivée d'elle-même, et sans influence du dehors, à un tel sentiment de solitude, on a peine à l'imaginer. On croirait plutôt que si l'âme s'est détachée si parfaitement des choses d'icibas, c'est qu'elle s'en est vue délaissée. Je ne sens seulement ici la mort volontaire d'une âme sainte, mais un immense veuvage et la mort d'un monde antérieur. Ce vide que Dieu vient remplir, c'est la place d'un monde social qui a sombré tout entier, corps et biens, Église et patrie. Il a fallu pour faire un tel désert, qu'une Atlantide ait disparu.

pas

Maintenant comment ce livre de solitude devint-il un livre populaire? Comment, en parlant de recueillement monastique, a-t-il pu contribuer à rendre au genre humain le mouvement et l'action?

C'est qu'au moment suprême où tous avaient défailli, où la mort semblait imminente, le grand livre sortit de sa solitude, de sa langue de prêtre, et il évo

1 L'ébauche grandiose de Grainville semble promettre dans son titre le développement de cette situation dramatique; elle ne tient pas parole, et elle ne le pouvait. Cette épopée matérialiste est bien moins Le dernier homme que La mort du globe. V. sur la vie de Grainville le bel article de M. Nodier, Dict. de la Conversation, t. XXXI.

qua le peuple dans la langue du peuple même. Une version française se répandit, version naïve, hardie,

inspirée. Elle parut sous le vrai titre du moment: < Internelle consolation. >>

La Consolation est un livre pratique et pour le peuple. Elle ne contient pas le dernier terme de l'initiation religieuse, le dangereux quatrième livre de l'Imitatio Christi.

L'Imitatio, dans la disposition générale de ses quatre livres, suit une sorte d'échelle ascendante (abstinence, ascétisme, communication, union). La Consolation part du second degré, de la douceur de la vie ascétique; elle va chercher des forces dans les communications divines, et elle redescend à l'abstinence, au détachement, c'est-à-dire à la pratique. Elle finit par où l'Imitatio a commencé.

Si le plan général de la Consolation n'a pas, comme celui de l'Imitatio, le noble caractère d'une initiation progressive, en revanche la forme, le style sont bien supérieurs. Les lourdes rimes, les cadences grossières que l'on a cherchées dans le latin barbare de l'Imitatio, disparaissent presque partout dans la Consolation française. Le style y offre précisément le caractère qui nous charme dans les sculptures du quinzième siècle, la naïveté et déjà l'élégance. Naïveté, netteté à la Froissart, mais avec un mouvement tout autrement vif et bref1, comme d'une âme bien émue...

Le rhythme me paraît être généralement le même que celui de Gerson dans ses sermons français. Je le croirais volontiers l'auteur, non de l'Imitatio, mais de la Consolation.

passages

Ajoutez que dans certains du français on sent une délicatesse de cœur, dont l'original ne se doute pas1.

Quelle dut être l'émotion du peuple, des femmes, des malheureux (les malheureux alors, c'était tout le monde), lorsque pour la première fois ils entendirent la parole divine, non plus dans la langue des morts, mais comme parole vivante, non comme formule cérémonielle, mais comme la voix vive du cœur, leur propre voix, la manifestation merveilleuse de leur secrète pensée... Cela seul était déjà une résurrection. L'humanité releva la tête, elle aima, elle voulut vivre: « Je ne mourrai point, je vivrai, je verrai encore les œuvres de Dieu! »

<< Mon loyal ami et époux 2, ami si doux et débon

1 Je n'en citerai qu'un exemple, mais bien remarquable: Si tu as un bon ami et profitable à toy, tu le dois voulentiers laisser pour l'amour de Dieu, et estre séparé de luy. Et ne te trouble pas ou courouce, s'il te laisse, comme PAR OBÉISSANCE ou autre cause raisonnable. Car tu dois sçavoir qu'il nous fault finablement en ce monde estre séparé l'un de l'autre, au moins par la mort, jusques à ce qu'en celle belle cité de paradis serons venus, de laquelle nous ne PARTIRONS JAMAIS L'UN DAVEC L'AUTRE. Consolacion, livre I, c. 9, f. x11 verso, éd. 1520. Ita et tu aliquem necessarium et dilectum amicum, pro amore Dei disce relinquere. Nec graviter feras, quum ab amico derelictus fueris, sciens quoniam oportet nos omnes tandem ab invicem separari. Imitatio, lib. II, c. 9, p. 98, ed. Gence. Le français ne dit pas : Disce relinquere; mais: Ne te trouble pas ou courouce, s'il te laisse. Il ajoute un mot touchant : « S'il te laisse, comme PAR OBÉISSANCE... » (Il y a là toute une élégie de couvent; les amitiés les plus honnêtes y étaient des crimes. Enfin, avec une bonté charmante :) « Celle belle cité de paradis... de laquelle nous ne partirons jamais l'un d'avec l'autre. »

Le latin est loin de cette noble confiance. Il a peur d'allumer l'ima

naire, qui me donnera les ailes de vraie liberté, que je puisse trouver en vous repos et consolation... 0 Jésus, lumière de gloire éternelle, seul soutien de l'âme pélerine ; pour vous est mon désir sans voix, et mon silence parle... Hélas! que vous tardez à venir ! Venez donc consoler votre pauvre. Venez, venez, nulle heure n'est joyeuse sans vous... Ah! je le sens, Seigneur, vous êtes revenu1, vous avez eu pitié de mes larmes et de mes soupirs... Louange à vous, vraie Sagesse du Père! tout vous loue et bénit, mon corps, mon âme, et aussi toutes vos créatures 2!... >>

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La transmission du livre populaire fut rapide, on ne peut en douter. Le genre humain, au commencement du quinzième siècle, éprouva un besoin tout

gination monastique; il dit: O mi dilectissime sponse, amator purissime!... Combien le français est plus pur: Mon loyal ami et époux! Le latin, pour émousser encore, ajoute une inutilité : Dominator universæ creaturæ. Imitatio, lib. III, c. 21, p. 171, ed. Gence. Internelle Consolacion, livre II, c. 26, fol. 56-57, éd. 1520, in-12. Cette édition de la Consolacion, qui me paraît être une réimpression de l'in-4o sans date, est la plus moderne qu'on puisse lire ; celle de 1522 est déjà gâtée pour le style et pour l'orthographe. Il est à souhaiter qu'on reproduise enfin ce beau livre dans sa forme originale, en supprimant les gloses qui, d'édition en édition, ont été mêlées au texte. M. Onésyme Leroy a trouvé à Valenciennes un ms. important de la Consolation. Onés. Leroy, Études sur les mystères et sur les mss. de Gerson, 1837, Paris.

Ce beau mouvement n'est pas dans le latin. Le latin est ici languissant et décousu en comparaison du français.

2 J'ai changé deux ou trois mots : Soulas (solatium), piteux... — J'ai supprimé aussi une naïveté triviale, mais fort énergique et comme il en fallait dans un livre du peuple : « Vous seul estes ma joye; et sans vous, il n'y a point viande qui vaille.., »>

...

nouveau de reproduire, de répandre la pensée; ce fut comme une frénésie d'écrire. Les écrivains faisaient fortune, non plus les belles mains, mais les plus agiles. L'écriture, de plus en plus hâtée, risquait de devenir illisible 1....... Les manuscrits, jusqu'alors enchaînés dans les églises, dans les couvents, avaient rompu la chaîne et couraient de main en main. Peu de gens savaient lire, mais celui qui savait, lisait tout haut; les ignorants écoutaient d'autant plus avidement; ils gardaient, dans leurs jeunes et ardentes mémoires, des livres entiers.

Il fallait bien lire, écouter, penser tout seul, puisque l'enseignement religieux et la prédication manquaient presque partout. Les dignitaires ecclésiastiques abandonnaient ce soin à des voix mercenaires. Nous avons vu en 1405 et 1406 que pendant deux

1 Pétrarque s'en plaint au milieu du quatorzième siècle. Mêmes plaintes au quinzième dans Clémengis, particulièrement pour l'indistinction et la continuité de l'écriture qui faisait un mot de chaque ligne : Surrexerunt scriptores, quos cursores vocant, qui rapido juxta nomen cursu properantes, nec per membra curant orationem discernere, nec pleni aut imperfecti sensus notas apponere, sed in uno impetu, velut hii qui in stadio currunt... ut vix antequam ad metam veniant, pausam faciant... Oro ne per cursorios istos, ut ità dicam, broddiatores id describi facias. Nic. Clemeng. epist., t. II, p. 306. Dès l'an 1304, le roi avait été obligé de défendre aux notaires les abréviations; leur écriture serait devenue une sorte d'algèbre: Non apponant abbreviationes...; cartularia sua faciant in bona papyro, etc. Ordonnances, t. I, p. 417, jul. 1304.

2 Enchaînés et attachiés ès chayères du chœur. Vilain, Histoire de Saint-Jacques-la-Boucherie, p. 62-63. Quelquefois même, pour plus de sûreté, on les mettait dans une cage de fer; en 1406, un bréviaire ayant besoin de réparation, on fait scier par un serrurier deux croisillons de la cage où il était renfermé. Vilain, ibidem.

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