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cile et plus haut. Mais il faut qu'il le remplisse; sinon, au jour du danger, sa troupe n'est plus à lui; si elle marche, c'est par routine; elle n'est qu'un amas d'individus, elle n'est plus un corps organisé. Tandis qu'en Allemagne et en Angleterre le régime féodal conservé ou transformé compose encore une société vivante, en France son cadre mécanique n'enserre qu'une poussière d'hommes. On trouve encore l'ordre matériel; on ne trouve plus l'ordre moral. Une lente et profonde révolution a détruit la hiérarchie intime des suprématies acceptées et des déférences volontaires. C'est une armée où les sentiments qui font les subordonnés ont disparu; les grades sont marqués sur les habits et ne le sont pas dans les consciences; il lui manque ce qui fait une armée solide, l'ascendant légitime des officiers, la confiance justifiée des soldats, l'échange journalier des dévouements mutuels, la persuasion que chacun est utile à tous et que les chefs sont les plus utiles de tous. Comment trouverait-on cette persuasion dans une armée dont l'état-major, pour toute occupation, dîne en ville, étale ses épaulettes et touche double solde ? Déjà avant l'écroulement final, la France est dissoute, et elle est dissoute parce que les privilégiés ont oublié leur caractère d'hommes publics.

La tyrannie jacobine1.

Sous la dénonciation des clubs, le coup de balai descend jusque dans les bas-fonds de la hiérarchie, jusqu'aux secrétaires de la mairie dans les villages, jusqu'aux expéditionnaires et garçons de bureau dans les villes, jusqu'aux geôliers et concierges, bedeaux et sacristains, gardesforestiers, gardes-champêtres, gardiens de séquestres; il faut que tous ces gens-là soient ou paraissent jacobins, sinon leur place se dérobe sous eux, car il y a toujours quelqu'un pour la convoiter, la solliciter et la prendre. Par delà les employés, le balayage atteint les fournisseurs; en effet, dans les fournitures aussi, il y a des fidèles à pourvoir, et nulle part l'appât n'est si gros. Même en temps ordinaire, l'Etat demeure encore le plus grand des consommateurs, et, en ce moment, il dépense par mois, pour la guerre seulement, deux cent millions d'extraordinaire que de poissons à pêcher dans une eau si trouble! Toutes ces commandes lucratives, comme tous ces emplois

1 Extrait des Origines de la France contemporaine. Curieux morceau qui montre la plaie de la Révolution: la tyrannie d'en bas après celle d'en haut. Taine a dit franchement leur fait à tous les partis; c'est pour cela que son dernier ouvrage, malgré sa haute valeur, a été si attaqué en France.

rétribués, sont à la disposition du peuple jacobin, et il les distribue: c'est un propriétaire légitime qui, rentrant chez lui après une longue absence, donne ou retire sa pratique comme il lui plaît, et au logis, fait maison nette. Dans les seuls services administratifs et judiciaires, treize cent mille places; toutes celles des finances, des travaux publics, de l'instruction publique et de l'Eglise; dans la garde nationale et l'armée, tous les postes, depuis celui de commandant en chef jusqu'à celui de tambour; tout le pouvoir, central ou local, avec le patronage immense qui en dérive: jamais pareil butin n'a été mis en tas et à la fois sur la place publique. En apparence, l'élection fera les lots; mais il est trop clair que les Jacobins n'entendent pas livrer leur proie aux hasards d'un scrutin libre; ils la garderont, comme ils l'ont prise, de force, et n'omettront rien pour maîtriser les élections 1.....

En même temps qu'ils rassemblent leurs partisans, ils écartent leurs adversaires. A cela le brigandage politique par lequel ils dominent et terrifient la France a déjà pourvu. Tant d'arrestations arbitraires, de pillages tolérés et de crimes impunis, sont un avertissement pour les candidats qui ne seraient pas de leur secte, et je ne parle pas ici des nobles ou des amis de l'ancien régime, qui sont en fuite ou en prison, mais des monarchistes constitutionnels et des Feuillants. De leur part, toute initiative électorale serait une folie, presque un suicide. Aussi bien, pas un d'eux ne se met en avant. Si quelque modéré honteux, comme Durand-Maillane, figure sur une liste, c'est que les révolutionnaires l'ont adopté sans le connaître et qu'il jure haine à la royauté. Les autres, qui, plus francs, ne veulent pas endosser la livrée populaire et recourir au patronage des clubs, se gardent soigneusement de se présenter; ils savent trop bien que ce serait désigner leurs têtes aux piques et leurs maisons au pillage. Au moment même du vote, les propriétés de plusieurs députés sont saccagées, par cela seul que « dans le tableau comparatif des sept appels nominaux » envoyé aux départements par les Jacobins de Paris, leurs noms se trouvent à droite. Par un surcroît de précautions, les constitutionnels de la Législative ont été retenus dans la capitale; on leur a refusé des passeports pour les empêcher d'aller en province rallier les voix et dire en public la vérité sur la révolution récente. Pareillement, tous les journaux conservateurs ont été supprimés, réduits au silence, ou contraints à la palinodie. - Or, quand on n'a pas d'organe pour parler ni de candidat

Il s'agit ici principalement des élections qui eurent lieu ea 1792 pour nommer les membres de la Convention.

pour être représenté, à quoi bon voter ? D'autant plus que les assemblées primaires sont des lieux de désordre et de violence, qu'en beaucoup d'endroits les patriotes y sont seuls admis, qu'un modéré y est <«< insulté et accablé par le nombre », que, s'il y parle, il est en danger, que, même en se taisant, il a chance d'y récolter des dénonciations, des menaces et des coups. Ne pas se montrer, rester à l'écart, éviter d'être vu, faire oublier qu'on existe, telle est la règle sous le règne du pacha, surtout quand ce pacha est la plèbe. C'est pourquoi la majorité s'abstient et, autour du scrutin, le vide est énorme. A Paris, pour l'élection du maire et des officiers municipaux, les scrutins d'octobre. novembre et décembre, sur cent soixante mille inscrits, ne rassemblent que quatorze mille votants, puis dix mille, puis sept mille. A Besançon, les sept mille inscrits déposent moins de six cents suffrages; même proportion dans les autres villes, à Troyes, par exemple. Pareillement dans les cantons ruraux, à l'est dans le Doubs, à l'ouest dans la LoireInférieure, il n'y a qu'un dixième des électeurs qui ose user de son droit de vote. On a tant épuisé, bouleversé et bouché la source électorale qu'elle est presque tarie: dans ces assemblées primaires qui, directement ou indirectement, délèguent tous les pouvoirs publics et qui, pour exprimer la volonté générale, devraient être pleines, il manque six millions trois cent mille électeurs sur sept millions 1.

RENAN (ERNEST)

Né à Tréguier en 1823, mort à Paris en 1892.

La plupart des grands écrivains de la période du second empire son des réalistes ayant subi plus ou moins l'influence du positivisme. Renan diffère d'eux complètement. C'est un pur idéaliste qui a apporté, dans ses études scientifiques les plus rigoureuses et jusque dans ses négations les plus hardies, l'esprit d'un spiritualiste transcendant. L'œuvre considérable de Renan touche aux plus hauts problèmes philosophiques et religieux. Elle a donné lieu à des controverses passionnées. Portée aux nues par les uns, impitoyablement critiquée par les

L'œuvre entière de Taine est à lire, car, même dans ses parties erronées, elle fait beaucoup penser. Etudier en dehors des ouvrages déjà cités : La Fontaine et ses fables (1853); De l'Intelligence; De l'Idéal dans l'art. — Lire plus loin le morceau de Jules Lemaître, intitulé Taine. Consulter les ouvrages suivants: Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine (1885); M. Guyau, L'art au point de vue sociologique (1889): F. Brunetière, L'évolution de la critique; G. Monod, Renan, Taine, Michelet (1894).

autres, elle comporte en tout cas de grandes réserves, quelques opinions religieuses que l'on ait. Il serait puéril de vouloir la juger ici en quelques lignes, un volume entier serait nécessaire pour bien analyser cette pensée à la fois profonde, subtile et ondoyante, qui évolua entre la foi spiritualiste la plus haute et l'ironie pyrrhonienne la plus déconcertante. Renan a soumis l'histoire biblique et la doctrine chrétienne à la critique scientifique la plus rigoureuse; par ses conclusions négatives il a choqué tous les vrais croyants; mais, d'autre part, il a enseigné le respect du sentiment religieux aux libres penseurs habitués, depuis Voltaire, à considérer stupidement la religion la plus belle comme une sorte d'idolâtrie ridicule et idiote. Ce grand penseur, qui eut du reste une vie morale si noble et si pure, donna ainsi un grand exemple d'honnêteté intellectuelle aux intolérants de tous les partis. Renan est connu comme historien, philologue, érudit, philosophe, savant. Nous n'avons à nous occuper ici que de l'artiste littéraire. En ne l'envisageant que sous cet aspect, on ne le diminue pas du reste, car ce savant, bien que professant un certain dédain pour la littérature pure, fut un très grand littérateur. C'est à la magie incomparable de son style qu'il doit d'ètre appelé le premier prosateur français. Sa langue a toutes les qualités: clarté et profondeur, force et finesse, énergie et souplesse, logique et poésie, ce qu'il y a de meilleur dans le parler des classiques, ce qu'il y a de plus eurythmique dans le style d'aujourd'hui 1.

Le scepticisme et la mode 2.

Quand le scepticisme est devenu de mode, il ne suppose ni pénétration d'esprit ni finesse de critique, mais bien plutôt hébétude et incapacité de comprendre le vrai. «Il est commode, dit Fichte, de couvrir du nom ronflant de scepticisme le manque d'intelligence. Il est agréable de faire passer aux yeux des hommes ce manque d'intelligence qui nous empêche de saisir la vérité pour une pénétration merveilleuse d'esprit, qui nous révèle des motifs de doute inconnus et inaccessibles au reste des hommes. » En se posant au-delà de tout dogme, on peut à bon marché jouer l'homme avancé, qui a dépassé son siècle, et les sots, qui ne craignent rien tant que de paraître dupes, renchérissent sur ce ton facile. De même qu'au XVIIIe siècle il était de mode de ne pas croire à l'honneur des femmes, de même il n'est pas de provincial quelque peu leste qui, de nos jours, ne se fasse un genre de n'avoir

1 Lire plus loin la belle étude de J. Lemaître sur Renan.

2 Extrait de L'Avenir de la science (1848), un des premiers ouvrages de Renan. Il a exprimé dans cette belle œuvre sa foi absolue en la science qui, d'après lui, donnera un jour à l'humanité sa règle définitive. Les personnes, qui n'ont pas compris l'ironie transcendentale de Renan, lui ont reproché d'être sceptique. Ce morceau montre qu'il avait horreur de cet état d'esprit.

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aucune foi politique et de ne pas se laisser prendre à la probité des gouvernants. C'est une manière de prendre sa revanche, et aussi de faire croire qu'il est initié aux hauts secrets.

L'honneur de la philosophie est d'avoir eu toujours pour ennemis les hommes frivoles et immoraux qui, ne trouvant point en eux l'instinct des belles choses, déclarent hardiment que la nature humaine est laide et mauvaise, et embrassent avec une sorte de frénésie toute doctrine qui humilie l'homme et le tient fortement sous la dépendance.

Il m'est impossible d'exprimer l'effet physiologique et psychologique. que produit sur moi ce genre de parodie niaise devenu si fort à la mode en province depuis quelques années. C'est l'agacement, c'est l'irritation, c'est l'enfer. Il est si facile de tourner ainsi toute chose sérieuse et originale. Ah! barbares, oubliez-vous que nous avons eu Voltaire et que nous pourrions encore vous jeter à la face le père Nicodème, Abraham Chaumeix, Sabathier et Nonotte1? Nous ne le faisons pas, car vous nous avez dit que c'était déloyal. Mais pourquoi donc employer contre nous une arme que vous nous avez reprochée ?

Il est temps que tous les partis qui ont à cœur la vérité renoncent à ce moyen si peu scientifique. Il y a, je le sais, un rire philosophique, qui ne saurait être banni sans porter atteinte à la nature humaine; c'est le rire des Grecs, qui aimaient à pleurer et à rire sur le même sujet, à voir la comédie après la tragédie, et souvent la parodie de la pièce même à laquelle ils venaient d'assister. Mais la plaisanterie en matière scientifique est toujours fausse; car elle est l'exclusion de la haute critique. Rien n'est ridicule parmi les œuvres de l'humanité; pour donner ce tour aux choses sérieuses, il faut les prendre par un côté étroit et négliger ce qu'il y a en elles de majestueux et de vrai. Voltaire se moque de la Bible, parce qu'il n'a pas le sens des œuvres primitives de l'esprit humain. Il se serait moqué de même des Védas 2, et aurait dû se moquer d'Homère. La plaisanterie oblige à n'envisager les choses que par leur grossière apparence; elle s'interdit les nuances délicates. Le premier pas dans la carrière philosophique est de se cuirasser contre le ridicule. Si l'on s'assujettit à la tyrannie des rieurs vulgaires, si l'on tient compte de leurs fadaises, l'on se défend toute beauté morale, toute haute aspiration, toute élévation de caractère ; car tout cela peut être ridiculisé. Le rieur a l'immense avantage d'être

Il s'agit ici des écrivains religieux que Voltaire couvrit de ridicule dans sa lutte contre le catholicisme.

Livres sacrés des Hindous.

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