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que ses impétueux soldats d'Italie, habitués à marcher au pas de marche, eussent de la peine à se résigner à cette froide et impassible immobilité des murailles. Il avait eu soin de les y préparer. Ordre était donné surtout de ne pas se hâter de tirer, d'attendre froidement l'ennemi et de ne faire feu qu'à bout portant.

On s'avança presque à la portée du canon. Bonaparte, qui était dans le carré du centre, formé par la division Dugua, s'assura, avec une lunette, de l'état du camp d'Embabeh. Il vit que l'artillerie du camp, n'étant pas sur affût de campagne, ne pourrait pas se porter dans la plaine et que l'ennemi ne sortirait pas des retranchements. C'est sur cette prévision qu'il basa ses mouvements. Il résolut d'appuyer avec ses divisions sur la droite, c'est-à-dire sur le corps des mameluks, en circulant hors de la portée du canon d'Embabeh. Son intention était de séparer les mameluks du camp retranché, de les envelopper, de les pousser dans le Nil et de n'attaquer Embabeh qu'après s'être défait d'eux. Il ne devait pas lui être difficile de venir à bout de la multitude qui fourmillait dans ce camp, après avoir détruit les mameluks.

Sur-le-champ il donna le signal. Desaix, qui formait l'extrême droite, se mit le premier en marche. Après lui venait le carré de Régnier, puis celui de Dugua, où était Bonaparte. Les deux autres circulaient autour d'Embabeh, hors de la portée du canon. Mourad-Bey. qui, quoique sans instruction, était doué d'un grand caractère et d'un coup d'œil pénétrant, devina sur-le-champ l'intention de son adversaire, et résolut de charger pendant ce mouvement décisif. Il laissa deux mille mameluks pour appuyer Embabeh, puis se précipita avec le reste sur les deux carrés de droite. Celui de Desaix, engagé dans des palmiers, n'était pas encore formé lorsque les premiers cavaliers l'abordèrent. Mais il se forma sur-le-champ et fut prêt à recevoir la charge. C'est une masse énorme que celle de huit mille cavaliers galopant à la fois dans une plaine. Ils se précipitèrent avec une impétuosité extraordinaire sur la division Desaix. Nos braves soldats, devenus aussi froids qu'ils avaient été fougueux jadis, les attendirent avec calme, et les recurent, à bout portant, avec un feu terrible de mousqueterie et de mitraille. Arrêtés par le feu, ces innombrables cavaliers flottaient le long des rangs et galopaient autour de la citadelle enflammée. Quelques-uns des plus braves se précipitèrent sur les baïonnettes, puis, retournant leurs chevaux et les renversant sur nos fantassins, parvinrent à faire brèche, et trente ou quarante vinrent expirer aux pieds de Desaix, au centre même du carré. La masse, tournant bride, se rejeta du carré de Desaix sur celui de Régnier qui venait après. Accueillie

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par le même feu, elle revint vers le point d'où elle était partie, mais elle trouva sur ses derrières la division Dugua que Bonaparte avait portée vers le Nil, et fut jetée dans une déroute complète. Alors la fuite se fit en désordre. Une partie des fuyards s'échappa vers notre droite, du côté des Pyramides; une autre, passant sous le feu de Dugua, alla se jeter dans Embabeh, où elle porta la confusion. Dès cet instant le trouble commença à se mettre dans le camp retranché. Bonaparte, s'en apercevant, ordonna à ses deux divisions de gauche de s'approcher d'Embabeh pour s'en emparer. Bon et Menou s'avancèrent sous le feu des retranchements, et, arrivés à une certaine distance, firent halte. Les carrés se dédoublèrent; les premiers rangs se formèrent en colonnes d'attaque, tandis que les autres restèrent en carré, figurant toujours de véritables citadelles. Mais au même instant, les mameluks, tant ceux que Mourad avait laissés à Embabeh que ceux qui s'y étaient réfugiés, voulurent nous prévenir. Ils fondirent sur nos colonnes d'attaque, tandis qu'elles étaient en marche. Mais celles-ci, s'arrêtant sur-le-champ et se formant en carré avec une merveilleuse rapidité, les reçurent avec fermeté et en abattirent un grand nombre. Les uns se jetèrent dans Embabeh, où le désordre devint extrême; les autres, fuyant dans la plaine, entre le Nil et notre droite, furent fusillés ou poussés dans le fleuve. Les colonnes d'attaque abordèrent vivement Embabeh, s'en emparèrent, et jetèrent dans le Nil la multitude des fellahs et des janissaires. Beaucoup se noyèrent; mais comme les Egyptiens sont excellents nageurs, le plus grand nombre d'entre eux parvint à se sauver. La journée était finie. Les Arabes, qui étaient près des pyramides et qui attendaient une victoire, s'enfoncèrent dans le désert. Mourad, avec les débris de la cavalerie, et le visage tout sanglant, se retira vers la haute Egypte. Ibrahim, qui de l'autre rive contemplait ce désastre, s'enfonça vers Belbeys, pour se retirer en Syrie. Les mameluks mirent aussitôt le feu aux djermes qui portaient leurs richesses. Cette proie nous échappa, et nos soldats virent pendant toute la nuit des flammes dévorer un riche butin.

Bonaparte plaça son quartier général à Giseh, sur les bords du Nil, où Mourad-Bey avait une superbe habitation. On trouva, soit à Giseh. soit à Embabeh, des provisions considérables, et nos soldats purent se dédommager de leurs longues privations. Ils trouvèrent des vignes couvertes de magnifiques raisins dans les jardins de Giseh, et les eurent bientôt vendangées. Mais ils firent sur le champ de bataille un butin d'une autre espèce: c'étaient des châles magnifiques, de belles armes, des chevaux, et des bourses qui renfermaient jusqu'à deux ou

trois cents pièces d'or; car les mameluks portaient toutes leurs richesses avec eux. Ils passèrent la soirée, la nuit et le lendemain, à recueillir ces dépouilles. Cinq à six cents mameluks avaient été tués. Plus de mille étaient noyés dans le Nil. Les soldats se mirent à les pêcher pour les dépouiller, et employèrent plusieurs jours encore à ce genre de recherche.

La bataille nous avait à peine coûté une centaine de morts ou blessés; car si la défaite est terrible pour des carrés enfoncés, la perte est nulle pour des carrés victorieux. Les mameluks avaient perdu leurs meilleurs cavaliers par le feu ou par les flots. Leurs forces étaient dispersées, et la possession du Caire nous était assurée. Cette capitale était dans un désordre extraordinaire. Elle renferme plus de trois cent mille habitants, et elle est remplie d'une populace féroce et abrutie, qui se livrait à tous les excès, et voulait profiter du tumulte pour piller les riches palais des beys. Malheureusement, la flottille française n'avait pas encore remonté le Nil, et nous n'avions pas le moyen de le traverser pour aller prendre possession du Caire. Quelques négociants français qui s'y trouvaient furent envoyés à Bonaparte par les cheiks, pour convenir de l'occupation de la ville. Il se procura quelques djermes pour envoyer un détachement qui rétablit la tranquillité, et mît les personnes et les propriétés à l'abri des fureurs de la populace. Il entra le surlendemain dans le Caire, et alla prendre possession du palais de Mourad-Bey.

A peine fut-il établi au Caire, qu'il se hata d'employer la politique qu'il avait déjà suivie à Alexandrie, et qui devait lui attacher le pays. Il visita les principaux cheiks, les flatta, leur fit espérer le rétablissement de la domination arabe, leur promit la conservation de leur culte et de leurs coutumes, et réussit complètement à les gagner par un mélange de caresses adroites et de paroles imposantes, empreintes d'une grandeur orientale. L'essentiel était d'obtenir des cheiks de la mosquée de Jemil-Azar une déclaration en faveur des Français. C'était comme un bref du pape chez les chrétiens. Bonaparte y déploya tout ce qu'il avait d'adresse, et il y réussit complètement. Les grands cheiks firent la déclaration désirée, et engagèrent les Egyptiens à se soumettre à l'envoyé de Dieu, qui respectait le prophète, et qui venait venger ses enfants de la tyranie des mameluks. Bonaparte établit au Caire un divan comme il avait fait à Alexandrie, composé des principaux cheiks et des plus notables habitants. Ce divan ou Conseil municipal devait lui servir à gagner l'esprit des Egyptiens, en les consultant, et à s'instruire par eux de tous les détails de l'administration

intérieure. Il fut convenu que dans toutes les provinces il en serait établi de pareils, et que ces divans particuliers enverraient des députés au divan du Caire, qui serait ainsi le grand divan national1.

SCRIBE (EUGÈNE)

Né à Paris en 1791, mort à Paris en 1861.

Le romantisme n'a produit qu'une forme de comédie vraiment remarquable, celle de Musset qui diffère notablement de celle de Scribe. Bien qu'ayant écrit en pleine période romantique, ce dernier, arrièrepetit-fils bien dégénéré de Molière, a évolué parallèlement à l'école nouvelle; il ne s'y rattache par aucun côté. C'est le représentant le plus caractéristique de cette secte littéraire, étroite et plate, qui lutta contre le romantisme et qu'on a appelée, bien à tort certes, l'Ecole du bon sens. Il fut le roi du vaudeville, le grand mécanicien des intrigues, des imbroglios, des quiproquos romanesques. Il n'y a dans son théâtre ni études de mœurs sérieuses, ni peintures de caractères, ni philosophie, ni thèses morales; mais ses pièces plus ou moins vides sont admirablement agencées. Personne n'a su mieux que lui la technique théâtrale, l'art des préparations et des effets scéniques. Il faut l'avoir lu pour comprendre tout à fait le théâtre, de même qu'il est utile de connaître jusqu'aux chinoiseries de la grammaire pour savoir à fond le français.

Le verre d'eau 2.

SCÈNE DE LA JALOUSIE.

La reine Anne aime, sans que celui-ci s'en doute, un jeune officier des gardes, Masham, que la duchesse de Marlborough, sa favorite, aime aussi secrètement. Elle vient d'apprendre la chose. Excitée par la jalousie, elle n'attend plus qu'une occasion pour renvoyer la toute puissante duchesse, qui jusqu'ici l'a dominée. Celle-ci, de son côté, a été informée par lord Bolingbroke, son ennemi politique, que Masham est aimé d'une très grande dame de la cour. Elle n'en connaît pas le nom, mais elle sait que la dame doit voir l'officier pour la première fois seule, le soir même; pour lui confirmer le rendez-vous, elle lui demandera un verre d'eau. Bolingbroke n'a pas révélé le nom de la reine, parce

Euvres de Thiers: Histoire de la Revolution française, 10 volumes (18231827); Histoire du Consulat et de l'empire, 20 volumes (1845-1862). Lire : P. de Rémusat, A. Thiers (1889); Anatole France, La vie littéraire (1889); E. Zévort, Thiers (1892).

2 Comédie politique (1840). Dans cette pièce, Scribe a voulu montrer que les grands évènements historiques sont souvent produits par de fort petites causes, ce qui est d'une philosophie légèrement puérile. La pièce est du reste bien faite et très intéressante même à la lecture.

qu'il espère que la jalousie de la duchesse éclatera malgré elle quand elle l'apprendra, qu'elle se trahira et perdra la faveur de la souveraine, ce qui arrive en effet: Bolingbroke est vengé de tout le mal que lui a fait la favorite et ressaisit le pouvoir.

LA DUCHESSE, à part, et regardant toutes les dames.

Laquelle ?... Je ne puis deviner... (A la reine qui s'approche.) Je vais faire préparer le jeu de la reine...

LA REINE, cherchant des yeux Masham.

A merveille... (A part.) Je ne le vois pas.

LA DUCHESSE, à voix haute.

Le tri de la reine! (S'approchant de la reine, et à voix basse.) Les réclamations devenaient si fortes, qu'il a fallu, pour la forme seulement, envoyer une invitation au marquis de Torcy 1.

LA REINE, sans l'écouter, et cherchant toujours. Très bien !... (Apercevant Masham.) C'est lui!...

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La duchesse donne des ordres pour le jeu de la reine. Pendant ce temps. un membre du Parlement s'est approché, à gauche, du groupe où se tient Bolingbroke.

UN MEMBRE DU PARLEMENT

Oui, messieurs, je sais de bonne part que toutes les négociations avec la France sont rompues.

Vous croyez ?

BOLINGBROKE

UN MEMBRE DU PARLEMENT

Le crédit de la duchesse est tel, que l'ambassadeur n'a pas été admis.

C'est inouï !

BOLINGBROKE

UN MEMBRE DU PARLEMENT

Et il part demain, sans avoir même pu voir la reine.

UN MAITRE DES CÉRÉMONIES, annonçant.

Monsieur l'ambassadeur marquis de Torcy !

Etonnement général : tout le monde se lève et le salue.

Bolingbroke va au

devant de lui, le prend par la main, et le présente à la reine.

1 Ambassadeur de France à Londres.

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