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Oui, insistait-il, oubliez cela, comme je vous promets que nous ferons oublier à votre mère tous ses chagrins, les lointains et les récents, les grands et les petits... Si elle m'aime un peu, vous savez que moi je l'aime beaucoup. Je lui garde une telle reconnaissance de vous avoir faite celle que vous êtes....... Je l'aurais trouvée hostile à notre mariage que je la lui vouerais encore, cette reconnaissance, rien que pour avoir rencontré en vous ce que j'y ai rencontré, la vivante preuve que les rêves les plus beaux de la jeunesse ne mentent pas toujours...

Taisez-vous, interrompit-elle à son tour en rougissant, et elle lui mit sur la bouche sa main demeurée libre qu'il baisa à travers le gant, vous allez recommencer de me flatter, ce qui n'est pas bien, et vous oubliez de regarder ces beaux pins d'Italie dont j'aime tant la silhouette et ce sombre bouquet que font leurs branches là-haut, ce bel vaso, comme nous disait le jardinier qui m'a montré la villa le premier jour. Est-ce assez cela et comme ils sont ingénument artistes, dans cet étrange pays!... Mais la Sicile est trop loin. Si nous pouvions trouver l'année prochaine, pour y passer l'hiver, une propriété qui eût un parc, avec des arbres comme ceux-ci et cette lumière, mais plus près de Paris, pour que le voyage fût moins fatigant, en Provence ou sur la côte de Gênes!...

Je vous ai promis de m'arrêter là quand je retournerai en France et de chercher, repartit Nayrac. Je suis si heureux que vous aimiez la même espèce de nature que moi et de la même façon... Mais avez-vous remarqué, l'autre jour encore, au Musée, quand je me suis arrêté devant l'Hercule qui tue la pauvre Amazone, et sans que vous m'en eussiez parlé, comme nous avons ainsi les mêmes goûts en toutes choses, si instinctivement?

C'est encore vrai, dit Henriette, les mêmes, tout à fait les mêmes .. Mais je le savais si bien dès le premier jour que je vous ai vu .. Et à quoi ? demanda-t-il.

Est-ce qu'on se rend compte? fit la jeune fille. Mais j'étais sûre, quand je suis venue dans ce jardin pour la première fois, que vous le préféreriez à tous les autres... Je n'ai pas lu beaucoup et je ne suis qu'une ignorante. Je suis certaine que du premier coup je saurais d'un livre si vous l'aimerez.

- C'est si pénible, reprit-il, lorsque entre deux êtres il n'y a pas cette harmonie, cet intime accord... Au lieu qu'il m'est si doux de penser que vous êtes ma femme, vraiment ma femme, vous comprenez, un cœur fait justement à la ressemblance de mon cœur ..

Et vous mon fiancé, répondit-elle à mi-voix, mon cher fiancé...... Et pourtant, continua-t-il, ce profond accord me rend quelquefois presque triste... A quoi cela tient-il que nous soyons ici? Je pense que j'ai si bien failli ne pas vous connaître! Si je n'avais pas quitté ma carrière? Si en la quittant j'étais venu m'établir en Italie comme j'en avais l'intention? Si je n'étais pas allé chez Mme de Jardes ce mercredi ? Si nous ne nous étions pas rencontrés ce jour-là ?...

Je n'admets pas tous ces si, interrompit-elle en riant avec une mutinerie de son joli visage; nous ne pouvions pas ne pas nous ren

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Si cependant ?... reprit-il.

- Je comprends bien que c'est insensé, répondit-elle avec une bouche redevenue sérieuse et songeuse; mais je sais que je ne me serais jamais mariée.

Ils s'arrêtèrent pour échanger un long regard. Il lut à travers ces beaux yeux bleus jusqu'au fond de cette âme qui était à lui. Dans cette chère âme tout était candeur et vérité. Il n'y avait pas un repli où il ne devinat la plus irréprochable, la plus passionnée des tendresses. Sur ce cœur virginal rien n'avait jamais passé, pas un frisson, pas une ombre. Autour de leur silence les palmes continuaient de palpiter, le vent de murmurer dans les pins, les buissons de roses et les citronnelles d'exhaler un léger parfum vaguement musqué, l'ombre des feuillages de trembler sur les marbres, le cygne d'errer sur l'eau dormante, le soleil de rayonner dans le vaste ciel. Ils étaient si seuls dans ce tournant d'allée, si loyalement, presque pieusement seuls, avec la présence bénie de la meilleure des mères à côté de leur amour comme pour le sanctifier. Francis attira sa fiancée contre son cœur, et il posa ses lèvres sur ce front qu'aucune pensée mauvaise n'avait jamais traversé, pas même effleuré. Il se sentit alors si heureux, que ce bonheur trop complet, trop absolu, dépassa tout d'un coup les puissances de son être et lui fit mal pour la première fois, et tout bas il dit à sa chère « aimée », comme elle lui permettait de l'appeler quelquefois à des minutes pareilles :

Nous sommes trop heureux, j'ai peur.

Elle ne répondit rien d'abord. Mais il vit distinctement une angoisse passer dans ces douces prunelles, un frémissement courir autour de ces lèvres à demi ouvertes. Les paupières de la jeune fille battirent, son sein palpita, puis, le regardant de nouveau, bien en face, elle fit un effort pour dominer son impression et, avec un sourire de courage :

Moi aussi quelquefois, dit-elle, j'ai peur d'être si heureuse. Mais il ne faut pas. Quand on n'a rien sur la conscience, n'est-on pas avec Dieu ?...

1

EDOUARD ROD

Né à Nyon (Suisse) en 1857.

Le plus grand romancier de la Suisse française a débuté à Paris vers 1880, au moment où le naturalisme coulait à pleins bords. Il fut quelque temps un des fervents de Zola et écrivit des œuvres de littérature brutale, suivant la formule du maître de Médan. Il se ressaisit heureusement assez vite. A partir de 1889, on voit se dessiner de plus en plus sa haute personnalité intellectuelle, évoluant vers une forme plus noble de l'art. Dans la préface d'un roman de sa seconde manière, Edouard Rod s'intitule intuitiviste; il se rattache donc à Fécole psychologique, car l'intuition n'est elle-même qu'une des manifestations de l'analyse appliquée à l'étude des sentiments. Esprit complexe et remarquablement compréhensif, dans lequel on trouve les influences suisses, anglaises et allemandes merveilleusement amalgamées aux tendances les plus caractéristiques de l'esprit français, Edouard Rod a écrit de très beaux romans psychologiques qui font penser fortement. Suisse parisiennisé, il a surtout dépeint l'âme et les idées françaises; mais dans son dernier roman Là haut, l'une de ses plus belles oeuvres, il a pris pour sujet la Suisse. Peut-être réussira-til à créer le roman de la Suisse française qui n'est encore qu'ébauché. Quoi qu'il en soit, la France, sa patrie littéraire, le comptera toujours comme un de ses grands écrivains.

Au foyer 2.

Je voudrais trouver un mot qui exprimât ce qu'est un être tranquille, doux, bon, confiant, dont la seule présence repose, un être de grace et de charme et qui respire la paix. Sous l'unique fenêtre de mon cabinet de travail s'étend un petit coin champêtre égaré dans Paris : un jardin minuscule, avec un bassin, des fleurs, du gazon, des lilas qui viennent de fleurir, un peuplier même, un long peuplier mince,

1 Les romans de P. Bourget, bien que quelques-uns soient d'une haute portée morale, ne peuvent être mis entre toutes les mains. On peut lire, au contraire, ses ouvrages de critique et ses récits de voyages. Pour voir comment il est apprécié par la critique, consulter: Georges Renard. Les Princes de la jeune critique (1890); G. Pélissier, Le mouvement littéraire au XIXe siècle : Maurice Spronck. Les artistes littéraires: J. Lemaître, Les Contemporains; René Doumic, Ecrivains d'aujourd'hui: Gaston Deschamps, La vie et les livres. 2 Extrait du Sens de la vie.

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pauvre arbre anémique rêvant sans doute, comme le sapin d'Henri Heine, de grands arbres vigoureux croissant sous des cieux libres. Des chats observent les poissons rouges dans l'eau douteuse du bassin, où dorment épars dans le gazon; il y a des oiseaux logés parmi les arbres; et l'on ne voit aucun mur, aucune maison, mais de hauts tilleuls et des cèdres, sortant d'une riche propriété voisine, ouvrent à l'horizon, -à vingt pas, une perspective infinie de forêt. Cette forêt qui n'existe pas nous fait oublier la tristesse de notre logis: c'est la Brocéliande de nos rêves, où nous nous enfermons dans le cercle magique de Viviane pour la brève éternité... Pendant que je travaille, elle est là, derrière moi, attentive à ne me point troubler; de temps en temps, je perçois le bruit de la laine qu'elle tire dans le canevas, ou de la page qu'elle tourne, ou de son souffle léger; quelquefois, je me retourne et ne la vois plus elle a disparu silencieusement; au bout d'un instant elle revient de même, sans que ses petites pantouffles fassent craquer le parquet; et je sens son regard posé sur moi comme une continuelle caresse, regard de ses grands yeux profonds et clairs, où il n'y a que bonté, tendresse et dévouement. Toujours aussi, je sens sa pensée qui suit la mienne et chemine côte à côte avec elle, à travers les rêves comme à travers les soucis des jours. Quel mystère y a-t-il donc dans ce sentiment d'union intime qui atténue les inquiétudes et qui double les joies ?...

J'ai tant souffert, autrefois, de me sentir seul ! J'ai passé des nuits à errer dans les foules pour m'éviter moi-même, m'efforçant d'arriver à l'illusion que j'étais quelque chose à ces autres qui s'agitaient sous mes yeux. J'ai fui avec horreur mon chez moi, impitoyablement rempli de moi, où les moindres objets, les bibelots, les livres, les papiers des murailles, les tableaux et les fauteuils me renvoyaient comme des miroirs multipliés mon odieuse image. Il me semblait que je pourrais le laisser en chemin par les rues, ce moi, ou l'oublier dans un café, ou le déposer au théâtre, et je courais les théâtres, les cafés, les rues. Souvent je me suis cramponné à des amis de pacotille rencontrés par hasard, leur racontant mes affaires, leur partageant des lambeaux de mon àme, sans me laisser rebuter par leur indifférence. Combien de fois mon cœur a-t-il battu sur des cœurs étrangers sans entendre autre chose que le bruit de ses palpitations battant dans le vide! Combien de fois, après m'être oublié une heure ou une nuit en des compagnies gaies, dans des casinos, dans des salons ou dans des tavernes, après avoir ri à pleines lèvres et causé bruyamment, après m'être répandu en confidences et avoir reçu d'un air amical celles des autres, - ai-je

senti avec une amertume décuplée, les lendemains, que j'étais seul quand même, irrémédiablement seul, que ces bruits s'évanouissaient sans rien laisser après eux, que les fumées de l'alcool se dissipaient en tristesse comme les amitiés ou les amours de la veille. Eh bien! il me semble maintenant que ma solitude est vaincue : non certes parce que je vois sans cesse auprès de moi la même figure connue, mais parce que cette figure est aimée. Quelque chose d'elle passe continuellement en moi, comme une chaleur bienfaisante, comme une autre vie meilleure, et quelque chose de moi passe en elle. Ce n'est plus l'âme étrangère, qui reste toujours étrangère malgré la fréquence des rencontres, malgré l'assiduité des relations c'est la pénétration continue qui,

peu à peu, de deux êtres n'en fait qu'un.

Le bonheur.

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Faire du bonheur autour de soi, rendre heureux, dans l'étroite limite possible, les pauvres êtres dont le sort est lié au nôtre, y a-t-il un plus haut idéal ?..... Nous poursuivons de tout notre effort des ambitions dont nous savons la vanité, une gloire que nous appelons éternelle et que le temps emporte, une fortune dont les caprices déconcertent nos plus habiles calculs, des honneurs ridicules qu'obtiennent aussi bien les derniers des hommes, - et dans cette chasse nous oublions, à côté de nous, des êtres que nous n'aimons pas comme nous pourrions les aimer, pour lesquels nous ne faisons pas ce que nous devrions faire. Nous mourrons, nous et nos œuvres; nos pensées s'évanouiront; il ne subsistera pas une pierre des édifices que nous aurons construits, pas une lettre des noms que nous aurons cru inscrits dans l'histoire; mais ne restera-t-il rien des soleils d'affection que nous aurons allumés? Il faut des milliers d'années pour que disparaisse la lumière d'une étoile éteinte; combien de temps peuvent donc vivre et se perpétuer après nous les sentiments doux et simples que nous avons fait rayonner de nos cœurs?... Voilà ce que je me répète quelquefois quand mon enfant s'égaie. D'où son plaisir ? Pourquoi ces petits cris qui partent? Je ne sais pas, et cela vaut pourtant quels triomphes!...

Oh! la misère des problèmes et des ambitions!... Un sceptique, un raffiné, un blasé, un viveur a dit : « Aimer, c'est là tout vivre. » Peutêtre enfermait-il dans cette phrase un sens déconcertant; cette pensée que nous croyons jaillie de son cœur, qui sait les secrètes convoitises qu'elle exprime? Acceptons-la pourtant pour ce qu'elle a l'air de dire: aimer n'est-il pas le mot le plus riche de la langue? N'a-t-il pas autant d'acceptions qu'il y a de lèvres pour le répéter ?...

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