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ravies comme si elles cherchaient à travers l'espace quel invisible oiseau décochait ces notes suraiguës.

Quand Valmajour eut fini, des acclamations folles éclatèrent. Les chapeaux, les mouchoirs étaient en l'air. Roumestan appela le musicien sur l'estrade et lui sauta au cou: « Tu m'as fait pleurer, mon brave! » Et il montrait ses yeux, de grands yeux bruns dorés, tout embus de larmes. Très fier de se voir au milieu des broderies et des épées de nacre officielles, l'autre acceptait ces félicitations, ces accolades sans trop d'embarras. C'était un beau garçon, la tête régulière, le front haut, barbiche et moustache d'un noir brillant sur le teint basané, un de ces fiers paysans de la vallée du Rhône qui n'ont rien de l'humilité finaude des villageois du centre. Hortense remarqua tout de suite comme sa main restait fine dans son gant de hale. Elle regarda le tambourin, sa baguette à bout d'ivoire, s'étonna de la légèreté de l'instrument depuis deux cents ans dans la famille, et dont la caisse de noyer, agrémentée de légères sculptures, polie, amincie, sonore, semblait comme assouplie sous la patine du temps. Elle admira surtout le galoubet, la naïve flûte rustique à trois trous des anciens tambourinaires, à laquelle Valmajour était revenu par respect pour la tradition, et dont il avait conquis le maniement à force d'adresse et de patience. Rien de plus touchant que le petit récit qu'il faisait de ses luttes, de sa victoire.

« Ce m'est vénu, disait-il en son français bizarre, ce m'est vénu de nuit en écoutant santer le rossignoou. Je me pensais dans moi-même : Comment, Valmajour, voilà l'oiso du bon Dieu que son gosier lui suffit pour toutes les roulades, et ce qu'il fait avec un trou, toi, les trois trous de ton flutet ne le sauraient point faire ? »

Il parlait posément, d'un beau timbre confiant et doux, sans aucun sentiment de ridicule. D'ailleurs personne n'eût osé sourire devant l'enthousiasme de Numa, levant les bras, trépignant à défoncer la tribune. « Qu'il est beau!... Quel artiste !... » Et, après lui, le maire, le général, le président Bédarride, M. Roumavage, un grand fabricant de bière de Beaucaire, vice-consul du Pérou, sanglé dans un costume de carnaval tout en argent, d'autres encore, entrainés par l'autorité du leader, répétaient d'un accent convaincu : « Quel artiste ! » C'était aussi le sentiment d'Hortense, et elle l'exprimait avec sa nature expansive: «Oh! oui, un grand artiste...,» pendant que madame Roumestan murmurait: «Mais vous allez le rendre fou, ce pauvre garçon. » Il n'y paraissait guère cependant, à l'air tranquille de Valmajour, qui ne s'émut pas même en entendant Numa lui dire brusquement :

Viens à Paris, garçon, ta fortune est faite.

Oh! ma sœur ne voudrait jamais me laisser aller, répondit-il en souriant.

Sa mère était morte. Il vivait avec son père et sa sœur dans un fermage qui portait leur nom, à trois lieues d'Aps, sur le mont de Cordoue. Roumestan jura d'aller le voir avant de partir. Il parlerait aux parents, il était sûr d'enlever l'affaire.

Je vous y aiderai, Numa, dit une petite voix derrière lui.

Valmajour salua sans un mot, tourna sur ses talons et descendit le large tapis de l'estrade, sa caisse au bras, la tête droite, avec ce léger déhanchement du Provençal, ami du rythme et de la danse. En bas des camarades l'attendaient, lui serraient les mains. Puis un cri retentit : « La farandole ! » clameur immense, doublée par l'écho des voûtes, des couloirs, d'où semblaient sortir l'ombre et la fraîcheur qui envahissaient maintenant les arènes et rétrécissaient la zone du soleil. A l'instant le cirque fut plein, mais plein à faire éclater ses barrières, d'une foule villageoise, une mêlée de fichus blancs, de jupes voyantes, de rubans de velours battant aux coiffes de dentelles, de blouses passementées, de vestes de cadis. Sur un roulement de tambourin, cette cohue s'aligna, se défila en bandes, le jarret tendu, les mains unies. Un trille de galoubet fit onduler tout le cirque, et la farandole, menée par un gars de Barbantane, le pays des danseurs fameux, se mit en marche lentement, déroulant ses anneaux, battant ses entrechats presque sur place, remplissant d'un bruit confus, d'un froissement d'étoffes et d'haleines, l'énorme baie du vomitoire où peu à peu elle s'engouffrait. Valmajour suivait d'un pas égal, solennel, repoussait en marchant son gros tambourin du genou, et jouait plus fort à mesure que le compact entassement de l'arène, à demi noyée déjà dans la cendre bleue du crépuscule, se dévidait comme une bobine d'or et de soie.

Regardez là-haut! dit Roumestan tout à coup.

C'était la tête de la danse surgissant entre les arcs de voûte du premier étage, pendant que le tambourinaire et les derniers farandoleurs piétinaient encore dans le cirque. En route, la ronde s'allongeait de tous ceux que le rythme entraînait de force à la suite. Qui donc parmi ces Provençaux aurait pu résister au flûtet magique de Valmajour? Porté, lancé par les rebondissements du tambourin, on l'entendait à la fois à tous les étages, passant les grilles et les soupiraux descellés, dominant les exclamations de la foule. Et la farandole montait, montait, arrivait aux galeries supérieures que le soleil bordait encore d'une lumière fauve. L'immense défilé des danseurs bondissants et graves

découpait alors sur les hautes baies cintrées du pourtour, dans la chaude vibration de cette fin d'après-midi de juillet, une suite de fines silhouettes, animait sur la pierre antique un de ces bas-reliefs comme il en court au fronton dégradé des temples.

En bas, sur l'estrade désemplie,

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car on partait et la danse prenait plus de grandeur au-dessus des gradins vides, le bon Numa demandait à sa femme, en lui jetant un petit châle de dentelle sur les épaules pour le frais du soir :

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Est-ce beau, voyons?... Est-ce beau?

Très beau, fit la Parisienne, remuée cette fois jusqu'au fond de sa nature artiste.

Et le grand homme d'Aps semblait plus fier de cette approbation que des hommages bruyants dont on l'étourdissait depuis deux heures 1.

GUY DE MAUPASSANT

Né au château de Miromesnil (près de Dieppe) en 1850, mort à Paris en 1893.

:

Disciple de Flaubert dont il était le filleul, il composa des œuvres naturalistes absolument objectives, plus vraies que celles de Zola, bien que parfois beaucoup trop crues. Sa philosophie épicurienne était alors fortement teintée de pessimisme brutal. Vers les dernières années de sa vie, son objectif littéraire avait changé il inclinait de plus en plus vers le roman d'analyse, en même temps que se déplaçait sa compréhension de la vie morale. Son intelligence, traversée par un souffle d'humaine pitié, allait s'épurant, quand la folie le saisit et le terrassa. Tolstoï qui s'est beaucoup intéressé à l'infortuné écrivain a signalé cette évolution dans une étude remarquable. Toutes réserves faites sur les idées maîtresses de l'auteur, on peut dire que Maupassant est un de nos plus grands réalistes. Sa langue est remarquable de vigueur, de précision et de clarté. C'est peut-être celle des trente dernières années où l'on sent le moins le procédé littéraire.

Principales œuvres de Daudet à lire, outre celles qui ont été citées: Le Petit Chose (1868); Lettres de mon moulin (1869); L'Evangéliste (1883). - Critiques Ed. Schérer, Etudes sur la littérature contemporaine; F. Brunetière, Le roman naturaliste. Anatole France, La vie littéraire: Jules Lemaître, Les Contemporains (Voir plus loin une de ses études).

Le noyé 1.

Tout le monde, dans Fécamp, connaissait l'histoire de la mère Patin. Certes, elle n'avait pas été heureuse avec son homme, la mère Patin; car son homme la battait de son vivant, comme on bat le blé dans les granges. Il était patron d'une barque de pêche, et l'avait épousée, jadis, parce qu'elle était gentille, quoiqu'elle fût pauvre. Patin, bon matelot, mais brutal, fréquentait le cabaret du père Auban, où il buvait, aux jours ordinaires, quatre ou cinq petits verres de fil2 et, aux jours de chance à la mer, huit ou dix, et même plus, suivant sa gaieté de cœur, disait-il. Le fil était servi aux clients par la fille au père Auban, une brune plaisante à voir et qui attirait le monde à la maison par sa bonne mine seulement, car on n'avait jamais jasé sur elle. Patin, quand il entrait au cabaret, était content de la regarder et lui tenait des propos de politesse, des propos tranquilles d'honnête garçon. Quand il avait bu le premier verre de fil, il la trouvait déjà plus gentille, au second, il clignait de l'œil; au troisième, il disait: «Si vous vouliez, mam'zelle3 Désirée...» sans jamais finir sa phrase; au quatrième, il essayait de la retenir par sa jupe pour l'embrasser; et, quand il allait jusqu'à dix, c'était le père Auban qui servait les autres.

Le vieux marchand de vin, qui connaissait tous les trucs, faisait circuler Désirée entre les tables, pour activer la consommation; et Désirée, qui n'était pas pour rien la fille au père Auban, promenait sa jupe autour des buveurs, et plaisantait avec eux, la bouche rieuse et l'œil malin. A force de boire des verres de fil, Patin s'habitua si bien à la figure de Désirée, qu'il y pensait même à la mer, quand il jetait ses filets à l'eau, au grand large, par les nuits de vent ou les nuits de calme, par les nuits de lune ou les nuits de ténèbres. Il y pensait en tenant sa barre, à l'arrière de son bateau, tandis que ses quatre compagnons sommeillaient, la tête sur leur bras. Il la voyait toujours lui sourire, verser l'eau-de-vie jaune avec un mouvement de l'épaule, et puis s'en aller en disant :

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Et, à force de la garder ainsi dans son eil et dans son esprit, il fut

Ceci est un conte très réaliste, dans la première manière de Maupassant, un spécimen de ce que le grand critique J.-J. Weiss a si heureusement appelé la littérature brutale. Les naturalistes aiment tout particulièrement les sujets où ils peuvent montrer les exemplaires les plus vils de l'humanité. Dans celui-ci, la trivialité du fond est relevée par la puissance narrative de la forme.

Eau-de-vie, en langage populaire.

3 Abréviation populaire de Mademoiselle.

pris d'une telle envie de l'épouser que, n'y pouvant plus tenir, il la demanda en mariage. Il était riche, propriétaire de son embarcation, de ses filets et d'une maison au pied de la côte sur la Retenue; tandis que le père Auban n'avait rien. Il fut donc agréé avec empressement, et la noce eut lieu le plus vite possible, les deux parties ayant hâte que la chose fût faite, pour des raisons différentes.

Mais, trois jours après le mariage conclu, Patin ne comprenait plus du tout comment il avait pu croire Désirée différente des autres femmes. Vrai, fallait-il qu'il eût été bête pour s'embarrasser d'une sans le sou qui l'avait enjôlé avec sa fine1, pour sûr, de la fine où elle avait mis, pour lui, quelque sale drogue.

Et il jurait, tout le long des marées, cassait sa pipe entre ses dents, bourrait son équipage; et, ayant sacré à pleine bouche avec tous les termes usités et contre tout ce qu'il connaissait, il expectorait ce qui lui restait de colère au ventre sur les poissons et les homards tirés un à un des filets, et ne les jetait plus dans les mannes qu'en les accompagnant d'injures et de termes malpropres.

Puis, rentré chez lui, ayant à portée de la bouche et de la main sa femme, la fille au père Auban, il ne tarda guère à la traiter comme la dernière des dernières. Puis, comme elle l'écoutait résignée, accoutumée aux violences paternelles, il s'exaspéra de son calme; et, un soir, il cogna. Ce fut alors, chez lui, une vie terrible.

Pendant dix ans on ne parla sur la Retenue que des tripotées que Patin flanquait à sa femme et que de sa manière de jurer, à tout propos, en lui parlant. Il jurait, en effet, d'une façon particulière, avec une richesse de vocabulaire et une sonorité d'organe qu'aucun autre homme, dans Fécamp, ne possédait. Dès que son bateau se présentait à l'entrée du port, en revenant de la pêche, on attendait la première bordée qu'il allait lancer, de son pont sur la jetée, dès qu'il aurait aperçu le bonnet blanc de sa compagne. Debout, à l'arrière, il manœuvrait, l'œil sur l'avant et sur la voile, aux jours de grosse mer, et, malgré la préoccupation du passage étroit et difficile, malgré les vagues de fond qui entraient comme des montagnes dans l'étroit couloir, il cherchait, au milieu des femmes attendant les marins, sous l'écume des lames, à reconnaître la sienne, la fille au père Auban, la gueuse! Alors, dès qu'il l'avait vue, malgré le bruit des flots et du vent, il

1 Fine champagne, eau-de-vie supérieure.

2 Maupassant emploie ici le langage populaire pour mieux faire ressortir la grossièreté du personnage. Les coups qu'il donnait à sa femme serait plus français, mais moins expressif.

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