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d'eau glacée; nous nous plongions tous deux dans ces sources de vie, en pleurant et avec un sentiment de mélancolie pénétrante. Ce n'est que deux jours après que je repris une pleine conscience et que mon malheur se présenta à moi comme une effroyable vérité.

M. Gaillardot resta à Amschit après notre départ pour veiller aux funérailles de ma pauvre amie. La population du village, à laquelle elle avait inspiré beaucoup d'attachement, suivit son cercueil. Les moyens d'embaumement manquaient tout à fait; il fallut songer à un dépôt provisoire. Zakhia offrit pour cela le caveau de Mikhaël Tobia, situé à l'extrémité du village, près d'une jolie chapelle et à l'ombre de beaux palmiers. Il demanda seulement que, quand on l'enlèverait, une inscription indiquât qu'une Française avait reposé en ce lieu. C'est là qu'elle est encore. J'hésite à la tirer de ces belles montagnes où elle a passé de si doux moments, du milieu de ces bonnes gens qu'elle aimait, pour la déposer dans nos tristes cimetières qui lui faisaient horreur. Sans doute je veux qu'elle soit un jour près de moi; mais qui peut dire en quel coin du monde il reposera? Qu'elle m'attende donc sous les palmiers d'Amschit, sur la terre des mystères antiques, près de la sainte Byblos.

Nous ignorons les rapports des grandes àmes avec l'infini; mais si, comme tout porte à le croire, la conscience n'est qu'une communion passagère avec l'univers, communion qui nous fait entrer plus ou moins avant dans le sein de Dieu, n'est-ce pas pour les âmes comme celle-ci que l'immortalité est faite ? Si l'homme a le pouvoir de sculpter, d'après un modèle divin qu'il ne choisit pas, une grande personnalité morale, composée en parties égales de lui et de l'idéal, ce qui vit avec une pleine réalité, assurément c'est cela. Ce n'est pas la matière qui est, puisqu'elle n'est pas une; ce n'est pas l'atome qui est, puisqu'il est inconscient. C'est l'àme qui est, quand elle a vraiment marqué sa trace dans l'histoire éternelle du vrai et du bien. Qui, mieux que mon amie, accomplit cette haute destinée? Enlevée au moment où elle atteignait la pleine maturité de sa nature, elle n'eût jamais été plus parfaite. Elle était parvenue au sommet de la vie vertueuse; ses vues sur l'univers ne seraient pas allées plus loin; la mesure du dévouement et de la tendresse pour elle était comble. Ah! ce qu'elle eût dû être, sans contredit, c'est plus heureuse. Je rêvais pour elle de petites et douces récompenses; je concevais mille chimères selon ses goûts. Je la voyais vieille, respectée comme une mère, fière de moi, reposant enfin dans une paix sans mélange. Je voulais que ce bon et noble cœur, qui saigna toujours de tendresse, connût enfin une sorte de retour calme, je suis tenté de

dire égoïste. Dieu n'a voulu pour elle que les grands et âpres sentiers. Elle est morte presque sans récompense. L'heure où l'on recueille ce qu'on a semé, où l'on s'assied pour se souvenir des fatigues et des douleurs passées, ne sonna pas pour elle.

La récompense, à vrai dire, elle n'y pensa jamais. Cette vue intéressée, qui gâte souvent les dévouements inspirés par les religions positives, en faisant croire qu'on ne pratique la vertu que pour l'usure qu'on en tire, n'entra jamais dans sa grande âme. Quand elle perdit sa foi religieuse, sa foi au devoir ne diminua pas, parce que cette foi était l'écho de sa noblesse intérieure. La vertu n'était pas chez elle le fruit d'une théorie, mais le résultat d'un pli absolu de nature. Elle fit le bien pour le bien et non pour son salut. Elle aima le beau et le vrai, sans rien de ce calcul qui semble dire à Dieu : «N'étaient ton enfer ou ton paradis, je ne t'aimerais pas. >>

Mais Dieu ne laisse pas ses saints voir la corruption. O cœur où veilla sans cesse une si douce flamme d'amour; cerveau, siège d'une pensée si pure; yeux charmants où la bonté rayonnait, longue et délicate main que j'ai pressée tant de fois, je frissonne quand je songe que vous êtes en poussière. Mais tout ici-bas n'est que symbole et qu'image. La partie vraiment éternelle de chacun, c'est le rapport qu'il a eu avec l'infini. C'est dans le souvenir de Dieu que l'homme est immortel. C'est là que notre Henriette, à jamais radieuse, à jamais impeccable, vit mille fois plus réellement qu'au temps où elle luttait de ses organes débiles pour créer sa personne spirituelle, et que, jetée au sein du monde qui ne savait pas la comprendre, elle cherchait obstinément le parfait. Que son souvenir nous reste comme un précieux argument de ces vérités éternelles que chaque vie vertueuse contribue à démontrer. Pour moi, je n'ai jamais douté de la réalité de l'ordre moral; mais je vois maintenant avec évidence que toute la logique du système de l'univers serait renversée, si de telles vies n'étaient que duperie et illusion 1.

4 Principales œuvres de Renan, en dehors de celles déjà citées Les Origi nes du christianisme (1863-1883): Drames philosophiques (1878-1886): Discours et conférences (1887). — Principaux ouvrages de critique écrits sur Renan : Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine; J. Darmesteter, Ernest Renán. Revue Bleue, 1893; E. Ledrain, Renan, sa vie et son œuvre (1892); G. Séailles, E. Renan, essci de biographie psychologique (1895); Gabriel Monod, Renan, Taine, Michelet; J. Lemaître, Les Contemporains. Lire aussi le remarquable chapitre que Lanson lui a consacré dans son Histoire de la littérature française.

EMILE ZOLA

Né à Paris en 1840.

Le naturalisme, tel que l'avait compris Taine, est une excellente chose la nature (en prenant ce mot dans son sens le plus large) est la source la plus féconde de l'art. Le chef de l'école naturaliste a malheureusement fait de ce principe juste une application désastreuse pour la littérature française. Dans ses romans les plus célèbres, il s'est surtout attaché à peindre la bête humaine, le vice immonde, la grossièreté sale, toutes les tares et toutes les hontes exceptionnelles des diverses classes de la société. Sous son influence, une école s'est formée, après l'Année terrible, qui n'a plus vu dans la vie qu'abomination et fange et, pendant quinze ans, le roman français a charrié de l'ordure et de la boue. Un matérialisme étroit, brutal et répugnant domine une grande partie de l'œuvre de Zola. Pourtant ce pessimiste à vue faussée, ce soi-disant metteur en œuvre de « documents humains », est certainement un peintre d'une incomparable puissance. Comme Victor Hugo, auquel il doit tant malgré sa haine du romantisme, il possède une puissance de vision extraordinaire; son « réalisme épique» atteint parfois une hauteur qui n'a jamais été dépassée. Il manque de psychologie, il connaît peu l'homme, mais il excelle à décrire les foules brutales et bruyantes, les grandioses aspects des villes modernes et leurs organes démesurés, tout ce qu'il y a d'extérieur dans la vie humaine là il est vraiment génial.

Un bal d'enfants 1.

Dans le vestibule du petit hôtel, Pierre se tenait debout, en habit et en cravate blanche, ouvrant la porte à chaque roulement de voiture. Une bouffée d'air humide entrait, un reflet jaune de la pluvieuse aprèsmidi éclairait le vestibule étroit, empli de portières et de plantes vertes. Il était deux heures, le jour baissait comme par une triste journée d'hiver. Mais, dès que le valet poussait la porte du premier salon, une clarté vive aveuglait les invités. On avait fermé les persiennes et tiré soigneusement les rideaux; pas une lueur du ciel louche ne filtrait; et les lampes posées sur les meubles, les bougies brûlant dans le lustre et les appliques de cristal, allumaient là une chapelle ardente. Au fond du petit salon, dont les tentures réséda éteignaient

1 Ce morceau est vraiment très joli, mais pour le rendre tel nous avons dù y pratiquer des coupures. Presque toujours Zola émaille ses récits de détails vulgaires ou brutaux, qui sont là soi-disant pour donner plus de réalité à l'œuvre et n'ont d'autres résultats que de la gåter.

un peu l'éclat des lumières, le grand salon noir et or resplendissait, décoré comme pour le bal que madame Deberle donnait tous les ans, au mois de janvier. Cependant, des enfants commençaient à arriver, tandis que Pauline, très affairée, faisait aligner des rangées de chaises dans le salon, devant la porte de la salle à manger, que l'on avait démontée et remplacée par un rideau rouge.

Papa, cria-t-elle, donne-nous donc un coup de main ! Nous n'arriverons jamais.

M. Letellier, qui examinait le lustre, les bras derrière le dos, se hata de donner un coup de main. Pauline elle-même transporta des chaises. Elle avait obéi à sa sœur, en mettant une robe blanche; seulement son corsage s'ouvrait en carré, montrant sa gorge.

- Là, nous y sommes, reprit-elle; on peut venir... Mais à quoi songe Juliette? Elle n'en finit plus d'habiller Lucien.

Justement, madame Deberle amenait le petit marquis. Toutes les personnes présentes poussèrent des exclamations. Oh! cet amour! Etait-il assez mignon, avec son habit de satin blanc broché de bouquets, son grand gilet brodé d'or et ses culottes de soie cerise! Son menton et ses mains délicates se noyaient dans de la dentelle. Une épée, un joujou à gros nœud rose, battait sur sa hanche.

Allons, fais les honneurs, lui dit sa mère, en le conduisant dans la première pièce.

Depuis huit jours, il répétait sa leçon. Alors, il se campa cavalièrement sur ses petits mollets, sa tête poudrée un peu renversée, son tricorne sous le bras gauche; et, à chaque invitée qui arrivait, il faisait une révérence, offrait le bras, saluait et revenait. On riait autour de lui, tant il restait grave, avec une pointe d'effronterie. Il conduisit ainsi Marguerite Tissot, une fillette de cinq ans, qui avait un délicieux costume de laitière, la boîte au lait pendue à la ceinture; il conduisit les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, dont l'une était en Folie et l'autre en Soubrette; il s'attaqua même à Valentine de Chermette, une grande personne de quatorze ans, que sa mère habillait toujours en Espagnole; et il était si fluet, qu'elle semblait le porter. Mais son embarras fut extrême devant la famille Levasseur, composée de cinq demoiselles, qui se présentèrent par rang de taille, la plus jeune âgée de deux ans à peine, et l'aînée, de dix ans. Toutes les cinq, déguisées en Chaperon-Rouge, avaient le toquet et la robe de satin ponceau, à bandes de velours noir, sur laquelle tranchait le large tablier de dentelle. Bravement, il se décida, jeta son chapeau, prit les deux plus grandes à son bras droit et à son bras gauche, et fit son entrée dans

le salon, suivi des trois autres. On s'égaya beaucoup, sans qu'il perdît le moins du monde son bel aplomb de petit homme.....

Le salon s'emplissait, les rangées de chaises, en face du rideau rouge, se trouvaient presque toutes occupées, et un tapage de voix enfantines montait. Des garçons arrivaient par bandes. Il y avait déjà trois Arlequins, quatre Polichinelles, un Figaro, des Tyroliens, des Ecossais. Le petit Berthier était en page. Le petit Guiraud, un petit bambin de deux ans et demi, portait son costume de Pierrot d'une façon si drôle, que tout le monde l'enlevait au passage pour l'embrasser.

Voici Jeanne, dit tout d'un coup madame Deberle. Oh! elle est adorable.

Un murmure avait couru, des têtes se penchaient, au milieu de légers cris. Jeanne s'était arrêtée sur le seuil du premier salon, tandis que sa mère, encore dans le vestibule, se débarrassait de son manteau. L'enfant portait un costume de Japonaise, d'une singularité magnifique. La robe, brodée de fleurs et d'oiseaux bizarres, tombait jusqu'à ses petits pieds, qu'elle couvrait; tandis que, au-dessous de la large ceinture, les pans écartés laissaient voir un jupon de soie verdâtre, moirée de jaune. Rien n'était d'un charme plus étrange que son visage fin, sous le haut chignon traversé de longues épingles, avec son menton et ses yeux de chèvre, minces et luisants, qui lui donnait l'air d'une véritable fille d'Yeddo, marchant dans un parfum de benjoin et de thé. Et elle restait là, hésitante, ayant la langueur maladive d'une fleur lointaine qui rêve du pays natal.

Mais derrière elle, Hélène apparut. Toutes deux, en passant brusquement du jour blafard de la rue à ce vif éclat des bougies, clignaient les paupières, comme aveuglées, souriantes pourtant. Cette bouffée chaude, cette odeur du salon où dominait la violette, les étouffaient un peu et rougissaient leurs joues fraîches. Chaque invité, en entrant, avait le même air de surprise et d'hésitation.

Eh bien! Lucien ? dit madame Deberle.

L'enfant n'avait pas aperçu Jeanne. Il se précipita, lui prit le bras, en oubliant de faire sa révérence. Et ils étaient l'un et l'autre si délicats, si tendres, le petit marquis avec son habit à bouquets, la Japonaise avec sa robe brodée de pourpre, qu'on aurait dit deux statuettes de Saxe, finement peintes et dorées, tout d'un coup vivantes.

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Tu sais, je t'attendais, murmurait Lucien. Ça m'embête, de don

ner le bras... Hein? nous restons ensemble.

Et il s'installa avec elle sur le premier rang des chaises. Il oubliait tout à fait ses devoirs de maître de maison.....

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