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leur vieux père et du jeune officier jusqu'à ce que la liqueur fût épuisée. Il était minuit. La nuit était froide. De Lisle était rêveur; son cœur était ému, sa tête échauffée. Le froid le saisit, il rentra chancelant dans sa chambre solitaire, chercha lentement l'inspiration tantôt dans les palpitations de son âme de citoyen, tantôt sur le clavier de son instrument d'artiste, composant tantôt l'air avant les paroles, tantôt les paroles avant l'air, et les associant tellement dans sa pensée qu'il ne pouvait savoir lui-même lequel de la note ou du vers était né le premier, et qu'il était impossible de séparer la poésie de la musique et le sentiment de l'expression. Il chantait tout et n'écrivait rien. Accablé de cette inspiration sublime, il s'endormit la tête sur son instrument et ne se réveilla qu'au jour. Les chants de la nuit lui remontèrent avec peine dans la mémoire comme les impressions d'un rêve. Il les écrivit, les nota et courut chez Dietrich. Il le trouva dans son jardin, bêchant de ses propres mains des laitues d'hiver. La femme et les filles du vieux patriote n'étaient pas encore levées. Dietrich les éveilla, il appela quelques amis, tous passionnés comme lui pour la musique et capables d'exécuter la composition de Rouget de Lisle. La fille aînée de Dietrich accompagnait. Rouget chanta. A la première strophe les visages pâlirent, à la seconde les larmes coulèrent, aux dernières le délire de l'enthousiasme éclata. La femme de Dietrich, ses filles, le père, le jeune officier se jetèrent en pleurant dans les bras les uns des autres. L'hymne de la patrie était trouvé; hélas, il devait être aussi l'hymne de la terreur. L'infortuné Dietrich marcha peu de mois après à l'échafaud, aux sons de ces notes nées à son foyer, du cœur de son ami et de la voix de ses filles.

Le nouveau chant, exécuté quelques jours après à Strasbourg, vola de ville en ville sur tous les orchestres populaires. Marseille l'adopta pour être chanté au commencement et à la fin des séances de ses clubs. Les Marseillais le répandirent en France en le chantant sur leur route. De là lui vient le nom de Marseillaise. La vieille mère de Rouget de Lisle, royaliste et religieuse, épouvantée du retentissement de la voix de son fils, lui écrivait : « Qu'est-ce donc que cet hymne révolutionnaire que <«< chante une horde de brigands qui traverse la France et auquel on <«< mêle votre nom ?» De Lisle lui-même, proscrit en qualité de royaliste, l'entendit, en frissonnant, retentir comme une menace de mort à ses oreilles en fuyant dans les sentiers des Hautes Alpes. « Comment appelle-t-on cet hymne ?» demanda-t-il à son guide. «La Marseillaise » lui répondit le paysan. C'est ainsi qu'il apprit le nom de son propre ouvrage. Il était poursuivi par l'enthousiasme qu'il avait semé derrière

lui. Il échappa à peine à la mort. L'arme se retourne contre la main qui l'a forgée. La Révolution en démence ne reconnaissait plus sa propre voix !

La mort des Girondins1.

A dix heures, les exécuteurs entrèrent pour préparer les têtes des condamnés au couteau, et pour lier leurs mains. Tous vinrent d'euxmêmes incliner leurs fronts sous les ciseaux et tendre leurs bras aux cordes. Gensonné, ramassant une boucle des ses cheveux noirs, les tendit à l'abbé Lambert, en suppliant le prêtre de remettre ces cheveux à sa femme, dont il lui indiqua la retraite : « Dis-lui que c'est tout ce <«< que je peux lui envoyer de mes restes, mais que je meurs en lui <«< adressant toutes mes pensées. » Vergniaud tira sa montre, écrivit, avec la pointe d'une épingle, quelques initiales et la date du 30 octobre dans l'intérieur de la boîte d'or; il glissa la montre dans la main d'un des assistants pour qu'on la remît à une jeune fille qu'il aimait d'un amour de frère, et qu'il se proposait, dit-on, d'épouser plus tard. Tous eurent un nom, une amitié, un amour, un regret qu'ils laissèrent échapper pendant ces apprêts; presque tous, quelques reliques d'euxmêmes à envoyer à ceux qu'ils laissaient sur la terre. L'espérance d'une mémoire ici-bas est le dernier lien que le mourant retient en quittant la vie. Ces legs mystérieux furent acquittés.

Quand tous les cheveux furent tombés sur les dalles du cachot, les exécuteurs et les gendarmes rassemblèrent les condamnés et les firent marcher en colonne vers la cour du Palais. Cinq charrettes attendaient leur charge. Une foule immense les environnait. Au premier pas hors de la Conciergerie, les Girondins entonnèrent d'une seule voix et comme une marche funèbre la première strophe de la Marseillaise, en appuyant avec une énergie significative sur ces vers à double sens:

Contre nous de la tyrannie
L'étendard sanglant est levé.

De ce moment ils cessèrent de s'occuper d'eux-mêmes pour ne penser qu'à l'exemple de mort républicaine qu'ils voulaient laisser au peuple. Leurs voix ne retombaient un moment à la fin de chaque strophe que pour se relever plus énergique et plus retentissante au premier vers de

1 Les Girondins étaient les membres du parti républicain modéré opposés aux Jacobins; on les nommait ainsi parce que les principaux d'entre eux étaient députés de la Gironde.

la strophe suivante. Leur marche et leur agonie ne furent qu'un chant. Ils étaient quatre sur chaque charrette. Une seule en portait cinq. Le cadavre de Valazé 1 était couché sur la dernière banquette. Sa tête découverte, cahotée par les secousses du pavé, ballottait sous les regards et sur les genoux de ses amis, obligés de fermer les yeux pour ne pas voir ce livide visage. Ceux-là chantaient cependant comme les autres. Arrivés au pied de l'échafaud, ils s'embrassèrent tous en signe de communion dans la liberté, dans la vie et dans la mort. Puis ils reprirent le chant funèbre pour s'animer mutuellement au supplice et pour envoyer, jusqu'au moment suprême, à celui qu'on exécutait, la voix de ses compagnons de mort. Tous moururent sans faiblesse, Sillery avec ironie; arrivé sur la plate-forme, il en fit le tour en saluant à droite et à gauche le peuple, comme pour le remercier de la gloire et de l'échafaud. Le chant baissait d'une voix à chaque coup de hache. Les rangs s'éclaircissaient au pied de la guillotine. Une seule voix continua la Marseillaise : c'était celle de Vergniaud, supplicié le dernier 2. Ces notes suprêmes furent ses dernières paroles. Comme ses compagnons, il ne mourait pas : il s'évanouissait dans l'enthousiasme, et sa vie commencée par des discours immortels finissait par un hymne à l'éternité de la Révolution.

Telle fut la dernière heure de ces hommes. Ils eurent, pendant leur courte vie, toutes les illusions de l'espérance; ils eurent en mourant le plus grand bonheur que Dieu réserve aux grandes âmes: le martyre qui jouit de lui-même et qui élève jusqu'à la sainteté de victime l'homme immolé pour sa conviction et pour sa patrie. Les juger serait superflu. Ils ont été jugés par leur vie et par leur mort. Ils eurent trois torts. Le premier, de n'avoir pas eu l'audace de leur opinion, en hésitant à proclamer la république avant le 10 août, à l'ouverture de l'Assemblée législative. Le second, d'avoir conspiré contre la constitution de 1791, qu'ils avaient faite et jurée; d'avoir ainsi réduit la souveraineté nationale à agir comme faction, prêté leur main au supplice du roi, et forcé la Révolution à employer des moyens cruels. Le troisième, d'avoir, sous la Convention, voulu gouverner quand il fallait combattre.

Ils eurent trois vertus qui rachètent bien des fautes aux yeux de la postérité. Ils adorèrent la liberté. Ils fondèrent la république, cette vérité précoce des gouvernements futurs. Enfin ils moururent pour refuser du sang au peuple. Leur temps les a jugés à mort. L'avenir les a

1 Valazé s'était suicidé après le prononcé du jugement. Vergniaud était le chef des Girondins.

jugés à gloire et à pardon. Ils sont morts pour n'avoir pas voulu permettre à la liberté de se souiller, et l'on gravera sur leur mémoire cette inscription que Vergniaud, leur voix, avait gravée de sa main sur la muraille de son cachot: Plutôt la mort que le crime! Potius mori quam fædari !1

ALFRED DE VIGNY

Né à Loches en 1797, mort à Paris en 1863.

L'école romantique, dans laquelle on classe artificiellement des écrivains différant beaucoup les uns des autres, ne comprend aucun penseur comparable à celui-là. Ce gentilhomme pudique et hautain, qui vécut dans sa tour d'ivoire, a écrit les plus beaux vers philosophiques de la langue française. Son pessimisme métaphysique est absolument décourageant; mais son stoïcisme noble et pur lui a inspiré d'admirables pages que reliront toujours ceux qui goûtent la pensée, la pensée nue, aux prises avec le redoutable problème de la destinée. Comme prosateur, Alfred de Vigny est aussi grand que comme poète. Son ouvrage intitulé Servitude et grandeur militaires est une admirable étude psychologique du soldat moderne, écrite en une langue excellente dans son genre et parfaitement adaptée au sujet traité.

Richelieu et Louis XIII 2.

Bientôt on entendit un bruit de bottes et d'armes qui annonçait l'arrivée du prince; on ouvrit les deux battants; les gardes du Cardinal frappèrent trois fois leurs piques sur le parquet, et le Roi parut.

Il marchait en s'appuyant sur une canne de jonc d'un côté, et de l'autre sur l'épaule de son confesseur, le père Simond, qui se retira et le laissa avec le Cardinal; celui-ci s'était levé avec la plus grande peine et ne put faire un pas au devant du Roi, parce que ses jambes malades étaient enveloppées; il fit le geste d'aider le prince à s'asseoir près du feu, en face de lui. Louis XIII tomba dans un grand fauteuil

1 Principales œuvres de Lamartine: Outre ses poésies, lire: Voyage en Orient (1835); Histoire des Girondins (1847); Graziella (1852) et son Cours de littérature qui renferme des parties remarquables. Pour l'étudier, consulter: E. Faguet, XIX siècle; E. Deschanel, Lamartine (1893), Jules Lemaître, Les Contemporains.

Extrait de Cinq-Mars (1826), curieux roman historique, dans le goût romantique, contenant de très intéressants chapitres. Les faits racontés ici se passèrent quelques mois avant la mort de Richelieu en 1642. Pour étudier les vrais personnages de ce temps, consulter Michelet: Histoire de France, et Hanotaux, Richelieu.

garni d'oreillers, demanda et but un verre d'élixir préparé pour le fortifier contre les évanouissements fréquents que lui causait sa maladie de langueur, fit un geste pour éloigner tout le monde, et, seul avec Richelieu, lui parla d'une voix languissante :

Je m'en vais, mon cher Cardinal, je sens que je m'en vais à Dieu; je m'affaiblis de jour en jour; ni l'été, ni l'air du Midi ne m'ont rendu mes forces.

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Je précéderai Votre Majesté, répondit le ministre; la mort a déjà conquis mes jambes, vous le voyez; mais, tant qu'il restera la tête pour penser et la main pour écrire, je serai bon pour votre service.

Et je suis sûr que votre intention était d'ajouter le cœur pour m'aimer, dit le Roi.

Votre Majesté en peut-elle douter? répondit le Cardinal en fronçant le sourcil et se mordant les lèvres, par l'impatience que lui donnait ce début.

Quelquefois j'en doute, reprit le prince; tenez, j'ai besoin de vous parler à cœur ouvert, et de me plaindre de vous à vous-même. Il y a deux choses que j'ai sur la conscience depuis trois ans ; jamais je ne vous en ai parlé, mais je vous en voulais en secret; et même, si quelque chose eût été capable de me faire consentir à des propositions contraires à vos intérêts, c'eût été ce souvenir.

C'était là de cette sorte de franchise propre aux caractères faibles, qui se dédommagent ainsi, en inquiétant leur dominateur, du mal qu'ils n'osent pas lui faire complètement, et se vengent de la sujétion par une controverse puérile. Richelieu reconnut à ces paroles qu'il avait couru un grand danger; mais il vit en même temps le besoin de confesser, pour ainsi dire, toute sa rancune, et, pour faciliter l'explosion de ces importants aveux, il accumula les protestations qu'il croyait les plus propres à impatienter le Roi.

Non, non, s'écria enfin celui-ci, je ne croirai rien tant que vous ne m'aurez pas expliqué ces deux choses qui me reviennent toujours à l'esprit, dont on me parlait dernièrement encore, et que je ne puis justifier par aucun raisonnement: je veux dire le procès d'Urbain Grandier, dont je ne fus jamais bien instruit, et les motifs de votre haine pour ma malheureuse mère, et même contre sa cendre.

N'est-ce que cela, Sire? dit Richelieu; sont-ce là mes seules fautes? Elles sont faciles à expliquer. La première affaire devait être soustraite aux regards de Votre Majesté par ses détails horribles et dégoûtants de scandale. Il y eut, certes, un art qui ne peut être regardé comme coupable à nommer magie des crimes dont le nom révolte

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