Imágenes de páginas
PDF
EPUB

La rage s'empare de tous les coeurs, les yeux roulent du sang, la main frémit sur l'épée. Les chevaux se cabrent, creusent l'arène, secouent leurs crinières, frappent de leur bouche écumante leur poitrine enflammée, ou lèvent vers le ciel leurs naseaux brûlants, pour respirer les sons belliqueux. Les Romains commencent le chant de Probus : «Quand nous aurons vaincu mille guerriers francs, combien ne vaincrons-nous pas de millions de Perses ! »

Les Grecs répètent en chœur le Poan, et les Gaulois l'hymne des druides. Les Francs répondent à ces cantiques de mort: ils serrent leurs boucliers contre leur bouche, et font entendre un mugissement semblable au bruit de la mer que le vent brise contre un rocher; puis tout à coup, poussant un cri aigu, ils entonnent le bardit à la louange de leurs héros :

« Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.

>> Nous avons lancé la francisque à deux tranchants; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie; le corbeau nageait dans le sang des morts; tout l'Océan n'était qu'une plaie : les vierges ont pleuré longtemps !

» Pharamond! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée.

» Nos pères sont morts dans les batailles, tous les vautours en ont gémi nos pères les rassasiaient de carnage. Choisissons des épouses dont le lait soit du sang, et qui remplissent de valeur le cœur de nos fils. Pharamond, le bardit est achevé, les heures de la vie s'écoulent, nous sourirons quand il faudra mourir ! »

Ainsi chantaient quarante mille barbares. Leurs cavaliers haussaieut et baissaient leurs boucliers blancs en cadence; et, à chaque refrain, ils frappaient du fer d'un javelot leur poitrine couverte de fer.

Une cérémonie druidique.

[ocr errors]

Caché parmi les rochers, j'attendis quelque temps sans voir rien paraître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m'apporte du milieu du lac. J'écoute, et je distingue les accents d'une voix humaine; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d'une vague; il redescend, disparaît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d'une lame élevée; il approche du rivage. Une femme le conduisait elle chantait en luttant contre la tempête, et semblait

Un des héros des Martyrs, Eudore, raconte ici la scène à laquelle il a assisté.

se jouer dans les vents: on eût dit qu'ils étaient sous sa puissance, tant elle paraissait les braver. Je la voyais jeter tour à tour en sacrifice, dans le lac, des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire, et de petites meules d'or et d'argent.

Bientôt elle touche à la rive, s'élance à terre, attache sa nacelle au tronc d'un saule, et s'enfonce dans le bois en s'appuyant sur la rame de peuplier qu'elle tenait à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille était haute; une tunique noire, courte et sans manches, servait à peine de voile à sa nudité. Elle portait une faucille d'or suspendue à une ceinture d'airain, et elle était couronnée d'une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus. ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds, qui flottaient épars, annonçaient la fille des Gaulois, et contrastaient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantait d'une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s'abaissait et s'élevait comme l'écume des flots.

Je la suivis à quelque distance. Elle traversa d'abord une châtaigneraie dont les arbres, vieux comme le temps, étaient presque tous desséchés par la cime. Nous marchâmes ensuite plus d'une heure sur une lande couverte de mousse et de fougère. Au bout de cette lande nous trouvâmes un bois, et au milieu de ce bois une autre bruyère de plusieurs milles de tour. Jamais le sol n'en avait été défriché, et l'on y avait semé des pierres, pour qu'il restât inaccessible à la faux et à la charrue. A l'extrémité de cette arène s'élevait une de ces roches isolées que les Gaulois appellent dolmens, et qui marquent le tombeau de quelque guerrier. Un jour le laboureur, au milieu de ses sillons, contemplera ces informes pyramides effrayé de la grandeur du monument, il attribuera peut-être à des puissances invisibles et funestes ce qui ne sera que le témoignage de la force et de la rudesse de ses aïeux. La nuit était descendue. La jeune fille s'arrêta non loin de la pierre, frappa trois fois des mains en prononçant à haute voix ces mots mystérieux :

Au gui l'an neuf!

A l'instant, je vis briller dans la profondeur du bois mille lumières; chaque chêne enfanta pour ainsi dire un Gaulois; les barbares sortirent en foule de leur retraite les uns étaient complètement armés: les autres portaient une branche de chêne dans la main droite et un flambeau dans la gauche. A la faveur de mon déguisement, je me mêle à leur troupe; au premier désordre de l'assemblée succèdent bientôt l'ordre et le recueillement, et l'on commence une procession solennelle.

Des eubages1 marchaient à la tête, conduisant deux taureaux blancs qui devaient servir de victimes; les bardes suivaient en chantant sur une espèce de guitare les louanges de Teutatès 2: après eux venaient les disciples; ils étaient accompagnés d'un héraut d'armes vêtu de blanc, couvert d'un chapeau surmonté de deux ailes et tenant à la main une branche de verveine entourée de deux serpents. Trois sénanis, représentant trois druides, s'avançaient à la suite du héraut d'armes l'un portait un pain, l'autre un vase plein d'eau, le troisième une main d'ivoire. Enfin, la druidesse (je reconnus alors sa profession) venait la dernière. Elle tenait la place de l'archidruide, dont elle était descendue.

3

On s'avança vers le chêne de trente ans où l'on avait découvert le gui sacré. On dressa au pied de l'arbre un autel de gazon. Les sénanis y brûlèrent un peu de pain et y répandirent quelques gouttes d'un vin pur. Ensuite un eubage vêtu de blanc monta sur le chêne et coupa le gui avec la faucille d'or de la druidesse; une saie blanche étendue sous l'arbre reçut la plante bénite; les autres eubages frappèrent les victimes; et le gui, divisé en égales parties, fut distribué à l'assemblée.

Cette cérémonie achevée, on retourna à la pierre du tombeau; on planta une épée nue, pour indiquer le centre du mallus ou du conseil : au pied du dolmen étaient appuyées deux autres pierres, qui en soutenaient une troisième couchée horizontalement. La druidesse monte à cette tribune. Les Gaulois debout et armés l'environnent, tandis que les sénanis et les eubages élèvent des flambeaux : les cœurs étaient secrètement attendris par cette scène, qui leur rappelait l'ancienne liberté. Quelques guerriers en cheveux blancs laissaient tomber de grosses larmes, qui roulaient sur leurs boucliers. Tous, penchés en avant et appuyés sur leurs lances, ils semblaient déjà prêter l'oreille aux paroles de la druidesse.

Deux épisodes de l'enfance de Chateaubriand. '

Nous étions un dimanche sur la grève, à l'éventail de la porte Saint Thomas et le long du Sillon; de gros pieux enfoncés dans le sable pro

1 Prètres et devins gaulois, voués à l'étude des sciences.

2 Le dieu principal de la mythologie gauloise, auquel on offrait des sacrifices sanglants.

3 Philosophes gaulois qui succédèrent aux druides.

Chateaubriand raconte ici des événements arrivés dans sa ville natale, StMalo. On remarquera combien son style est différent ici; on dirait du classique.

tègent les murs contre la houle. Nous grimpions ordinairement au haut de ces pieux pour voir passer au-dessous de nous les premières ondulations du flux. Les places étaient prises comme de coutume; plusieurs petites filles se mêlaient aux petits garçons. J'étais le plus en pointe vers la mer, n'ayant devant moi qu'une jolie mignonne, Hervine Magon, qui riait de plaisir et pleurait de peur. Gesril se trouvait à l'autre bout du côté de la terre. Le flot arrivait, il faisait du vent; déjà les bonnes et les domestiques criaient : « Descendez, Mademoiselle ! descendez, Monsieur ! » Gesril attend une grosse lame; lorsqu'elle s'engouffre entre les pilotis, il pousse l'enfant assis auprès de lui; celui-là se renverse sur un autre ; celui-ci sur un autre toute la file s'abat comme des moines des cartes, mais chacun est retenu par son voisin ; il n'y eut que la petite fille de l'extrémité de la ligne sur laquelle je chavirai et qui, n'étant appuyée par personne, tomba. Le jusant l'entraine; aussitôt mille cris, toutes les bonnes retroussant leurs robes et tripotant dans la mer, chacune saisissant son marmot et lui donnant une tape. Hervine fut repêchée; mais elle déclara que François l'avait jetée bas. Les bonnes fondent sur moi; je leur échappe; je cours me barricader dans la cave de la maison; l'armée femelle me pourchasse. Ma mère et mon père étaient heureusement sortis. La Villeneuve 2 défend vaillamment la porte et soufflette l'avant-garde ennemie. Le véritable auteur du mal, Gesril, me prête secours il monte chez lui, et, avec ses deux sœurs, jette par les fenêtres des potées d'eau et des pommes cuites aux assaillantes. Elles levèrent le siège à l'entrée de la nuit, mais cette nouvelle se répandit dans la ville, et le chevalier de Chateaubriand, àgé de neuf ans, passa pour un homme atroce, un reste de ces pirates dont Saint-Aaron avait purgé son rocher.

Voici l'autre aventure:

J'allais avec Gesril à Saint-Servan, faubourg séparé de Saint-Malo par le port marchand. Pour y arriver à basse mer, on franchit des courants d'eau sur des ponts étroits de pierres plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un de

Dans ses Mémoires d'Outre-Tombe, en effet, il a abandonné presque complètement la manière harmonieuse et poétique de ses ouvrages antérieurs; il écrit très souvent sur un ton absolument familier, avec une vivacité et une bonne humeur, chez lui inattendues.

Un des amis d'enfance de Chateaubriand. Il eut une fin héroïque pendant la guerre de Vendée, au combat de Quiberon.

La bonne de Chateaubriand.

ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre; Gesril me dit: Laisserons-nous passer ces gueux-là?» et aussitôt il leur crie: « A l'eau, canards! » Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et, saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant jusqu'à notre corps de réserve, c'està-dire jusqu'à nos domestiques. Je ne fus pas, comme Horatius, frappé à l'œil une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule.

Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un œil poché, un habit déchiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé : en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que j'avais reçu était dangereux, mais jamais La France ne me put persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allai coucher au second étage de la maison, chez Gesril, qui m'entortilla la tête d'une serviette. Cette serviette le mit en train: elle lui représenta une mitre; il me transforma en évêque, et me fit chanter la grand' messe avec lui et ses sœurs jusqu'à l'heure du souper. Le pontife fut alors obligé de descendre le cœur me battait. Surpris de ma figure débiffée et barbouillée de sang, mon père ne dit pas un mot; ma mère poussa un cri; La France conta mon cas piteux, en m'excusant; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et monsieur et madame de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible.

2

Mme DE STAEL (GERMAINE NECKER)

Née à Paris en 1766, morte à Paris en 1817.

Elle diffère complètement de Chateaubriand, à la fois par les idées et par le style. Lui est un pur artiste, très subjectif et souvent étroit dans ses vues; elle est un penseur d'une grande largeur d'idées, d'un libéralisme éclairé, d'un optimisme généreux et noble. Quoique différente, son influence a été très grande aussi. Mme de Staël a donné au

1 Familier mise en mauvais état.

2 Principaux ouvrages de Chateaubriand: Atala (1801); Le Génie du Christianisme (1802); Les Martyrs (1809); Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811). Pour l'étudier à fond, consulter Sainte-Beuve: Chateaubriand et son groupe littéraire; E. Faguet: Dix-neuvième siècle; De Lescure: Chateaubriand (Collection des grands écrivains français); Brunetière: L'évolution des genres dans l'histoire de la littérature (1890).

« AnteriorContinuar »