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ferme, juste, souple, inventif, et une vigueur de caractère qu'aucun obstacle ne rebutait, qu'aucune lutte ne lassait, qui poursuivait ses desseins avec une ardeur et une patience également inépuisables, tour à tour par les voies les plus détournées et les plus lentes, ou par les plus brusques et les plus hardies. Il excellait pareillement à gagner ou à dominer les hommes dans les relations personnelles et intimes, à organiser et à conduire une armée ou un parti. Il avait l'instinct de la popularité et le don de l'autorité, et il sut, avec la même audace, déchaîner et dompter les factions. Mais, né dans le sein d'une révolution, et porté de secousse en secousse au pouvoir suprême, son génie était et demeura toujours essentiellement révolutionnaire; il avait appris à connaître les nécessités de l'ordre et du gouvernement; il n'en savait ni respecter ni pratiquer les lois morales et permanentes. Que ce fût le tort de sa nature ou le vice de sa situation, il manquait de règle et de sérénité dans l'exercice du pouvoir, recourait sur-le-champ aux moyens extrêmes comme un homme toujours assailli par des périls mortels, et perpétuait ou aggravait, par la violence des remèdes, les maux violents qu'il voulait guérir. La fondation d'un gouvernement est une œuvre qui exige des procédés plus réguliers et plus conformes aux lois éternelles de l'ordre moral. Cromwell put asservir la révolution qu'il avait faite, et ne parvint point à la fonder.

Moins puissants peut-être par les dons naturels, Guillaume III et Washington ont réussi dans l'entreprise où Cromwell a échoué; ils ont fixé le sort et fondé le gouvernement de leur patrie. C'est que, au milieu même d'une révolution, ils n'ont jamais accepté ni pratiqué la politique révolutionnaire; ils n'ont jamais recherché ni subi cette situation fatale d'avoir d'abord les violences anarchiques pour marchepied, puis les violences despotiques pour nécessité de leur pouvoir. Ils se sont trouvés, ou se sont placés eux-mêmes, dès leurs premiers pas, dans les voies régulières et dans les conditions permanentes du gouvernement. Guillaume était un prince ambitieux; il est puéril de croire que, jusqu'à l'appel qui lui fut adressé de Londres en 1688, il fût resté étranger au désir de monter sur le trône d'Angleterre, et au travail depuis longtemps entrepris pour l'y porter. Guillaume suivait pas à pas les progrès de ce travail, sans en accepter la complicité, mais sans en repousser le but, sans y encourager, mais en en protégeant les auteurs. Son ambition avait en même temps ce caractère qu'elle s'attachait au triomphe d'une cause grande et juste, la cause de la liberté religieuse et de l'équilibre européen. Jamais homme n'a fait, plus que Guillaume, d'un grand dessein politique, la pensée et le but unique de

sa vie. Il avait la passion de l'œuvre qu'il accomplissait, et sa propre grandeur n'était pour lui qu'un moyen. Dans ses perspectives de la couronne d'Angleterre, il ne tenta point de réussir par la violence et le désordre; il avait l'esprit trop haut et trop bien réglé pour ne pas connaître le vice incurable de tels succès, et pour en accepter le joug. Mais quand la carrière lui fut ouverte par l'Angleterre elle-même, il ne s'arrêta point devant les scrupules de l'homme privé ; il voulait que sa cause triomphât et recueillir l'honneur de son triomphe. Glorieux mélange d'habileté et de foi, d'ambition et de dévouement.

Washington n'avait pas d'ambition; sa patrie eut besoin de lui; il devint grand pour la servir, par devoir plutôt que par goût, et quelque fois même avec un pénible effort. Les épreuves de la vie publique lui étaient amères; il préférait l'indépendance de la vie privée et le repos de l'âme à l'exercice du pouvoir. Mais il accepta sans hésiter la tàche que lui imposait son pays; et, en l'accomplissant, il ne se permit, envers son pays ni envers lui-même, aucune complaisance pour en alléger le fardeau. Né pour gouverner, quoi qu'il y prit peu de plaisir, il disait au peuple américain ce qu'il croyait vrai, et maintenait, en le gouvernant, ce qu'il croyait sage avec une fermeté aussi inébranlable que simple, et un sacrifice de la popularité d'autant plus méritoire qu'il n'en était point dédommagé par les joies de la domination. Serviteur d'une république naissante, où l'esprit démocratique prévalait, il obtint sa confiance et assura son triomphe en soutenant ses intérêts contre ses penchants, et en pratiquant cette politique à la fois modeste et sévère, réservée et indépendante, qui ne semble appartenir qu'au chef d'un sénat aristocratique placé à la tête d'un Etat ancien Succès rare, et qui fait un égal honneur à Washington et à son pays. Soit qu'on regarde à la destinée des nations, ou à celle des grands hommes, qu'il s'agisse d'une monarchie ou d'une république, d'une société aristocratique ou démocratique, la même lumière brille dans les faits; le succès définitif ne s'obtient qu'au nom des mêmes principes et par les mêmes voies. L'esprit révolutionnaire est fatal aux grandeurs qu'il élève comme à celles qu'il renverse. La politique qui conserve les Etats est aussi la seule qui termine et fonde les révolutions 1.

Principaux ouvrages de Guizot: Histoire de la Révolution d'Angleterre (1827-1828); Histoire de la civilisation en Europe; Histoire de la civilisation en France (1828-1830). Lire Taine. Essais de critique et d'histoire (1866); E. Faguet, Politiques et moralistes du XIXe siècle; A. Bardoux, Guizot (1894).

THIERS (ADOLPHE)

Né à Marseille en 1797, mort à Saint-Germain en 1877.

En histoire, il représente cette école réaliste, qui expose les faits bourgeoisement, sans aucune visée artistique ou philosophique. Pourtant cet historien terre à terre contribua puissamment à créer la légende napoléonienne et, par là, exerça une énorme action sur son pays qu'il grisa de chauvinisme impérialiste. A la fin de sa vie il dut réparer, comme homme d'Etat, le mal qu'il avait fait comme historien, et ce fut sa plus belle œuvre. Son histoire, monument considérable malgré ses lacunes et ses inégalités, devra être revisée en partie; elle renferme cependant des chapitres très remarquables. Le grand mérite de Thiers comme écrivain, c'est sa parfaite clarté; il ne possède malheureusement pas les autres qualités des grands stylistes.

Conquête de l'Egypte par Bonaparte 1.

L'Egypte était donc une véritable féodalité, comme celles de l'Europe dans le moyen-âge; elle présentait à la fois un peuple conquis, une milice conquérante en révolte contre son souverain; enfin une ancienne classe abrutie, au service et aux gages du plus fort.

Deux beys supérieurs aux autres dominaient en ce moment l'Egypte. L'un, Ibrahim-Bey, riche, astucieux, puissant; l'autre, Mourad-Bey, intrépide, vaillant et plein d'ardeur. Ils étaient convenus d'une espèce de partage d'autorité, par lequel Ibrahim-Bey avait les attributions civiles, et Mourad-Bey les attributions militaires. Celui-ci était chargé des combats; il y excellait, et il avait l'affection des mameluks, tous dévoués à sa personne.

Bonaparte, qui au génie de capitaine savait unir le tact et l'adresse du fondateur, et qui avait d'ailleurs administré assez de pays conquis pour s'en être fait un art particulier, jugea sur-le-champ la politique qu'il avait à suivre en Egypte. Il fallait d'abord arracher cette contrée à ses véritables maîtres, c'est-à-dire aux mameluks 2. C'était cette classe qu'il fallait combattre et détruire par les armes et la politique. D'ailleurs on avait des raisons à faire valoir contre eux, car ils n'avaient cessé de maltraiter les Français. Quant à la Porte, il fallait paraître ne pas attaquer sa souveraineté, et affecter au contraire de la

1 Extrait de l'Histoire de la Révolution.

2 Esclaves achetés en Circassie et organisés en milice par les 24 beys, leurs maîtres; ils comprenaient 12 000 cavaliers.

respecter. Telle qu'elle était devenue, cette souveraineté était peu importante. On pouvait traiter avec la Porte, soit pour la cession de l'Egypte, en lui faisant certains avantages ailleurs, soit pour un partage d'autorité qui n'aurait rien de fâcheux; car en laissant le pacha au Caire comme il y avait été jusqu'ici, et en héritant de la puissance des mameluks, on n'avait pas grand'chose à regretter. Quant aux habitants, il fallait, pour se les attacher, gagner la véritable population, c'est-à-dire celle des Arabes. En respectant les cheiks 1, en caressant leur vieil orgueil, en augmentant leur pouvoir, en flattant un désir secret qu'on trouvait en eux, comme on l'avait trouvé en Italie, comme on le trouve partout, celui du rétablissement de l'antique patrie, de la patrie arabe, on était assuré de dominer le pays et de se l'attacher entièrement. Bien plus, en ménageant les propriétés et les personnes, chez un peuple qui était habitué à regarder la conquête comme donnant droit de meurtre, de pillage et de dévastation, on allait causer une suprise des plus avantageuses à l'armée française, et si, en outre, on respectait les femmes et le prophète, la conquête des cœurs était aussi assurée que celle du sol.

Bonaparte se conduisit d'après ces errements aussi justes que profonds. Doué d'une imagination tout orientale, il lui était facile de prendre le style solennel et imposant qui convenait à la race arabe. Il fit des proclamations qui étaient traduites en arabe et répandues dans le pays. Il écrivit au pacha: «La république française s'est » décidée à envoyer une puissante armée pour mettre fin aux brigan» dages des beys d'Egypte, ainsi qu'elle a été obligée de le faire plu>> sieurs fois dans ce siècle contre les beys de Tunis et d'Alger. Toi, » qui devrais être le maître des beys, et que cependant ils tiennent >> au Caire sans autorité et sans pouvoir, tu dois voir mon arrivée avec » plaisir. Tu es sans doute déjà instruit que je ne viens point pour >> rien faire contre le Coran ni le sultan. Tu sais que la nation fran>>çaise est la seule et unique alliée que le sultan ait en Europe. Viens >> donc à ma rencontre, et maudis avec moi la race impie des beys. >> S'adressant aux Egyptiens, Bonaparte leur adressait ces paroles : (( Peuples d'Egypte, on vous dira que je viens pour détruire votre >> religion. Ne le croyez pas; répondez que je viens vous restituer vos >> droits, punir les usurpateurs, et que je respecte plus que les mame>> luks, Dieu, son prophète et le Coran. » Parlant de la tyrannie des mameluks, il disait : « Y a-t-il une belle terre? elle appartient aux

Grands chefs, appartenant à la classe des nobles, à la fois civils et religieux.

>> mameluks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une belle » maison? cela appartient aux mameluks. Si l'Egypte est leur ferme, >> qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste » et miséricordieux pour le peuple, et il a ordonné que l'empire des » mameluks finit. » Parlant des sentiments des Français, il ajoutait : << Nous aussi, nous sommes de vrais musulmans. N'est-ce pas nous » qui avons détruit le pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux >> musulmans ? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de » Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils >> fissent la guerre aux musulmans? Trois fois heureux ceux qui >> seront avec nous ! Ils prospèreront dans leur fortune et leur rang. >>> Heureux ceux qui seront neutres! Ils auront le temps de nous con>> naître, et ils se rangeront avec nous. Mais malheur, trois fois >> malheur à ceux qui s'armeront pour les mameluks et combattrons >> contre nous ! Il n'y aura pas d'espérance pour eux, ils périront. »

Bonaparte dit à ses soldats : « Vous allez entreprendre une conquête >> dont les effets sur la civilisation et le commerce du monde sont >> incalculables. Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sûr et le >> plus sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de >> mort.

>> Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans; >> leur premier article de foi est celui-ci : Il n'y a pas d'autre Dieu que » Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contredisez pas; agissez » avec eux comme nous avons agi avec les Juifs, avec les Italiens. » Ayez des égards pour leurs muphtis et leurs imans, comme vous en » avez eu pour les rabbins et pour les évêques. Ayez pour les cérémonies >> que prescrit le Coran, pour les mosquées, la même tolérance que vous >> avez eue pour les couvents, pour les synagogues, pour la religion de >> Moïse et celle de Jésus-Christ. Les légions romaines protégeaient >> toutes les religions. Vous trouverez ici des usages différents de ceux » de l'Europe, il faut vous y accoutumer. Les peuples chez lesquels >> nous allons entrer traitent les femmes autrement que nous. Souve>> nez-vous que, dans tous les pays, celui qui viole est un lâche.

» La première ville que nous rencontrerons a été bâtie par Alexan>> dre. Nous trouverons à chaque pas de grands souvenirs, dignes » d'exciter l'émulation des Français. >>

Sur-le-champ, Bonaparte fit ses dispositions pour établir l'autorité française à Alexandrie, pour quitter ensuite le Delta et s'emparer du Caire, capitale de toute l'Egypte. On était en juillet, le Nil allait inonder les campagnes. Il voulait arriver au Caire avant l'inondation

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