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à la pensée; trop de descriptions présentées avec une saillie disproportionnée nous eussent caché le vrai sujet, le Dieu un, spirituel et qui remplit tout.

Le grand personnage ou plutôt l'unique d'Athalie, depuis le premier vers jusqu'au dernier, c'est Dieu. Dieu est là, au-dessus du grand-prêtre et de l'enfant, et à chaque point de cette simple et forte histoire à laquelle sa volonté sert de loi; il y est invisible, immuable, partout senti, caché par le voile du Saint des Saints où Joad pénètre une fois l'an, et d'où il ressort le plus grand après Celui qu'on ne mesure pas. Cette unité, cette omnipotence du Personnage éternel, bien loin d'anéantir le drame, de le réduire à l'hymne continu, devient l'action dramatique elle-même, et en planant sur tous elle se manifeste par tous, se distribue et se réfléchit en eux selon les caractères propres à chacun elle reluit en rayons pleins et directs dans la face du grandprêtre, en aube rougissante au front du royal enfant, en rayons affaiblis et souvent noyés de larmes dans les yeux de Josabeth; elle se brise en éclairs effarés au front d'Athalie, en lueurs bassement haineuses et lividement féroces au sourcil de Mathan; elle tombe en lumière droite, pure, mais sans rayon, au cimier sans aigrette d'Abner. Tous ces personnages agissent, se meuvent selon leur personnalité humaine à la fois et le souffle éternel: le grand-prêtre seul est comme la voix calme, haute, immuable de Dieu, redonnant le ton suprême, si les autres voix le font par instants baisser.

Malgré donc tout ce qu'il y a de lyrique et dans cette voix sans cesse ramenée du chœur et dans certains moments du grand-prêtre, nul drame n'est plus réalisé que celui d'Athalie et par des personnages mieux dessinés; nul plus saisissant, plus resserrant à chaque pas, et mieux poussant à l'intérêt, à la grande émotion, aux larmes, malgré la certitude du divin décret. On est jusqu'au bout dans une transe religieuse; on est comme le fidèle Abner, dont l'esprit n'ose devancer l'issue; on est muet et sans haleine comme ces Lévites immobiles sous les armes et cachés; on sent dresser ses cheveux à cet instant où, tout étant prêt, et Athalie donnant dans le piège, le grand-prêtre éclate: Grand Dieu! voici ton heure, on t'amène ta proie;

et bientôt, s'adressant à Athalie elle-même :

Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper,
Et Dieu de toutes parts a su t'envelopper.

Consommation digne du drame lent et sûr conduit par Dieu seul.

C'est tellement cet invisible qui domine dans Athalie, l'intérêt y vient tellement d'autre part que des hommes, bien que ces hommes y remplissent si admirablement le rôle qui leur est à chacun assigné, que le personnage intéressant du drame, l'enfant miraculeux et saint, Joas, est, à un moment capital, brisé lui-même et flétri comme exprès en sa fleur d'espérance. Dans cette scène de la fin du troisième acte, dans cette prophétie du grand-prêtre, qui est comme le Sinaï du drame, c'est Joas de qui il est dit :

Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ?

Car qu'est-ce que Joas devant l'Eternel? De quel poids est-il, après tout, dans les divins conseils? Joas tombe, un autre succède; roseau pour roseau. Joas, dans cette scène prophétique, c'est la race de David, mais elle-même rejetée dès qu'elle a produit la tige unique, nécessaire et impérissable qu'importe la Jérusalem de pierre, quand on aura la nouvelle ?

Quelle Jérusalem nouvelle

Sort du fond du désert, brillante de clartés,

Et porte sur le front une marque immortelle ?
Peuples de la terre, chantez :

Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.
D'où lui viennent de tous côtés

Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés ?
Lève, Jérusalem, lève ta tête altière;

Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés ;
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière;
Les peuples à l'envi marchent à ta lumière.
Heureux qui pour Sion d'une sainte ferveur.
Sentira son âme enbrasée !

Cieux, répandez votre rosée,

Et que la terre enfante son Sauveur.

Le vrai Joas de la pièce, à ce moment sublime où elle se transfigure, le Joas du lointain et de l'espérance immortelle, le flambeau rallumé de David éteint, l'enfant sauveur échappé du glaive, c'est le Christ.

Le temple juif vu par l'œil chrétien, le culte juif attendri par l'idée chrétienne si abondamment semée aux détails de la pièce, et qui se dévoile en face à ce moment, voilà bien le sens d'Athalie.

La prophétie close, cet éclair deux fois surnaturel évanoui, le surnaturel ordinaire de la pièce continue; le drame reprend avec son intérêt un peu plus particulier; Joas redevient le rejeton intéressant à

sauver et pour qui l'on tremble. Joad lui-même, en lui parlant, semble avoir oublié cette chute future entrevue par lui-même dans la prophétie. Pourtant une sorte de crainte, à ce sujet, ne cesse plus, et fait. ombre sur l'avenir et sur la persévérance de cet enfant merveilleux. Joas y perd la véritable unité de la pièce, Dieu, à qui tout remonte, y gagne.

Je me rappelle qu'enfant, quand je lisais Athalie, il me prenait une peine profonde de cette chute prédite de Joas; à partir de cet endroit, la pièce, pour moi, était gâtée et comme défleurie. C'est que je jugeais en enfant, sur la fleur, tandis qu'il faut entrer avec Joad dans le néant de l'homme et dans les puissances du Très-Haut.

Quoi qu'il en soit de cette ombre un moment aperçue au front de l'enfant, il est bien touchant que cet enfant tienne le principal rôle de la pièce, au moins quant à l'intérêt de tendresse; il sied que la plus auguste et la plus magnifique pièce sacrée ait pour héros un enfant, et qu'elle ait été composée pour des enfants; c'est une harmonie chrétienne de plus Parvulis!

Athalie, comme art, égale tout. Le sentiment de l'Eternel, que j'ai marqué le dominant et l'unique de la pièce, est si bien conçu et exprimé par l'âme et par l'art à la fois, que ceux même qui ne croiraient pas seraient pris non moins puissamment par ce seul côté de l'art, pour peu qu'ils y fussent accessibles. Quand le christianisme (par impossible) passerait, Athalie resterait belle de la même beauté, parce qu'elle le porte en soi, parce qu'elle suppose tout son ordre religieux et le crée nécessairement. Athalie est belle comme l'OEdipe-roi, avec le vrai Dieu de plus.

Racine, dans Athalie, a égalé les grandeurs bibliques de Bossuet; et il les a égalées avec des formes d'audace qui lui sont propres, c'està-dire toujours amenées et revêtues, et sans avoir besoin des brusqueries de Bossuet. Le Discours sur l'Histoire universelle, Athalie et Polyeucte (ne l'oublions pas), ce sont les trois plus hauts monuments d'Art chrétien au dix-septième siècle, les Pensées de Pascal, par malheur, n'ayant pu atteindre au monument proprement dit et étant restées à l'état de grandes ruines 1.

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Pour rappeler notre Port-Royal de la seule manière convenable dans ce sublime couronnement, je me contenterai de soumettre cette pen

1 La comparaison n'est pas exacte: grande ébauche serait plus vrai; mais le jugement porté ici nous semble contestable; le livre des Pensées, malgré son état fragmentaire et inachevé, est le plus bel ouvrage chrétien du XVIIe siècle; nul ne l'égale en profondeur philosophique.

sée « Pour faire Athalie, il fallait un poète profondément chrétien, élevé comme le fut Racine à Port-Royal, et qui y fût fidèlement revenu » 1.

Le Génie du Christianisme 2.

Je n'ai à parler ici que de l'espèce d'influence qui appartient exclusivement au Génie du Christianisme et qui lui est propre. La jeunesse, toute une portion du moins de la jeunesse, s'y inspira; et depuis cinquante ans cette postérité de néo-chrétiens est reconnaissable à plus d'un signe. Nous avons eu toute une milice de jeunes chrétiens de salons.

Le Génie du Christianisme a produit mieux que cela, mais il a produit aussi cette forme de travers ; il a créé une mode littéraire en religion.

Au XVIIe siècle on croyait à la Religion et on la pratiquait. Ceux qui la pratiquaient y vivaient, s'y inspiraient simplement dans leurs œuvres et dans leur vie, et ne se distinguaient d'elle à aucun titre, ni moralement, ni artistement: le mot même n'existait pas.

Au XVIIIe, on la niait volontiers, et on la combattait en face.

Au XIXe, on s'est mis à y revenir, mais en la regardant comme une chose distincte de la pratique et de la vie, en la considérant comme un monument qu'on voyait se dresser devant soi. On s'est posé en s'écriant à tout instant, comme dans un Musée: Que c'est beau! C'est ce qu'on peut appeler le romantisme du Christianisme. On a eu une religion d'imagination et de tête plus que de cœur. « Pour moi, chrétien entêté, » dit quelque part M. de Chateaubriand vieillissant. Entêté, et non touché, c'est bien le mot. Il y a longtemps que les vrais chrétiens intérieurs avaient fait justice de cette méthode, de ce goût de métaphores qui n'a pas attendu le XIXe siècle pour paraître. On sait ce qu'un jour M. de Saint-Cyran, le grand chrétien, disait à Balzac qui s'émerveillait d'entendre de sa bouche certaines vérités éloquentes plutôt que de songer à en profiter: « M. de Balzac est comme

1 Dans la conclusion de son ouvrage, Sainte-Beuve dit avec raison que le grand esprit chrétien du Jansénisme «< s'épanouit idéalement et se couronne dans Athalie.» Lire sur Port-Royal le morceau de Renan reproduit plus loin.

Extrait de Chateaubriand et son groupe littéraire (1860).

3 L'ouvrage de Chateaubriand, dont nous avons donné un extrait, est admirablement caractérisé ici, du moins en ce qui concerne sa portée religieuse. Ces lignes pourraient s'appliquer aussi aux néo-chrétiens, qui ont essayé, dans ces dernières années, de faire revivre ce christianisme mondain, lequel n'est en somme qu'une forme du snobisme parisien.

un homme qui serait devant un beau miroir d'où il verrait une tache sur son visage, et qui se contenterait d'admirer la beauté du miroir sans ôter la tache qu'il lui aurait fait voir. » On est comme un homme devant un miroir, ou plutôt, selon que l'a dit un poète, on est ce miroir même,

dont la glace luisante

Recevrait les objets sans les pouvoir aimer.

Nous avons eu bien de ces miroirs en nos jours, miroirs éclatants et non ardents.

Le Génie du Christianisme fut utile en ce qu'il contribua à rétablir le respect pour le Christianisme considéré socialement et politiquement. Il le fut moins en ce qu'il engagea du premier jour la restauration religieuse dans une voie brillante et superficielle, toute littéraire et pittoresque, la plus éloignée de la vraie régénération du cœur.

Littérairement, il ouvrit une foule d'aspects nouveaux et de perspectives, qui sont devenues de grandes routes battues et même rebattues depuis goût du Moyen-Age, du gothique, poésie et génie de l'histoire nationale, il donna l'impulsion à ces trains d'idées modernes où la science est intervenue ensuite, mais que l'instinct du grand artiste avait d'abord devinées 1.

VINET (ALEXANDRE)

Né à Lausanne en 1797, mort à Clarens en 1847.

Le plus grand penseur du protestantisme français fut véritablement un héros, dans le sens large et élevé que Carlyle donne à ce terme. Il fut à la fois une âme d'élite et l'une des plus hautes intelligences de ce siècle. On l'a surnommé « le Pascal protestant »; les angoisses poignantes de sa vie morale rappellent en effet le drame profond qui mit aux prises la foi chrétienne et le doute métaphysique dans l'âme du grand écrivain français. De ce dernier il posséda aussi, comme homme, la rare valeur morale, et, comme écrivain, la profondeur de la pensée. Au point de vue religieux l'influence de Vinet a été considérable : il a renouvelé en quelque sorte le protestantisme français. C'est avec raison que le pasteur Philippe Bridel l'a appelé « un des plus puissants évan

Principaux ouvrages de Sainte-Beuve: Histoire de Port-Royal (1840-1860). Causeries du Lundi (1851-1857). Nouveaux Lundis (1863-1872). Pour l'étudier plus à fond, consulter: Levallois, Sainte-Beuve (1872); Brunetière, L'évolution des genres dans l'histoire de la littérature (1890); Lanson, Histoire de la littérature française (1895).

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