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bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre et sur la rue Neuve-SaintAugustin; tandis que, à droite et à gauche, la galerie Monsigny et la galerie Michodière, plus étroites, filaient elles aussi le long des deux rues, sans une interruption. De place en place, les halls élargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métallique des escaliers suspendus et des ponts volants. On avait retourné la disposition intérieure; maintenant, les soldes étaient sur la rue du Dix-Décembre, la soie se trouvait au milieu, la ganterie occupait, au fond, le hall SaintAugustin; et, du nouveau vestibule d'honneur, lorsqu'on levait les yeux, on apercevait toujours la literie, déménagée d'une extrémité à l'autre du second étage. Le chiffre énorme des rayons montait au nombre de cinquante; plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés ce jour-là; d'autres, devenus trop importants, avaient dû être simplement dédoublés, afin de faciliter la vente; et, devant cet accroissement continu des affaires, le personnel lui-même, pour la nouvelle saison, venait d'être porté à trois mille quarante-cinq employés.

Ce qui arrêtait ces dames, c'était le spectacle prodigieux de la grande exposition de blanc. Autour d'elles, d'abord, il y avait le vestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où les étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les galeries s'enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée boréale, toute une contrée de neige, déroulant l'infini des steppes tendues d'hermine, l'entassement des glaciers allumés sous le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais avivé, colossal, brûlant d'un bout à l'autre de l'énorme vaisseau, avec la flambée blanche d'un incendie en plein feu. Rien que du blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d'abord, sans qu'on pût distinguer les détails, au milieu de cette blancheur unique. Bientôt les yeux s'accoutumaient : à gauche, la galerie Monsigny allongeaient les promontoires blancs des toiles et des calicots, les roches blanches des draps de lit, des serviettes, des mouchoirs; tandis que la galerie Michodière, à droite, occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages, exposait des constructions blanches en boutons de nacre, un grand décor bâti avec des chaussettes blanches, toute une salle recouverte de molleton blanc, éclairée au loin d'un coup de lumière. Mais le foyer de clarté rayonnait surtout de la galerie centrale, aux rubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie. Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des rubans, des gants et des fichus. Autour des colonnettes de fer, s'élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place en place par des foulards blancs. Les

escaliers étaient garnis de draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternés, qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu'au second étage; et cette montée du blanc prenait des ailes, se pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe neigeuse en larges flocons ; des couvertures blanches, des couvre-pieds blancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières d'église; de longs jets de guipure traversaient, semblaient suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement immobile; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient comme des fils de la Vierge par un ciel d'été, emplissaient l'air de leur haleine blanche. Et la merveille, l'autel de cette religion du blanc, était, au-dessus du comptoir des soieries, dans le grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient du vitrage. Les mousselines, les gazes, les guipures d'art, coulaient à flots légers, pendant que des tulles brodés, très riches, et des pièces de soie orientale, lamées d'argent, servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du tabernacle et de l'alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont l'énormité virginale attendait, comme dans les légendes, la princesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute puissante, avec le voile blanc des épousées.

Oh! extraordinaire ! répétaient ces dames. Inouï !

Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, que chantaient les étoffes de la maison entière. Mouret n'avait encore rien fait de plus vaste, c'était le coup de génie de son art de l'étalage. Sous l'écroulement de ces blancheurs, dans l'apparent désordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées, il y avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé dans tous ses tons, qui naissait, grandissait, s'épanouissait, avec l'orchestration compliquée d'une fugue de maître, dont le développement continu emporte les âmes d'un vol sans cesse élargi. Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs s'enlevant les uns sur les autres, s'opposant, se complétant, arrivant à l'éclat même de la lumière. Cela partait des blancs mats du calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle et du drap; puis, venaient les velours, les soies, les satins, une gamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petites flammes aux cassures des

plis; et le blanc s'envolait avec la transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec les mousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, si légers, qu'ils étaient comme la note extrême et perdue; tandis que l'argent des pièces de soie orientale chantait le plus haut, au fond de l'alcôve géante.

Cependant, les magasins vivaient, du monde assiégeait les ascenseurs, on s'écrasait au buffet et au salon de lecture, tout un peuple voyageait au milieu de ces espaces couverts de neige. Et la foule paraissait noire, on eût dit les patineurs d'un lac de Pologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une houle assombrie, agitée d'un reflux, où l'on ne distinguait que les visages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures des charpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts volants, c'était ensuite une ascension sans fin de petites figures, comme égarées au milieu des pics neigeux. Une chaleur de serre, suffocante, surprenait, en face de ces hauteurs glacées. Le bourdonnement des voix faisait un bruit énorme de fleuve qui charrie. Au plafond, les ors prodigués, les vitres niellées d'or et les rosaces d'or semblaient un coup de soleil, luisant sur les Alpes de la grande exposition de blanc 1.

ALPHONSE DAUDET

Né à Nîmes en 1840.

Provençal parisiennisé, chez lequel on retrouve l'influence marquée de la poétique langue d'oc, il a composé un grand nombre de contes exquis et de romans remarquables. Son œuvre est très variée : il a peint aussi bien les milieux parisiens que sa province natale. Doué d'une fraîche imagination poétique, d'un goût très pur, il triomphe surtout dans les sujets où sa sensibilité très affinée peut s'exprimer tout entière; il est alors très touchant. Romancier généralement subjectif, il a cependant le talent de donner dans ses brèves notations l'impression directe des choses. Parfois sa composition est légèrement décousue, sa langue a quelque chose d'un peu fébrile; mais ces légers défauts disparaissent dans le rayonnement de son intelligence très moderne. Par ses procédés d'observation, Alphonse Daudet est un pur naturaliste; toutefois il n'a aucun des défauts de cette école; il ne tomba jamais dans la grossièreté systématique, dans la recherche des détails orduriers.

1 L'œuvre de Zola a fait naître une foule de travaux critiques; lire, si l'on veut connaître le naturalisme: E. Zola, Le roman expérimental; F. Brunetière, Le roman naturaliste; M. Guyau, L'art au point de vue sociologique; Georges Renard, Etudes sur la France contemporaine; R. Doumic. Portraits d'écrivains; Larroumet, Nouvelles études de littérature et d'art; J. Lemaître, Les Contemporains; Anatole France, La vie littéraire. Lire les morceaux reproduits plus loin de Brunetière et de Voguë, sur le réalisme et le naturalisme.

Le siège de Berlin 1.

Nous remontions l'avenue des Champs-Elysées avec le docteur V..., demandant aux murs troués d'obus, aux trottoirs défoncés par la mitraille, l'histoire de Paris assiégé, lorsqu'un peu avant d'arriver au rond-point de l'Etoile, le docteur s'arrêta, et me montrant une de ces grandes maisons de coin si pompeusement groupées autour de l'Arc de triomphe :

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Voyez-vous, me dit-il, ces quatre fenêtres fermées là-haut sur ce balcon ? Dans les premiers jours du mois d'août, ce terrible mois d'août de l'an dernier, si lourd d'orages et de désastres, je fus appelé là pour un cas d'apoplexie foudroyante. C'était chez le colonel Jouve, un cuirassier du premier Empire, vieil entêté de gloire et de patriotisme, qui dès le début de la guerre était venu se loger aux Champs-Elysées, dans un appartement à balcon... Devinez pourquoi ? Pour assister à la rentrée triomphale de nos troupes... Pauvre vieux! La nouvelle de Wissembourg lui arriva comme il sortait de table. En lisant le nom de Napoléon au bas de ce bulletin de défaite, il était tombé foudroyé. Je trouvai l'ancien cuirassier étendu de tout son long sur le tapis de la chambre, la face sanglante et inerte comme s'il avait reçu un coup de massue sur la tête. Debout, il devait être très grand; couché, il avait l'air immense. De beaux traits, des dents superbes, une toison de cheveux blancs tout frisés, quatre-vingts ans qui en paraissaient soixante... Près de lui sa petite-fille à genoux et toute en larmes. Elle lui ressemblait. A les voir l'un à côté de l'autre, on eût dit deux belles médailles grecques frappées à la même empreinte, seulement l'une antique, terreuse, un peu effacée sur les contours, l'autre resplendissante et nette, dans tout l'éclat et le velouté de l'empreinte nouvelle. La douleur de cette enfant me toucha. Fille et petite-fille de soldat, elle avait son père à l'état-major de Mac-Mahon, et l'image de ce grand vieillard étendu devant elle évoquait dans son esprit une autre image non moins terrible. Je la rassurai de mon mieux; mais, au fond, je gardais peu d'espoir. Nous avions affaire à une belle et bonne hémiplégie, et, à quatre-vingts ans, on n'en revient guère. Pendant

1 La guerre de 1870 a fait naître toute une littérature; dans cet amas d'œuvres de tous genres, celle de Daudet, Les contes du lundi (1873) est certainement au premier rang. Ces contes sont de pure imagination, mais ils paraissent si vécus, qu'on éprouve en les lisant une émotion intense. Celui que nous reproduisons est, avec La dernière classe, un des plus touchants.

trois jours, en effet, le malade resta dans le même état d'immobilité et de stupeur... Sur ces entrefaites, la nouvelle de Reischoffen arriva à Paris. Vous vous rappelez de quelle étrange façon. Jusqu'au soir, nous crûmes tous à une grande victoire, vingt mille Prussiens tués, le prince royal prisonnier... Je ne sais par quel miracle, quel courant magnétique, un écho de cette joie nationale alla chercher notre pauvre sourdmuet jusque dans les limbes de sa paralysie; toujours est-il que ce soir-là, en m'approchant de son lit, je ne trouvai plus le même homme. L'œil était presque clair, la langue moins lourde. Il eut la force de me sourire et bégaya deux fois :

Vic...toi...re!

Oui, colonel, grande victoire!...

Et à mesure que je lui donnais des détails sur le beau succès de Mac-Mahon, je voyais ses traits se détendre, sa figure s'éclairer... Quand je sortis, la jeune fille m'attendait, pâle et debout devant la porte. Elle sanglotait.

Mais il est sauvé ! » lui dis-je en lui prenant les mains.

La malheureuse enfant eut à peine le courage de me répondre. On venait d'afficher le vrai Reichshoffen, Mac-Mahon en fuite, toute l'armée écrasée..... Nous nous regardâmes consternés. Elle se désolait en pensant à son père. Moi, je tremblais en pensant au vieux. Bien sûr, il ne résisterait pas à cette nouvelle secousse....... Et cependant comment faire ?... Lui laisser sa joie, les illusions qui l'avaient fait revivre!... Mais alors il fallait mentir...

Eh bien, je mentirai!» me dit l'héroïque fille en essuyant vite ses larmes, et, toute rayonnante, elle rentra dans la chambre de son grand-père. C'était une rude tâche qu'elle avait prise là. Les premiers jours on s'en tira encore. Le bonhomme avait la tête faible et se laissait tromper comme un enfant. Mais avec la santé ses idées se firent plus nettes. Il fallut le tenir au courant du mouvement des armées, lui rédiger des bulletins militaires. Il y avait pitié vraiment à voir cette belle enfant penchée nuit et jour sur sa carte d'Allemagne, piquant de petits drapeaux, s'efforçant de combiner toute une campagne glorieuse; Bazaine sur Berlin, Froissart en Bavière, Mac-Mahon sur la Baltique. Pour tout cela elle me demandait conseil, et je l'aidais autant que je pouvais ; mais c'est le grand-père surtout qui nous servait dans cette invasion imaginaire. Il avait conquis l'Allemagne tant de fois sous le premier Empire ! Il savait tous les coups d'avance: - Maintenant voilà où ils vont aller... Voilà ce qu'on va faire... et ses prévisions se réalisaient toujours, ce qui ne manquait pas de le rendre très fier.

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