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grosse chaîne par dessus, qui les retenait. Des dévots, au commencement, avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l'année solaire; mais on en mit d'autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu'au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.

Le jour tomba; des nuages s'amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu'à ses genoux; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

A mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu'il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s'écroulaient sous les hurlements d'épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s'accrochaient à eux; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d'instruments quelquefois s'arrêtaient épuisés; alors on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les huveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres; les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice; et les pères, dont les enfants étaient morts autrefois, jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s'entr'égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tombées; et ils les lançaient dans l'air, afin que le sacrifice s'éparpillåt sur la ville et jusqu'à la région des étoiles.

Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l'hélépole', ils regardaient béants d'horreur 2.

1 Enorme machine de guerre que les mercenaires avaient employée pour assiéger la ville.

2 Euvre principale de Flaubert: Salammbô (1862). Lire P. Bourget, Essais de psychologie contemporaine; M. Spronck, Les artistes littéraires (1889): M. Guyau, L'art au point de vue sociologique; Brunetière, Le roman naturaliste.

EDMOND ET JULES DE GONCOURT

Edmond, né à Nancy en 1822, mort à Champrosay en 1896.
Jules, né à Paris en 1830, mort à Paris en 1870.

Ils ont été surtout des raffinés d'art. Comme Gautier, auquel ils doivent beaucoup, mais avec une sensibilité plus nerveuse et plus fine, une acuité de vision plus profonde et plus délicate, ils ont voulu rendre les sensations et fixer même les impressions les plus fugitives. Il y a en eux quelque chose des peintres de l'école du plein-air, de Claude Monet, par exemple. L'écriture artiste, ce style si particulier qu'ils ont créé, à la fois nerveux, subtil, coloré et pénétrant, rappelle la palette des impressionnistes. Leurs admirateurs fanatiques leur attribuent l'invention du roman naturaliste, dont Flaubert est réellement le créateur, et les considèrent comme les premiers historiens qui aient su tirer parti du document sous toutes ses formes dans la peinture de la société passée. Plus réelle est leur part d'invention dans ce qu'on pourrait appeler la psychologie moderniste. Les premiers ils ont analysé les âmes déformées par l'excès de civilisation des milieux parisiens littéraires et artistiques. Grands écrivains en somme et surtout grands artistes.

Un pamphlétaire royaliste 1.

Le 10 août, à huit heures et demie du matin, un jeune homme de trente ans, en bonnet et en uniforme de garde national, est pris et mené par le peuple à la section des Feuillants. Il réclame contre son arrestation. Il exhibe un ordre ainsi conçu : « Le garde national porteur du présent ordre, se rendra au château pour y vérifier l'état des choses et en faire son rapport à M. le procureur général, syndic du département. Signé Borie et Leroulx, officiers municipaux. » Théroigne 2, qui présidait aux colères populaires, en son amazone écarlate, le sabre en bandoulière, entre dans la cour des Feuillants. Elle monte au comité demander des têtes. Une plieuse des Actes des Apôtres désigne l'homme à Théroigne. Théroigne pousse à lui sabre au poing. L'homme arrache le sabre, se défend. On le massacre.

Cet homme dont le sang inaugurait la journée était un gazetier: c'était Suleau qui, dans les Actes des Apôtres, avait tant et si souvent

1 Extrait de l'Histoire de la Société française pendant la Révolution (1854) : l'histoire politique de cette époque était déjà faite, mais l'histoire sociale n'avait pas encore été abordée.

Aventurière qui se fit remarquer parmi les plus terribles femmes démagogue de la Révolution.

C'était ce

ridiculisé les amours de Théroigne et du député Populus. Suleau, un esprit bien portant, toujours en dépense de saillies et de forts éclats de rires, une gaieté déréglée mais contagieuse, une verve bouillante de bon sens, un méridional du Nord, aimant le péril pour le péril, tordant sans peur les ironies âcres sur les têtes des Mirabeau, des Barnave, des Lafayette et des Robespierre, joyeux complice des causes perdues; de son indignation faisant de sanglants vaudevilles, gai comme sa plume, vivant vite, préférant « la ceinture des Grâces à l'écharpe de la mairie », le cœur réjoui quand il avait piqué le Minotaure jusqu'au sang, tout plein de forfanteries braves, un polémiste de lazzis et de caricatures, ne triant guère ses drôleries, les jetant à belles poignées dans les jambes des colosses, bouffonnant sur une révolution! C'était ce Suleau dominant de sa moquerie énorme la Ménippée gauloise de l'Apocalypse et du journal de la Démocratie royale. Chose étrange! dans ce Marignan où la noblesse a tout perdu, la presse royaliste - le vieil esprit de la France parlant à des Français laisse les pleureuses à Durosoy et à Royon; pour vengeance et pour défense, elle secoue les grelots de la Folie; contre le canon de la Bastille, elle ne veut que l'arme blanche des plaisanteries; elle proteste contre la révolution par la parodie et elle s'en va pleurant la monarchie mourante avec les quolibets et les joyeusetés enragées!

Les temps avaient beau se rembrunir, l'avenir se faire prévoir, « les Arlequins se faire anthropophages, le peuple prendre des lanternes pour des lois », Suleau gardait sa libre gaieté. Des Jacobins brûlaient les Actes des Apôtres, saccageaient le libraire Gattey; lui, il rossait les colporteurs de la Correspondance de la reine, et écrivait à un président de district « pour avoir l'honneur de lui apprendre qu'il venait de se donner le passe-temps d'un nouveau crime de lèse-nation. » Et tout cela avec une grâce d'insolence et une fleur de provocation toute plaisante. Arrêté, emprisonné cinq mois « en son hôtel du Châtelet, où il avait toujours son domicile de droit et souvent de fait,» il ne tarit pas de sarcasmes et d'imaginations insultantes. Jamais accusé ne railla l'accusation d'une façon plus osée. A ce Châtelet, qui laissait mettre dans la balance de la justice le poids des événements, il apportait, des cachots d'Amiens, ses sarcasmes picards, amusant toute la prison et le dehors de ses pantomimes et de ses bons mots. S'il venait à l'instruction, il demandait une carafe d'orgeat, mettait un quart d'heure à la prendre, sortait, rentrait, se promenait dans l'audience, riait, chantait, disait au magistrat : « Ah! c'est bien dommage que le comité des Recherches ne vous ait pas envoyé telle ou telle autre brochure! Elles

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sont bien meilleures que celles que vous me présentez. Elles vous auraient beaucoup plus amusé. »> Il saluait le public: « Bien des pardons, messieurs, si je ne vous divertis pas davantage. » A l'accusateur, quand on l'emmenait de l'audience : « Voulez-vous venir dans la carrière ? » - - Au porte-clefs il demandait une contremarque pour sortir. A un chevalier de Laisert, coupable d'une brochure incendiaire, et qui lui disait être cousin de M. de Lafayette: « Ah! monsieur, que me dites-vous là? vous êtes perdu! Votre parent n'a plus besoin pour devenir connétable que d'un pendu dans sa famille ! »> Une autre fois, de la prison de l'Abbaye, il écrivait à ses abonnés qu'il transférait son bureau de souscription au comité des Recherches, et son bureau de distribution dans la prison. Ces brocards et ces extravagances de Suleau captif étaient la nouvelle de tout le Paris aristocrate qui soupait encore. Pourtant, ne croyez pas que ce gazetier fût seulement un égayeur de soupers. Au moment où le bourreau avait pris Favras, la voix qui avait crié tout haut à Favras une promesse de vengeance, ç'avait été la voix de Suleau. Les guerres d'épigrammes d'alors n'étaient point seulement une question d'encre : Suleau savait tout ce qu'il jouait à avoir de l'esprit, et cela ne lui en ôtait point. Chaque jour c'étaient des lettres anonymes qui le prévenaient d'un projet d'assassinat tramé contre lui, et Suleau allait toujours son chemin tout droit. «Mon existence, écrivait-il en persiflant, est un miracle continuel de la fée tutélaire de l'aristocratie; moi qu'un reverbère ne voit jamais sans un mouvement de convoitise 1... » Et comme aiguillonné, il lançait d'une fronde plus raide le caillou de David. Il entendait rôder la bête autour de lui. Il raillait : « Mon sang? Eh! qu'en veulent-ils faire, bon Dieu! le veulent-ils boire ? » «Quand il s'agira de me séparer de ma tête, je ferai comme saint Mirabeau, je la lèguerai à mon valet de chambre. >>

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Il souriait à la couronne prévue de ses audaces; et, comme un gladiateur qui salue sa mort, il s'écrie quelque part : << Serai-je tumultuairement déchiré par la rage d'une multitude? Eh bien! c'est le sang des martyrs! il fera des prosélytes! » De cet homme, les adversaires mêmes reconnaissent la loyauté de controverse; à cet homme. Loustalot a dit, sans le faire réfléchir, en sortant un jour de chez le garde des sceaux : « M. Suleau, il n'y a pas de l'eau à boire avec tous ces gens-là. Si la cour ne vous a pas assuré 1,000 louis de pension, vous faites un métier de dupe ». Cet homme «fait son métier de dupe »

Allusion aux lanternes où les révolutionnaires pendaient alors les royalistes.

sans aucune considération d'intérêt ni prochain ni indirect. Cet homme se vante de seize quartiers de roture, et il sacrifie gratuitement son repos, sa santé, sa vie à la cause des opprimés. Dans l'abdication des résistances, cet homme est seul debout.

Eh bien, ce noble cœur, ce vaillant rieur «qui n'a pour cortège que son courage, sa plume et son épée, » qui se risque à toutes les heures, l'aristocratie l'abandonne dans son courage! Oui, ceux-là qui lui doivent, à tant de titres, estime et reconnaissance, ne veulent de son héroïsme que sous bénéfice d'inventaire, tout prêts à l'oublier s'il vit, à ne pas se le rappeler s'il meurt! « C'est une tête exaltée dont il est prudent de se garer; » — et c'est dans l'aristocratie même qu'on l'appelle le Marat de l'aristocratie! C'est le bravache Meude-Monpas qui le baptise de Suleau-Caméléon !

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Alors Suleau, évadé de prison, passé en Allemagne, abreuvé de dégoûts, harcelé de reproches, demandant vainement au roi de la constitution le successeur d'Henri le Grand; odieux aux lâches, comme un vivant reproche, aux indifférents comme un remords, désillusionné sur la contre-révolution parce qu'il a vu à Coblentz des intrigues de madame de Balby et des querelles de MM. de Cardo et de Jaucourt, désespérant de voir «< la Providence se justifier; » élevant, dans le journal qui porte son nom, la vue de son esprit mûri par les chagrins aux plus hautes et aux plus amples considérations d'Etat, Suleau laisse tomber à côté d'une prophétie de désespoir, sur la France en dissolution, ces amères paroles: «J'ai mis ma conscience aux prises avec ma raison, et la réflexion m'a convaincu autant que l'expérience, que tout individu qui se sacrifie sans nécessité pour des intérêts vagues et collectifs, n'est qu'un animal d'un instinct dépravé qui tôt ou tard sera corrigé par la double épreuve de l'injustice et de l'ingratitude. »

Cela est son testament de Brutus. Il revient mourir à Paris, et de la poignée de sable1 que Suleau jette en l'air, dans la cour des Feuillants, le matin du 10 août, naissent et naîtront les plumes héroïques, qui croient, qui parlent quand on se tait, qui osent quand on tremble, et qui meurent quand on se vend!

Le peintre Watteau 1.

A quoi bon tirer son imagination du spectacle du monde, quand on peut inventer un monde et un poème? poème unique et ra

4 Allusion à Marius.

Histoire de l'art français du XVIIIe siècle. Les Goncourt, dans cet ouvrage, ont réellement découvert Watteau, le plus original des peintres français, sous l'ancien régime.

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