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unes gisant en partie sur les herbes des préaux, les autres s'élevant dans les airs sans escalier qui s'y rattache; tourelles et poternes échelonnées en zig-zag jusque sur la déclivité du monticule qui porte le dyke; portes richement fleuronnées d'armoiries et à moitié ensevelies dans les décombres; logis élégants de la Renaissance cachés, avec leurs petites cours mystérieuses, dans les vastes flancs de l'édifice féodal, et tout cela brisé, disloqué, mais luxuriant de plantes sauvages aux arômes pénétrants, et dominant un pays qui trouve encore moyen d'être adorable de végétation, tout en restant bizarre de forme et âpre de caractère.

Une conversation sur les mariages de raison1.

Le marquis fit signe au fiacre de suivre, et il conduisit Caroline à pied en l'entretenant doucement de sa sœur et des enfants; mais ni durant ce court trajet, ni dans les allées ombragées de la vallée suisse du Jardin des Plantes, il ne lui parla de lui-même. Ce ne fut qu'au moment de revenir, et en s'arrêtant avec elle sous les branches pendantes du cèdre de Jussieu, qu'il lui dit du ton le plus détaché et en souriant: Savez-vous que c'est aujourd'hui que ma présentation officielle à mademoiselle de Xaintrailles doit avoir lieu ?

Il sembla au marquis qu'il sentait tressaillir le bras de Caroline appuyé sur le sien; mais elle lui répondit avec sincérité et avec résolution: Non, je ne savais pas que ce fût aujourd'hui.

Si je vous parle de cela, reprit-il, c'est parce que je sais que ma mère et mon frère vous ont tenue au courant de ce beau projet. Moi, je ne vous en ai jamais parlé ; cela n'en valait pas la peine!

Vous avec donc cru que je ne m'intéresserais pas à votre bonheur?

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Mon bonheur ! est-ce qu'il peut être dans les mains d'une inconnue ? Et vous, mon amie, pouvez-vous parler ainsi, vous qui me connaissez?

Alors... je dirai le bonheur de votre mère, puisqu'il dépend de ce mariage.

- Oh! ceci est une autre affaire, reprit vivement M. de Villemer. Voulez-vous que nous nous reposions sur ce banc, et puisque nous trouvons ici la solitude, voulez-vous me permettre de vous parler un peu de ma situation?

1 Extrait du Marquis de Villemer, un des meilleurs romans psychologiques de G. Sand.

Ils s'assirent.

Vous n'aurez pas froid? reprit le marquis en rame

nant les plis du manteau de Caroline autour d'elle.

- Non! et vous ?

Oh! moi, grâce à vous, j'ai une santé robuste à présent, et c'est pour cela que l'on songe sérieusement à faire de moi un père de famille. C'est un bonheur dont je n'ai pas autant besoin que l'on croit. Il y a dans la vie des enfants que l'on aime,... ne serait-ce que comme vous aimez ceux de votre sœur ! Mais passons là-dessus, et supposons que je me sois rêvé une nombreuse lignée! Vous savez bien que je ne tiens pas à cela au point de vue de l'orgueil du nom, vous connaissez mes idées sur la noblesse. Ce ne sont pas précisément celles de mon entourage; malheureusement pour mon entourage, je n'en puis pas changer, cela ne dépend plus de moi.

Je sais cela, répondit mademoiselle de Saint-Geneix, mais vous avez l'âme trop complète pour ne pas désirer connaître les plus ardentes, les plus saintes affections de la vie.

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Supposez tout ce que vous voudrez à cet égard, reprit le marquis, et reconnaissez dès lors que le choix de la mère de mes enfants est l'affaire la plus importante de ma vie. Eh bien! cette chose immense, ce choix sacré, pensez-vous que quelqu'un puisse le faire à ma place? Admettez-vous que même mon excellente mère puisse s'éveiller un matin en disant : « Il y a de par le monde une demoiselle dont le nom est illustre, dont la fortune est considérable, et qui doit être la femme de mon fils, parce que mes amis et moi trouvons la chose avantageuse et convenable? Mon fils ne la connaît pas, n'importe! Elle ne lui plaira peut-être en aucune façon; il lui déplaira peut-être également: n'importe encore! Cela ferait plaisir à mon fils aîné, à mon amie la duchesse, à tous les habitués de mon petit salon. Il faudrait que mon fils fût dénaturé, s'il ne sacrifiait pas sa répugnance à cette fantaisie! Et si mademoiselle de Xaintrailles s'avise de ne pas le trouver parfait, elle ne sera plus digne du nom qu'elle porte ! Vous voyez bien, mon amie, que tout cela est insensé, et je m'étonne beaucoup si un seul instant vous avez pu le prendre au sérieux !

Caroline se débattit en vain contre l'indicible joie que lui causait cette déclaration; mais elle se rappela vite tout ce que le duc lui avait dit et tout ce que le devoir lui commandait de dire elle-même.

Vous m'étonnez aussi beaucoup, reprit-elle. N'avez-vous pas donné votre parole à votre mère et à votre frère de voir mademoiselle de Xaintrailles à l'époque fixée ?

· Aussi la verrai-je ce soir; c'est une rencontre arrangée de ma

nière à ce que le hasard paraisse l'amener, et qui ne m'engage en aucune façon.

- C'est là un faux-fuyant que je n'admets pas dans une conscience comme celle du marquis de Villemer! Vous avez donné votre parole de faire tout votre possible pour reconnaître le mérite de cette personne et lui faire apprécier le vôtre.

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Ah! je ne demande pas mieux que de faire tout mon possible pour cela! répondit le marquis en riant d'un rire doux qui l'embellit tellement que Caroline fut éblouie du regard qu'il attachait sur elle. Vous vous êtes donc moqué de votre mère? reprit-elle en s'armant de toute sa défense intérieure: voilà ce dont je ne vous aurais jamais cru capable !

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- Non, non, je ne le suis pas, répondit M. de Villemer en reprenant son sérieux. Quand ils m'ont arraché cette promesse, je ne riais pas, je vous le jure ! J'étais profondément malheureux et gravement malade; je me sentais mourir, et je croyais mon âme déjà morte. Je cédais à de tendres et cruelles obsessions, dans l'espoir qu'on me laisserait finir en paix; mais j'en ai rappelé, mon amie: j'ai fait un nouveau bail avec la vie, je me sens encore plein de jeunesse et d'avenir. L'amour fermente en moi comme la sève dans ce grand arbre; oui, l'amour c'est-à-dire la foi, la force, le sentiment de mon être immortel, dont je dois compte à Dieu et non aux préjugés humains! Je veux être heureux, moi, je veux vivre, et je ne veux être époux qu'à la condition d'aimer avec toutes les forces de mon âme !...

Ne me dites pas, continua-t-il sans laisser à Caroline le temps de répondre, que j'ai des devoirs en contradiction avec celui-là. Je ne suis pas un homme faible et flottant. Je ne me paie point de mots consacrés par l'usage, et je ne prétends pas me faire l'esclave et la victime des chimères de l'ambition. Ma mère aspire à recouvrer l'opulence! Elle se trompe elle-même. Son vrai bonheur et sa vraie gloire, c'est d'avoir su y renoncer pour sauver son fils aîné. Elle est plus riche, depuis que j'ai arrangé son existence au prix de presque tout ce qui me reste, qu'elle ne l'était depuis dix ans en subissant avec terreur une situation douteuse, et qu'elle croyait devoir être pire. Voyez donc si je n'ai pas fait pour elle tout ce que je pouvais faire ! J'ai des opinions ardentes, fruit des études et des réflexions de toute ma vie. Je leur ai imposé silence. J'ai horriblement souffert de chagrins qu'elle n'a jamais connus. J'ai été véritablement torturé par mon propre cœur, et je lui ai épargné la douleur de voir mes supplices. J'ai souffert même par elle, et je ne me suis jamais plaint. N'ai-je pas vu, dès mon

enfance, qu'elle avait une préférence irrésistible pour mon frère, et ne sais-je pas d'ailleurs qu'elle croyait la devoir à l'aîné et au plus titré de ses fils? J'ai vaincu le dépit de cette blessure, et le jour où mon frère m'a enfin permis de l'aimer, je l'ai aimé passionnément; mais jusque-là que n'avais-je pas dévoré de secrets affronts et d'amères plaisanteries de sa part et de celle de ma mère, liguée avec lui contre le sérieux de ma pensée et de mon existence! Je ne leur en voulais pas, je comprenais leurs erreurs, leurs préjugés; mais sans le savoir ils me faisaient bien du mal !...

Au milieu de tant de dégoûts, une chose pouvait tenter un solitaire comme moi, la gloire des lettres. Je sentais en moi une certaine flamme, un élan vers le beau qui pouvait grouper autour de moi de nombreuses sympathies. J'ai vu que cette gloire blesserait ma mère dans ses croyances, et j'ai résolu de garder le plus strict anonyme, de ne pas même laisser soupçonner la paternité de mon œuvre. Vous seule, vous seule au monde, avez reçu la confidence d'un secret qui ne doit jamais être trahi, et je ne veux pas ajouter : tant que ma mère vivra, car j'ai horreur de ces restrictions mentales, de ces projets parricides qui semblent appeler la mort sur ceux que nous devons chérir plus que nous-mêmes. J'ai dit jamais à cet égard, afin de n'avoir jamais en moi la notion d'un état de choses où une satisfaction personnelle pourrait diminuer en moi la douleur de perdre ma mère.

Eh bien! en tout ceci, je vous approuve autant que je vous admire, reprit mademoiselle de Saint-Geneix; mais il me semble que tout peut et tout doit s'arranger, relativement à votre mariage, selon les désirs de votre famille et selon les vôtres. Puisqu'on dit mademoiselle de Xaintrailles tout à fait digne de vous, pourquoi donc, au moment de vous en assurer, prononcez-vous d'avance que cela n'est ni possible ni probable? Voilà où je ne vous comprends plus du tout, et où je doute que vous ayez des motifs sérieux et respectacles à me faire accepter.

Caroline parlait avec une décision qui changea tout à coup les dispositions du marquis. Il était au moment de lui ouvrir son cœur à tout risque, il s'y sentait entraîné par une lueur d'espoir; elle la lui ôta, et il devint triste et comme accablé.

Eh bien! vous voyez, reprit-elle, vous ne trouvez rien à me répondre !

Vous avez raison, dit-il; je n'avais pas le droit de vous dire que mademoiselle de Xaintrailles me serait à coup sûr indifférente. Je le sais, mais vous ne pouvez être juge des raisons secrètes qui m'en don

nent la certitude. Ne parlons plus d'elle. Je tenais à vous bien convaincre de ma liberté d'esprit et du droit de ma conscience à cet égard. Je ne veux pas qu'une pensée comme celle-ci puisse exister en vous: M. de Villemer doit se marier pour de l'argent, de la considération et du crédit! Oh! cela, mon amie, je vous en supplie, ne le croyez jamais. Descendre à ce point dans votre estime serait un châtiment que je n'ai mérité par aucune faute, par aucun tort envers vous ni envers les miens. Je tiens aussi à ce que, d'autre part, vous ne me fassiez point de reproche, s'il arrive que je me voie forcé de contrarier les désirs de ma mère dans mon établissement. J'ai cru devoir vous dire tout ce qui me justifie d'une prétendue bizarrerie. Voulez-vous bien maintenant m'absoudre d'avance si j'ai tôt ou tard à déclarer à elle et à mon frère que je peux leur donner mon sang, ma vie, mes dernières ressources, mon honneur même, mais pas ma liberté morale et ma vérité intérieure, pas cela! Oh! cela, non, jamais, c'est à moi, et c'est le seul bien que je me réserve, car cela vient de Dieu, et les hommes n'y ont aucun droit1.

SAINTE-BEUVE

Ne à Boulogne-sur-Mer en 1804, mort à Paris en 1869.

Poète et romancier de grand mérite, il est surtout célèbre comme critique. Son œuvre est immense; dans ses études infiniment variées, il a fait le tour de la littérature française moderne. Pour bien connaître cette flore si riche, si remarquable dans sa multiplicité, on le consultera toujours avec fruit. Il se donnait lui-même comme le naturaliste des esprits étudiant les formes littéraires. Un des premiers, il montra l'influence du moi sur l'œuvre d'art, qui n'est pas seulement l'expression de la société comme l'avait affirmé l'école historique. Mais il poussa beaucoup trop loin son système de critique biographique; on lui a reproché de n'avoir vu que les caractères individuels dans les œuvres littéraires et d'avoir fait descendre la critique du rang de science morale et philosophique pour la ramener à un pur acte de curiosité intellectuelle. C'est en tout cas le plus grand critique de l'école romantique et l'une des plus lumineuses intelligences de ce siècle.

1 Principales œuvres de G. Sand: La Mare au diable (1846). La Petite Fadette (1848), François le Champi (1850), Jean de la Roche (1860), Le Marquis de Villemer (1861). Consulter: Caro, Georges Sand (1887); Brunetière, La transformation du lyrisme par le roman, Georges Sand (Revue Bleue, 25 mars 1893); Eugène Gilbert, Le roman pendant le XIXme siècle; J. Lemaître, Les Contemporains.

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