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Viande de boucherie1.

Au milieu de l'océan Indien, un soir triste où le vent commençait à gémir. Deux pauvres boeufs nous restaient, de douze que nous avions pris à Singapour pour les manger en route. On les avait ménagés, ces derniers, parce que la traversée se prolongeait, contrariée par la mousson mauvaise. Deux pauvres boeufs étiolés, amaigris, pitoyables, la peau déjà usée sur les saillies des os par les frottements du roulis. Depuis bien des jours ils naviguaient ainsi misérablement, tournant le dos à leur pâturage de là-bas où personne ne les ramènerait plus jamais, attachés court, par les cornes, à côté l'un de l'autre et baissant la tête avec résignation chaque fois qu'une lame venait inonder leur corps d'une nouvelle douche si froide; l'œil morne, ils ruminaient ensemble un mauvais foin mouillé de sel, bêtes condamnées, rayées par avance sans rémission du nombre des bêtes vivantes, mais devant encore souffrir longuement avant d'être tuées; souffrir du froid, des secousses, de la mouillure, de l'engourdissement, de la peur...

Le soir dont je parle était triste particulièrement. En mer, il y a beaucoup de ces soirs-là, quand de vilaines nuées livides traînent sur l'horizon où la lumière baisse, quand le vent enfle sa voix et que la nuit s'annonce peu sûre. Alors, à se sentir isolé au milieu des eaux infinies, on est pris d'une vague angoisse que les crépuscules ne donneraient jamais sur terre, même dans les lieux les plus funèbres. Et ces deux pauvres bœufs, créatures de prairies et d'herbages, plus dépaysées que les hommes dans ces déserts mouvants et n'ayant pas comme nous l'espérance, devaient très bien, malgré leur intelligence rudimentaire, subir à leur façon l'angoisse de ces aspects-là, y voir confusément l'image de leur prochaine mort............

Et voici que le personnage chargé du service des vivres (celui que nous appelons à bord le maître-commis) monta vers moi sur la passerelle, pour me dire dans les termes consacrés: « Capitaine, on va tuer un bœuf. » Le diable l'emporte, ce maître-commis! Je le reçus très mal, bien qu'il n'y eût assurément pas de sa faute; mais en vérité, je n'avais pas de chance depuis le commencement de cette traversée-là : toujours pendant mon quart, l'abatage des bœufs !... Or, cela se passe précisément au-dessous de la passerelle où nous nous promenons, et

1 Extrait du Livre de la pitié et de la mort, œuvre poignante et douloureuse, mais peut-être celle où Loti a mis le plus de sentiment. Le morceau qui suit nous montre quelle richesse de sensibilité il y a dans cette àme de poète. Rarement la pitié a été exprimée littérairement d'une manière plus touchante.

on a beau détourner les yeux, penser à autre chose, regarder le large, on ne peut se dispenser d'entendre le coup de masse, frappé entre les cornes, au milieu du pauvre front attaché très bas à une boucle par terre; puis le bruit de la bête qui s'effondre sur le pont avec un cliquetis d'os. Et sitôt après, elle est soufflée, pelée, dépecée; une atroce odeur fade se dégage de son ventre ouvert et, alentour, les planches du navire, d'habitude si propres, sont souillées de sang, de choses immondes...

Donc c'était le moment de tuer le bœuf. Un cercle de matelots se forma autour de la boucle où l'on devait l'attacher pour l'exécution, et, des deux qui restaient, on alla chercher le plus infirme, un qui était déjà presque mourant et qui se laissa emmener sans résistance. Alors, l'autre tourna lentement la tête, pour le suivre de son œil mélancolique, et, voyant qu'on le conduisait vers ce même coin de malheur où tous les précédents étaient tombés, il comprit; une lueur se fit dans son pauvre front déprimé de bête ruminante et il poussa un beuglement de détresse... Oh! le cri de ce boeuf, c'est un des sons les plus lugubres qui m'aient jamais fait frémir, en même temps que c'est une des choses les plus mystérieuses que j'aie jamais entendues... Il y avait là-dedans du lourd reproche contre nous tous, les hommes, et puis aussi une sorte de navrante résignation; je ne sais quoi de contenu, d'étouffé, comme s'il avait profondément senti combien son gémissement était inutile et son appel écouté de personne. Avec la conscience d'un universel abandon, il avait l'air de dire: «Ah! oui... voici l'heure inévitable arrivée, pour celui qui était mon dernier frère, qui était venu avec moi de là-bas, de la patrie où l'on courait dans les herbages. Et mon tour sera bientôt, et pas un être au monde n'aura pitié, pas plus de moi que de lui..... »

Oh! si, j'avais pitié ! J'avais même une pitié folle en ce moment, et un élan me venait presque d'aller prendre sa grosse tête malade et repoussante pour l'appuyer sur ma poitrine, puisque c'est là une des manières physiques qui nous sont le plus naturelles pour bercer d'une illusion de protection ceux qui souffrent ou qui vont mourir.

Mais, en effet, il n'avait plus aucun secours à attendre de personne, car même moi qui avais si bien senti la détresse suprême de son cri, je restais raide et impassible à ma place en détournant les yeux... A cause du désespoir d'une bête, n'est-ce pas, on ne va pas changer la direction d'un navire et empêcher trois cents hommes de manger leur ration de viande fraiche! On passerait pour un fou, si seulement on y arrêtait une minute sa pensée.

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Cependant un petit gabier, qui peut-être, lui aussi, était seul au monde et n'avait jamais trouvé de pitié, avait entendu son appel, entendu au fond de l'âme comme moi. Il s'approcha de lui, et, tout doucement, se mit à lui frotter le museau.

Il aurait pu, s'il y avait songé, lui prédire :

<«< Ils mourront aussi tous, va, ceux qui vont te manger demain ; tous, même les plus forts et les plus jeunes; et peut-être qu'alors l'heure terrible sera encore plus cruelle pour eux que pour lui, avec des souffrances plus longues; peut-être qu'alors ils préféreraient le coup de masse en plein front. »

La bête lui rendit bien sa caresse en le regardant avec de bons yeux et en lui léchant la main. Mais c'était fini, l'éclair d'intelligence qui avait passé sous son crâne bas et fermé venait de s'éteindre. Au milieu de l'immensité sinistre où le navire l'emportait toujours plus vite, dans les embruns froids, dans le crépuscule annonçant une nuit mauvaise, et à côté du corps de son compagnon qui n'était plus qu'un amas informe de viande pendue à un croc, il s'était remis à ruminer tranquillement, le pauvre boeuf; sa courte intelligence n'allait pas plus loin; il ne pensait plus à rien; il ne se souvenait plus 1.

BOURGET (PAUL)

Né à Amiens en 1852.

Il a débuté dans la littérature par des études de critique d'une qualité rare, puis il a abordé le roman. Dans ce genre, il a déployé la même puissance d'analyse, la même faculté remarquable de pénétration. C'est le rénovateur du roman psychologique, le chef incontesté de l'école à demi idéaliste qui a succédé à celle de Zola. Nul ne sait mieux que lui décomposer une âme, disséquer les sentiments, noter en de subtiles analyses les mille nuances de la vie mentale évoluant sous l'empire de la passion. Ses premières œuvres, peintures trop fidèles, partant répugnantes, des vices du high life, avaient une tendance nettement pessimiste. Tout entier à ses études d'anatomo-pathologie morale, l'auteur semblait se complaire dans un déterminisme plus ou moins licencieux.

1 Principales œuvres à lire de Loti: Mon frère Yves (1883); Pêcheur d'Islande (1886); Le Roman d'un enfant (1890); Le Livre de la pitié et de la mort (1892); Le Désert et Jérusalem, impressions de voyages (1895). Ramuntcho (1897). Principaux auteurs ayant écrit sur Loti: Maurice Spronck, Les artistes littéraires; Mézières, Discours à l'Académie française (7 avril 1892); Guyau. L'art au point de vue sociologique; Jules Lemaître, Les Contemporains; René Doumic, Ecrivains d'aujourd'hui.

Il s'est dégagé heureusement de cette servitude volontaire et, dans ses dernières œuvres, le constant souci de l'idéal et de la vérité morale apparaît de plus en plus fortifié. On lui a reproché avec raison d'avoir trop écrit pour « les gens qui font blanchir leur linge à Londres; » il donna, en effet, parfois, dans le snobisme littéraire, cette forme contemporaine de la préciosité. N'empêche que cet esprit, qui possède à un rare degré la faculté philosophique, est le romancier le plus profond de la période actuelle. Il lui sera d'ailleurs beaucoup pardonné parce qu'il a tiré la littérature d'imagination du hideux marais naturaliste où elle menaçait de s'enlizer.

Les causes du naturalisme 1.

Qu'on se figure maintenant les circonstances parmi lesquelles a grandi Taine, et quelle sorte de matière à mettre en œuvre la sociéte a fournie aux tentatives de cette imagination philosophique dont il était doué. Il a eu ses vingt ans en plein Paris de la fin du règne de Louis-Philippe, et les souvenirs de ses amis d'Ecole normale, ceux, par exemple, si évidemment sincères, que M. Sarcey donnait récemment dans la Revue politique, nous le montrent intéressé par toutes les discussions de ses camarades d'alors, et remuant en leur compagnie toutes les idées importantes de l'époque. Etranges années que celles-là, qui se sont écoulées aux environs de 1850, années douloureuses et qui ont consommé la banqueroute des magnifiques espérances de la première moitié du siècle! En littérature, le romantisme paraît vaincu. A-t-il tenu ses grandes promesses de rénovation esthétique? Comment ne pas en douter, lorsqu'on voit tous les poètes abdiquer leur art l'un après l'autre ? Le seul Victor Hugo maintient son pennon 2, et il vient d'essuyer la défaite des Burgraves. Mais Lamartine s'occupe uniquement de politique; mais Alfred de Musset achève de noyer son génie dans l'ivresse ; mais Théophile Gautier s'appelle lui-même un

Vieux rimeur abruti par l'abus de la prose,

et tourne la roue de son feuilleton avec une mélancolie d'esclave: « Qu'est-ce qu'on va encore nous faire faire ?... » disait-il plus tard à Théodore de Banville, avouant ainsi la secrète douleur de toute son existence de journaliste malgré lui; mais Alfred de Vigny s'est retiré

Extrait des Essais de psychologie contemporaine (1883), la première œuvre importante de P. Bourget. Il a voulu, en étudiant les grands écrivains français de ce temps, indiquer la part de chacun d'eux dans la formation de l'âme contemporaine. Le morceau cité explique très bien le profond changement qui s'est produit en France à partir de 1850.

2 Enseigne, drapeau.

dans sa tour d'ivoire; mais Sainte-Beuve a enterré sous l'amoncellement de ses études critiques ce poète mort jeune que la plupart des hommes, prétendait-il, portent en eux; mais Auguste Barbier a perdu le souffle lyrique de ses Iambes. C'en est fini des belles luttes autour des chefs-d'œuvre nouveau-nés, les Méditations ou les Orientales, et c'en est fini aussi de l'exaltation spiritualiste qui avait accompagné, en l'avivant, la ferveur poétique des jours de flamme. Le maître de la Nuit de Décembre, Théodore Jouffroy, est mort. Les insuffisances de l'éclectisme prôné par Victor Cousin et imposé comme une doctrine officielle éclatent à tous les yeux, en même temps que la révolution de 1848 découvre les insuffisances des vingt systèmes de sociologie indépendante qui avaient foisonné sous le régime de Juillet. Ce sont là les signes extérieurs d'une désagrégation plus profonde. Sous l'influence des luttes formidables de la tragédie révolutionnaire et sous le prestige de l'étonnante épopée impériale, une génération avait grandi, toute pénétrée du concept héroïque de la vie, c'est-à-dire que les jeunes gens qui la composaient, tout naturellement s'étaient nourris de rêves démesurés et grandioses. Et comment n'auraient-ils pas cru à la toute-puissance, à la magie même de la Volonté de l'homme, eux qui avaient vu un monde nouveau sortir, jeune, resplendissant et sublime, du sépulcre des siècles défunts, une Europe s'écrouler, une autre s'élever, et un simple lieutenant d'artillerie réaliser les plus extravagantes chimères de l'ambition la plus effrenée par la seule vigueur de son génie et l'énergie de ses rudes soldats? Puis, ce monde nouveau s'était trouvé tout de suite aussi vieux que l'autre. L'Europe nouvelle ne valait pas mieux que l'ancienne. Le conquérant était mort là-bas, puis ses compagnons, un par un ; et une lèpre de médiocrité commençait de s'étendre sur les mœurs et la politique. Voici que les deux brillants départs, de la Restauration d'abord, puis de 1830, aboutissaient à l'abaissement des caractères, à la matérialité grossière des jouissances. Le siècle avait manqué son œuvre !

Pas tout entière pourtant; car, au milieu de ces décombres universels, un arbre pousse, dont la végétation luxuriante redouble de vitalité dans ce paysage de mort. Cet arbre aux frondaisons touffues et sans cesse multipliées, c'est la Science. Seule elle n'a pas menti à ses dévots. Que dis-je ? Elle dépasse les espérances les plus hardies. Celui qui jette ses regards sur le développement scientifique de cette première moitié du siècle, après avoir contemplé la misère des autres entreprises, peut-il retenir un élan d'admiration? Les travaux de Fresnel sur la lumière, ceux d'Ampère et d'Arago sur le magnétisme et l'élec

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