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seront dupes, au lieu que moi, je vous suivrai sur mes quatre roues. Elle riait à gorge déployée. Ensuite on demanda si les habitants s'appelleraient Sophiens ou Sophéens; moi, je dis: Sophistes. Nouveaux éclats de rire.

Le comte de Saint-Julien et le prince Gagarine ont imaginé un anneau que tout associé devra porter en signe d'association : la bague doit porter extérieurement une devise grecque, parce que la ville est grecque et la dame grecque (elle est née à Constantinople), et une devise française dans l'intérieur. Le comte de Saint-Julien est venu chez moi pour ces deux devises; je lui ai donné pour la première : Sesophismenon Koinon; mot à mot: Association des Sophistises; mais comme Sophie, en grec, signifie sagesse, Sesophismenos, au passif, signifie également pénétré par la sagesse, instruit par la sagesse, ou possédé par Sophie, comme qui dirait Ensophie, dans le sens d'ensorcellement. Ce double sens m'a paru piquant. Quant à la devise intérieure, qui doit toucher la chair, j'ai donné : Dans sa cité tout cœur noble est esclave. Le comte de Saint-Julien a été fort content, et, pendant que je t'écris, des artistes anglais gravent ces anneaux. Pendant que la terre tremble sous nos pieds et que la foudre gronde sur la tête, voilà ce que l'on fait ici.

PAUL-LOUIS COURIER

Né à Paris en 1773, mort à Vereiz (Touraine) en 1825.

Entré dans l'armée à l'aurore de la Révolution, il fit, comme officier, une partie des guerres de l'empire; mais il n'aima jamais le métier militaire, ne voyant dans la guerre que ses mauvais côtés : les brutalités et le pillage. Dans ses Lettres, écrites d'Italie, il nous a donné en quelque sorte l'envers de l'Epopée napoléonienne. Plus tard, après la chute du grand empereur, retiré dans sa propriété de Touraine, il vit la réaction cléricale de la Restauration et ses idées de bourgeois libéral le poussèrent à entrer dans la lutte politique. C'est alors qu'il écrivit ses pamphlets célèbres contre le gouvernement légitimiste, œuvres un peu terre à terre comme sujets, mais d'une grande valeur littéraire. On a appelé P.-L. Courier : «Un fils de Voltaire » ; en réalité, son origine remonte plus haut: ses ancêtres sont La Fontaine, La Bruyère, Pascal, Montaigne, Rabelais et les fabliers du

Principaux ouvrages: Du Pape (1819). Les soirées de St-Petersbourg (1821). Lettres et opuscules inédits (1851). A consulter E. Scherer, Mélanges de critique religieuse.; E. Faguet: Politiques et moralistes au XIXe siècle : G. Rocheblave, J. de Maistre et l'intéressant ouvrage de F. Descostes, J. de Maistre acant la Révolution (1893).

XIIIe siècle. C'est à la fois un narrateur exquis, d'une finesse, d'une clarté, d'une simplicité pleine de charmes, et un pamphlétaire merveilleux d'esprit et de verve. Ce dernier classique manque, lui aussi. d'imagination et de sensibilité, mais il possède toutes les autres qualités des grands écrivains antérieurs au romantisme.

Un jugement sur Napoléon 1.

Nous venons de faire un empereur, et pour ma part je n'y ai pas nui. Voici l'histoire. Ce matin, d'Anthouard nous assemble, et nous dit de quoi il s'agissait, mais bonnement, sans préambule ni péroraison. «Un empereur ou la république, lequel est le plus de votre goût ? » comme on dit : « Rôti ou bouilli, potage ou soupe, que voulez-vous ?» Sa harangue finie, nous voilà tous à nous regarder, assis en rond. «< Messieurs, qu'opinez-vous?» Pas le mot. Personne n'ouvre la bouche. Cela dura un quart d'heure ou plus, et devenait embarrassant pour d'Anthouard et pour tout le monde, quand Maire, un jeune homme, un lieutenant que tu as pu voir, se lève et dit : « S'il veut être empereur, qu'il le soit; mais, pour en dire mon avis, je ne le trouve pas bon du tout. Expliquez-vous, dit le colonel; voulez-vous, ne voulez-vous pas ? Je ne le veux pas, répond Maire.- A la bonne heure. » Nouveau silence. On recommence à s'observer les uns les autres comme des gens qui se voient pour la première fois. Nous y serions encore si je n'eusse pris la parole: «Messieurs, dis-je, il me semble, sauf correction, que ceci ne nous regarde pas. La nation veut un empereur, est-ce à nous d'en délibérer ? » Ce raisonnement parut si fort, si lumineux, si ad rem... que veux-tu, j'entrainai l'assemblée. Jamais orateur n'eut un succès si complet. On se lève, on signe, on s'en va jouer au billard. Maire me disait: «Ma foi, commandant, vous parlez comme Cicéron ; mais pourquoi voulez-vous done tant qu'il soit empereur, je vous prie?

Pour en finir et faire notre partie de billard. Fallait-il rester là tout le jour ? Pourquoi, vous, ne le voulez-vous pas ? Je ne sais. me dit-il, mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux. » Voilà le propos du lieutenant, que je ne trouve point tant sot. En effet, que signifie, dis-moi.... un homme comme lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu'on l'appelle majesté. Etre Bonaparte et se faire sire! Il aspire à descendre: mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom. Pauvre homme, ses idées sont au-dessous de sa fortune.

4 Lettre écrite en mai 1801. Comparer cette lettre avec celle de J. de Maistre, d'ua ton si différent, citée à la page 22.

L'envers de la gloire.1

Pour peu qu'il vous souvienne, Madame, du moindre de vos serviteurs, vous ne serez pas fâchée, j'imagine, d'apprendre que je suis vivant à Reggio, en Calabre, au bout de l'Italie, plus loin que je ne fus jamais de Paris et de vous, Madame. Pour vous écrire, depuis six mois que je roule ce projet dans ma tête, je n'ai pas faute de matière, mais de temps et de repos. Car nous triomphons en courant, et ne nous sommes encore arrêtés qu'ici, où terre nous a manqué. Voilà, ce me semble, un royaume assez lestement conquis, et vous devez être contente de nous. Mais moi, je ne suis pas satisfait. Toute l'Italie n'est rien pour moi, si je n'y joins la Sicile. Ce que j'en dis c'est pour soutenir mon caractère de conquérant; car entre nous, je me soucie peu que la Sicile paie ses taxes à Joseph ou à Ferdinand. Là-dessus, j'entrerais facilement en composition, pourvu qu'il me fût permis de la parcourir à mon aise; mais en être venu si près, et n'y pouvoir mettre le pied, n'est-ce pas pour enrager? Nous la voyons en vérité, comme des Tuileries vous voyez le faubourg Saint-Germain; le canal n'est ma foi guère plus large; et, pour le passer, cependant nous sommes en peine. Croiriez-vous ? s'il ne nous fallait que du vent, nous ferions comme Agamemnon nous sacrifierions une fille. Dieu merci, nous en avons de reste. Mais pas une seule barque, et voilà l'embarras. Il nous en vient, dit-on; tant que j'aurai cet espoir, ne croyez pas, Madame, que je tourne jamais un regard en arrière, vers les lieux où vous habitez, quoiqu'ils me plaisent fort. Je veux voir la patrie de Proserpine, et savoir pourquoi le diable a pris femme en ce pays-là. 2 Je ne balance point, Madame, entre Syracuse et Paris; tout badaud que je suis, je préfère Aréthuse à la fontaine des Innocents.

Ce royaume que nous avons pris n'est pourtant pas à dédaigner : c'est bien, je vous assure, la plus jolie conquête qu'on puisse jamais faire en se promenant. J'admire surtout la complaisance de ceux qui nous le cèdent. S'ils se fussent avisés de le vouloir défendre, nous l'eussions bonnement laissé là; nous n'étions pas venus pour faire violence à personne. Voilà un commandant de Gaële qui ne veut pas rendre sa place; eh bien qu'il la garde! Si Capoue en eût fait de même, nous serions encore à la porte, sans pain ni canons. Il faut con

1 Lettre écrite en 1806.

Allusion au roi des enfers. Pluton, qui épousa Proserpine.

venir que l'Europe en use maintenant avec nous fort civilement. Les troupes en Allemagne nous apportaient leurs armes, et les gouverneurs leurs clefs, avec une bonté adorable. Voilà ce qui encourage dans le métier de conquérant ; sans cela on y renoncerait.

Tant il y a que nous sommes au fin fond de la botte, dans le plus beau pays du monde, et assez tranquilles, n'était la fièvre et les insurrections. Car le peuple est impertinent; des coquins de paysans s'attaquent aux vainqueurs de l'Europe. Quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu'ils peuvent. On fait peu d'attention à cela tant pis pour qui se laisse prendre. Chacun espère s'en tirer avec son fourgon plein, ou ses mulets chargés, et se moque de tout le reste.

Quant à la beauté du pays, les villes n'ont rien de remarquable, pour moi du moins; mais la campagne, je ne sais comment vous en donner une idée. Cela ne ressemble à rien de ce que vous avez pu voir. Ne parlons pas des bois d'orangers ni des haies de citronniers; mais tant d'autres arbres et de plantes étrangères que la vigueur du sol y fait naître en foule, ou bien les mêmes que chez nous, plus grandes, plus développées, donnent au paysage un tout autre aspect. En voyant ces rochers, partout couronnés de myrte et d'aloès, et ces palmiers dans les vallées, vous vous croyez au bord du Gange ou sur le Nil, hors qu'il n'y a ni pyramides ni éléphants, mais les buffles en tiennent lieu, et figurent fort bien parmi les végétaux africains, avec le teint des habitants, qui n'est pas non plus de notre monde. A dire vrai, les habitants ne se voient plus guère hors des villes; par là ces beaux sites sont déserts, et l'on est réduit à imaginer ce que ce pouvait être, alors que les travaux et la gaîté des cultivateurs animaient tous ces tableaux.

Voulez-vous, Madame, une esquisse des scènes qui s'y passent à présent? Figurez-vous sur le penchant de quelque colline, le long de ces roches décorées comme je viens de vous le dire, un détachement d'une centaine de nos gens, en désordre. On marche à l'aventure, on n'a souci de rien. Prendre des précautions, se garder, à quoi bon? Depuis plus de huit jours il n'y a point eu de troupes massacrées dans ce canton. Au pied de la hauteur coule un torrent rapide qu'il faut passer pour arriver sur l'autre montée partie de la file est déjà dans l'eau, partie en deçà, au delà. Tout à coup se lèvent de différents côtés mille individus tant paysans que bandits, forçats déchaînés, déserteurs, commandés par un sous-diacre, bien armés, bons tireurs; ils font feu sur les nôtres avant d'être vus; les officiers tombent les premiers ;

les plus heureux meurent sur la place; les autres, durant quelques jours, servent de jouet à leurs bourreaux.

Cependant le général, colonel ou chef, n'importe de quel grade, qui a fait partir ce détachement sans songer à rien, sans savoir, la plupart du temps, si les passages étaient libres, informé de la déconfiture, s'en prend aux villages voisins; il y envoie un aide de camp avec cinq cents hommes. On pille, on viole, on égorge, et ce qui échappe va grossir la bande du sous-diacre. 1

Une aventure en Calabre2.

Un jour je voyageais en Calabre. C'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne, et en veulent surtout aux Français. De vous dire pourquoi, ce serait long; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme d'une figure..... ma foi ! comme ce monsieur que nous vìmes au Rincy, vous en souvenezvous? et mieux encore peut-être. Je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c'est la vérité. Dans ces montagnes, les chemins sont des précipices; nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine ; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute; devais-je me fier à une tête de vingt ans? Nous cherchâmes, tant qu'il fit jour, notre chemin à travers ces bois ;mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions: il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon; mais comment faire? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier: nous voilà mangeant et buvant, lui du moins, car, pour moi, j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien des mines de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal: ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire: il était de la famille, il riait, il causait avec eux; et, par une imprudence que j'aurais dû prévoir (mais quoi! s'il était écrit !...), il dit d'abord d'où nous

L'ouvrage de Thiers, les vers de Victor Hugo, les Mémoires de Marbot. nous montrent les côtés grandioses de l'épopée impériale; il faut lire cette lettre d'une ironie si pénétrante pour en comprendre les vilains dessous. Si l'on veut juger pleinement la vie militaire, consulter aussi Servitude et grandeur militaires. d'Alfred de Vigny.

Ce petit chef-d'œuvre est extrait d'une lettre écrite en 1807.

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