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CHRESTOMATHIE FRANÇAISE DU XIX SIÈCLE (Prosateurs)

CHATEAUBRIAND (FRANÇOIS-RENÉ DE)

Né à St-Malo en 1768, mort à Paris en 1848.

Chateaubriand fut l'initiateur du mouvement littéraire qui s'est produit au commencement de ce siècle et dont les effets se font sentir encore aujourd'hui. En opposant la littérature d'inspiration chrétienne å celle de l'antiquité, en repoussant la mythologie grecque comme moyen d'expression poétique, il a ruiné le classicisme et préparé l'avènement du romantisme français. C'est un médiocre penseur; il n'est ni psychologue ni moraliste. Même dans le Génie du christianisme, où il a cru exposer une philosophie profonde, ses idées sont superficielles, parfois enfantines, absolument au-dessous du grandiose sujet qu'il a traité. En revanche, c'est un remarquable artiste, un poète d'une vive sensibilité et d'une imagination puissante. Par son christianisme esthétique, sa mélancolie pénétrante, son sentiment profond de la nature, il a renouvelé la foi religieuse. l'imagination et le sens artistique de son pays. L'influence qu'il a exercée est considérable: la plupart des romantiques dérivent de lui. Ses œuvres, bien que déparées en beaucoup d'endroits par la rhétorique poncive et le clinquant des pseudo-classiques, renferment des pages admirables, qu'on peut considérer comme les prototypes de la littérature française dans ce siècle-ci.

Les funérailles d'Atala. 1

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Le juste refusa de m'abandonner le corps de la fille de Lopez; mais il me proposa de faire venir ses néophytes, et de l'enterrer avec toute la pompe chrétienne; je m'y refusai à mon tour. « Les malheurs et les vertus d'Atala, lui dis-je, ont été inconnus des hommes ; que sa tombe, creusée furtivement par nos mains, partage cette obscurité. » Nous convinmes que nous partirions le lendemain au lever du soleil, pour enterrer Atala sous l'arche du pont naturel. à l'entrée des Bocages de la

Dans ce morceau, un Indien d'Amérique, à demi civilisé, raconte l'enterrement d'une jeune fille chrétienne, sa fiancée. Le prêtre dont il est question est nu vieux missionnaire catholique, établi parmi les sauvages de la Louisiane.

mort. Il fut aussi résolu que nous passerions la nuit en prière auprès du corps de cette sainte.

Vers le soir, nous transportâmes ses précieux restes à une ouverture de la grotte qui donnait vers le nord. L'ermite les avait roulés dans une pièce de lin d'Europe, filé par sa mère: c'était le seul bien qui lui restat de sa patrie, et depuis longtemps il le destinait à son propre tombeau. Atala était couchée sur un gazon de sensitives des montagnes; ses pieds, ses épaules et une partie de son sein étaient découverts. On voyait dans ses cheveux une fleur de magnolia fanée. Ses lèvres, comme un bouton de rose cueilli depuis deux matins, semblaient languir et sourire. Dans ses joues, d'une blancheur éclatante, on distinguait quelques veines bleues. Ses beaux yeux étaient fermés, ses pieds modestes étaient joints, et ses mains d'albâtre pressaient sur son cœur un crucifix d'ébène; le scapulaire de ses vœux était passé à son cou. Elle paraissait enchantée par l'ange de la mélancolie et par le double sommeil de l'innocence et de la tombe; je n'ai rien vu de plus céleste. Quiconque eût ignoré que cette jeune fille avait joui de la lumière, aurait pu la prendre pour la statue de la virginité endormie.

Le religieux ne cessa de prier toute la nuit. J'étais assis en silence au chevet du lit funèbre de mon Atala. Que de fois, durant son sommeil, j'avais supporté sur mes genoux cette tête charmante! Que de fois je m'étais penché sur elle pour entendre et pour respirer son souffle! Mais à présent aucun bruit ne sortait de ce sein immobile, et c'était en vain que j'attendais le réveil de la beauté.

La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d'une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. De temps en temps, le religieux plongeait un rameau fleuri dans une eau consacrée; puis, secouant la branche humide, il parfumait la nuit des baumes du ciel. Parfois il répétait sur un air antique quelques vers d'un vieux poète nommé Job; il disait :

<«<< J'ai passé comme une fleur ; j'ai séché comme l'herbe des champs. Pourquoi la lumière a-t-elle été donnée à un misérable, et la vie « à ceux qui sont dans l'amertume du cœur ? »

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Ainsi chantait l'ancien des hommes. Sa voix grave et un peu cadencée allait roulant dans le silence des déserts. Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts. Les roucoulements de la colombe de Virginie, la chute d'un

torrent dans la montagne, les tintements de la cloche qui appelait les voyageurs, se mêlaient à ces chants funèbres; et l'on croyait entendre dans les Bocages de la mort le chœur lointain des décédés qui répondait à la voix du solitaire.

Cependant une barre d'or se forma dans l'orient. Les éperviers criaient sur les rochers et les martres rentraient dans le creux des ormes c'était le signal du convoi d'Atala. Je chargeai le corps sur mes épaules; l'ermite marchait devant moi, une bêche à la main. Nous commençâmes à descendre de rochers en rochers; la vieillesse et la mort ralentissaient également nos pas. A la vue du chien qui nous avait trouvés dans la forêt, et qui maintenant, bondissant de joie, nous traçait une autre route, je me mis à fondre en larmes. Souvent la longue chevelure d'Atala, jouet des brises matinales, étendait son voile d'or sur mes yeux souvent, pliant sous le fardeau, j'étais obligé de le déposer sur la mousse et de m'asseoir auprès pour reprendre des forces. Enfin, nous arrivâmes au lieu marqué par ma douleur; nous descendimes sous l'arche du pont. O mon fils! il eût fallu voir un jeune sauvage et un vieil ermite, à genoux l'un vis-à-vis de l'autre dans un désert, creusant avec leurs mains un tombeau pour une pauvre fille dont le corps était étendu près de là, dans la ravine desséchée d'un torrent!

Quand notre ouvrage fut achevé, nous transportâmes la beauté dans son lit d'argile. Hélas! j'avais espéré de préparer une autre couche pour elle! Prenant alors un peu de poussière dans ma main et gardant un silence effroyable, j'attachai pour la dernière fois mes yeux sur le visage d'Atala. Ensuite je répandis la terre du sommeil sur un front de dix-huit printemps; je vis graduellement disparaître les traits de ma sceur et ses grâces se cacher sous le rideau de l'éternité.

La mélancolie de René. 1

La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subite

1 Le romantisme a introduit dans la littérature un sentiment de mélancolie pénétrante, qu'on désigne généralement sous le nom de mal du siècle. C'est Chateaubriand qui a, en quelque sorte, créé ce sentiment en France. A cet égard, le morceau qui suit est très caractéristique; une partie de la poésie française en est dérivée. Voir plus loin le morceau d'Alfred de Musset. intitulé: Le mal du siècle, où le poète exprime éloquemment ce que cet état d'àme a de mauvais.

ment, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence: je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les vents, je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de la vie dans l'univers.

Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes : un jour je m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant entraînait. Un roi, qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite, ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes à chaque accident qui menaçait les débris de mon rameau. O faiblesse des mortels! ô enfance du cœur humain, qui ne vieillit jamais! Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.

Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j'éprouvais dans mes promenades? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert: on en jouit, mais on ne peut les peindre.

L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j'entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers errants au milieu des vents, des nuages et des fantômes; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.

Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jone

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