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Trocadéro, sur laquelle il ouvrait, par une grande grille en fer travaillé, surmontée d'un chiffre doré. Et Kermoysan, en effet, s'arrêta au milieu de l'avenue en face de la grille. Il alla s'appuyer contre un des arbres et y resta, les yeux fixés sur les volets clos de l'appartement silencieux. Depuis un moment la neige tombait une neige épaisse dont les gros flocons, striant l'obscurité de la nuit, le blanchissaient peu à peu, sans qu'il les sentit, sans qu'il songeât à les secouer. C'était une autre forme de la mort qui s'offrait, plus attirante encore, le bienveillant linceul préparé par les choses, le tapis velouté, tombé pièce à pièce du ciel, invitant à l'inconscience. Mais c'était là une idée d'homme de sang-froid, qui, j'en suis sûr, n'effleura pas même Kermoysan. Quand on souffre réellement, la mort apparaît comme délivrance, non comme volupté.

Cependant il se lassa de son immobilité. Il se mit à marcher de long en large, devant la maison, tantôt à pas rapides, tantôt plus lentement. De temps en temps, il s'arrêtait, levait la tête vers une fenêtre du second étage, la seule d'où filtrât un peu de lumière à travers les jalousies, celle sans doute de la pièce où l'on veillait la morte; et il se tordait les mains. Et, soudain, je fus saisi par cette affreuse idée qu'il n'aurait pas la consolation suprême de la revoir, que le terrible Jamais s'emparait de lui dans toute son horreur en un moment où il aurait encore pu matériellement, mais où il ne pouvait pas, la contempler parmi les fleurs qui l'entouraient et baiser ses mains rigides, que les derniers yeux qui se posaient sur Elle ne seraient pas ceux qui l'avaient adorée, ceux que Son image emplissait, ceux qui n'avaient pas même le droit de la pleurer.............

Les minutes tombaient très lentes; la neige aussi tombait plus lentement..

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Va-t-il donc rester là toute la nuit? me demandai-je.

De fait, le temps ne comptait plus pour lui: il ne devait avoir conscience de rien que de sa douleur. Pourtant, tout à coup, comme s'il venait de prendre une décision subite, il ne revint plus sur ses pas, il fila très vite droit devant lui sans plus regarder le fleuve; il longea les quais jusqu'au pont des Invalides, le traversa, erra par de larges avenues noires, où je faillis le perdre de vue et finit par se trouver rue Oudinot. Il marchait si vite que j'avais eu peine à le suivre. Devant sa porte, enfin, il s'arrêta, tira la clef de sa poche. Mais au lieu d'ouvrir, esquissant dans le vide un grand geste désespéré, il reprit sa marche infatigable. Une angoisse nouvelle m'étreignit. Quelque épuisé que je fusse, il m'eût été impossible de l'abandonner cette

fois, ce n'était plus de la curiosité, car je savais tout ce que je voulais savoir; c'était bien de la pitié toute pure, le sentiment que ce malheureux abandonné avait pourtant, dans son deuil mortel, une âme sympathique auprès de lui, dont la compassion lui ferait du bien, peutètre, même s'il ne la devinait pas.

Mon Dieu! que va-t-il faire, me demandai-je. Où va-t-il aller? Est-il revenu à cette idée de mort qu'il a chassée une fois, mais qui, sûrement, rôde autour de lui?...

Cette fois, les rues étaient tout à fait désertes, les maisons endormies; je me sentais bien seul avec ce désespéré, qui, la neige étouffant le bruit de ses pas, glissait comme un fantôme à travers la nuit et le silence. Il n'alla pas loin. A l'angle de la rue Vaneau, une mauvaise boutique de marchand de vin restait ouverte, quoiqu'on ne vît pas un client devant le comptoir de zinc. Kermoysan y entra. Un instant après, en passant devant les vitres malpropres, je le vis assis à une table ronde, avec un carafon de liqueur. Je repassai une seconde fois : il ne buvait pas, mais il sanglotait, la tête dans ses deux mains. C'était étrange et saisissant, je vous assure, cette douleur qui venait ainsi s'effondrer dans ce bouge, sûre d'y rester anonyme.

Je l'observai un moment à travers les vitres. Le cabaretier, debout, derrière son comptoir, l'observait aussi, stupéfait puis, il finit par s'éloigner pour disparaître par une porte du fond, doucement, avec des précautions, le laissant seul. La discrétion de ce brave homme me toucha. Je pensai que ces sanglots qui pouvaient enfin éclater marquaient la fin de la crise aiguë et je m'éloignai1.

FRANCE (ANATOLE)

Né à Paris en 1844.

Il y a des écrivains que leur rare diversité rend en quelque sorte inclassables: Anatole France est un de ceux-là. Poète, critique, conteur, chroniqueur, romancier, cet auteur, qui possède une grande érudition, a promené sa pensée, comme en se jouant, dans les domaines littéraires les plus dissemblables. Cependant c'est comme conteur psychologue qu'il nous paraît le plus remarquable, par un ensemble de

Principales œuvres à lire d'Edouard Rod: Etudes sur le XIXe siècle (1888): Le sens de la vie (1889); Les idées morales du temps présent (1892); La seconde vie de Michel Teissier (1892); Les Roches Blanches (1895); La-Haut (1897). Critiques à lire sur Ed. Rod: Anatole France, La Vie littéraire Jules Lemaître, Les Contemporains; René Doumic, Les Jeunes: Henry Bordeaux, Edouard Rod Albert Bonnard, Gazette de Lausanne du 28 avril 1897.

qualités rares la fantaisie charmante et ailée, la fraîcheur sentimentale, l'atticisme lumineux, la souplesse intellectuelle, toute la fleur du génie gréco-latin. Il y a du reste en lui deux esprits très différents : un humoriste tendre, délicat, d'une sensibilité charmeresse, et un ironiste subtil, ondoyant, à la façon du Renan des Drames philosophiques. On a reproché avec raison à son second moi le scepticisme raffiné qui l'a conduit, malgré sa capacité remarquable de pensée, au plus décevant pyrrhonisme. Comme styliste, il a une très grande qualité : la richesse dans la mesure.

La Bûche1.

Un vieux savant a envoyé le jour de Noël à une pauvre jeune femme des provisions et une grosse bûche avec du bois. Onze ans après, celle-ci, restée veuve, a fait un riche mariage; elle retrouve le vieux savant par hasard, et, pour reconnaître son bienfait, lui envoie un manuscrit précieux, dans une bûche de Noël.

Thérèse, vous n'entendez donc pas qu'on sonne depuis un quart d'heure à notre porte?

Thérèse ne me répond pas. Elle jase dans la loge du concierge. Cela est sûr. Est-ce ainsi que vous souhaitez la fête de votre vieux maître? Vous m'abandonnez pendant la veillée de la Saint-Sylvestre! Hélas! s'il me vient en ce jour des souhaits affectueux, ils sortiront de terre. Car tout ce qui m'aimait est depuis longtemps enseveli. Je ne sais trop ce que je fais en ce monde. On sonne encore. Je quitte mon feu lentement, le dos rond, et je vais ouvrir ma porte. Que vois-je sur le palier? Ce n'est pas l'Amour mouillé, et je ne suis pas le vieil Anacréon, mais c'est un joli petit garçon de dix ans. Il est seul; il lève la tête pour me voir. Ses joues rougissent, mais son petit nez éventé vous a un air fripon. Il a des plumes à son chapeau et une grande fraise de dentelles sur sa blouse. Le joli petit bonhomme! Il tient à deux bras un paquet aussi gros que lui et me demande si je suis M. Sylvestre Bonnard. Je lui dis qu'oui; il me remet le paquet, dit que c'est de la part de sa maman et s'enfuit dans l'escalier.

Je descends quelques marches, je me penche sur la rampe et je vois le petit chapeau tournoyer dans la spirale de l'escalier comme une plume au vent. Bonjour, mon petit garçon ! J'aurais été bien aise de lui parler. Mais que lui aurais-je demandé? Il n'est pas délicat de questionner les enfants. D'ailleurs le paquet m'instruira mieux que le messager. C'est un très gros paquet, mais pas très lourd. Je défais dans ma

1 Extrait du Crime de Sylvestre Bonnard, un roman d'une ironie tendre et délicate, à la fois très amusant et très touchant. Le narrateur ici est un vieux savant, membre de l'Institut, qui raconte certains épisodes de sa vie.

bibliothèque les faveurs et le papier qui l'entourent et je trouve....... Quoi? une bûche, une maîtresse bûche, une vraie bûche de Noël, mais si légère que je la crois creuse. Je découvre en effet qu'elle est composée de deux morceaux qui sont joints par des crochets et s'ouvrent sur charnières. Je tourne les crochets et me voilà inondé de violettes. Il en coule sur ma table, sur mes genoux, sur mon tapis. Il s'en glisse dans mon gilet, dans mes manches. J'en suis tout parfumé.

Thérèse! Thérèse ! apportez des vases pleins d'eau ! Voici des violettes qui nous viennent de je ne sais quel pays, ni de quelle main, mais ce doit être d'un pays parfumé et d'une main gracieuse. Vieille corneille, m'entendez-vous ?

J'ai mis les violettes sur ma table, qu'elles recouvrent tout entière de leur buisson parfumé. Il y a encore quelque chose dans la bûche, un livre, un manuscrit. C'est .. je ne puis le croire et ne puis en douter... C'est la Légende dorée, c'est le manuscrit du cher Alexandre. Voici la Purification de la Vierge et l'Enlèvement de Proserpine, voici la légende de Saint Droctorée. Je contemple cette relique parfumée de violettes. Je tourne les feuillets entre lesquels des petites fleurs sombres se sont glissées, et je trouve contre la légende de sainte Cécile, une carte portant ce nom : PRINCESSE TRÉPOF.

Princesse Trépof! vous qui riiez et pleuriez tour à tour si joliment sous ce beau ciel d'Agrigente, vous qu'un vieillard morose croyait être une petite folle, je suis certain aujourd'hui de votre belle et rare folie, et le bonhomme que vous comblez de joie ira vous baiser les mains en vous rendant ce précieux manuscrit dont la science et lui vous devront une exacte et somptueuse publication.

Thérèse entra en ce moment dans mon cabinet; elle était très agitée. Monsieur, me cria-t-elle, devinez qui je viens de voir à l'instant dans une voiture armoriée qui stationnait devant la porte de la maison. Madame Trépof, parbleu ! m'écriai-je.

Je ne connais pas cette madame Trépof, me répondit ma gouvernante. La femme que je viens de voir est mise comme une duchesse avec un petit garçon qui a des dentelles sur toutes les coutures. Et c'est cette petite madame Coccoz à qui vous avez envoyé une bûche quand elle accouchait il y a de cela onze ans. Je l'ai bien reconnue.

C'est, demandai-je vivement, c'est, dites-vous, Madame Coccoz? la veuve du marchand d'almanachs?

C'est elle, Monsieur; la portière était ouverte pendant que son petit garçon qui venait de je ne sais où entrait dans la voiture. Elle n'a guère changé. Pourquoi ces femmes-là vieilliraient-elles? Elles ne

se donnent point de souci. La Coccoz est seulement un peu plus grasse que par le passé. Une femme qu'on a reçue ici par charité, venir étaler ses velours et ses diamants dans une voiture armoriée! N'est-ce pas une honte ?

Thérèse, m'écriai-je d'une voix terrible, si vous me parlez de cette dame autrement qu'avec une profonde vénération, nous sommes brouillés ensemble. Apportez ici mes vases de Sèvres pour y mettre ces violettes qui donnent à la cité des livres une grâce qu'elle n'avait jamais eue.

Pendant que Thérèse cherchait en soupirant les vases de Sèvres, je contemplais ces belles violettes éparses, dont l'odeur répandait autour de moi comme le parfum d'une âme charmante, et je me demandais comment je n'avais pas reconnu madame Coccoz en la princesse Trépof. Mais c'avait été pour moi une vision bien rapide que celle de la jeune veuve me montrant jadis son petit enfant nu dans l'escalier. J'avais plus raison de m'accuser d'avoir passé auprès d'une âme gracieuse et belle sans l'avoir devinée.

- Bonnard, me disais-je, tu sais déchiffrer les vieux textes, mais tu ne sais pas lire dans le livre de la vie. Cette petite étourdie de madame Trépof à qui tu n'accordais qu'une âme d'oiseau, a dépensé par reconnaissance plus de zèle et d'esprit que tu n'en as jamais mis à obliger personne. Elle t'a payé largement la bûche des relevailles.

Thérèse, vous étiez une pie, vous devenez une tortue! Venez donner de l'eau à ces violettes de Parme!

Dernier regard sur la vie1.

Brolles! Ma maison est la dernière qu'on trouve dans la rue du village, en allant à la forêt. C'est une maison à pignon, dont le toit d'ardoise s'irise au soleil comme une gorge de pigeon. La girouette qui s'élève sur ce toit me vaut plus de considération dans le pays que tous mes travaux d'histoire et de philologie. Il n'y a pas un marmot qui ne connaisse la girouette de M. Bonnard. Elle est rouillée et grince aigrement au vent. Parfois elle refuse tout service, comme ma vieille servante Thérèse qui se laisse aider, en grognant, par une jeune paysanne. La maison n'est pas grande, mais j'y vis à l'aise. Ma chambre a deux fenêtres et reçoit le premier soleil. Au-dessus est la chambre des enfants. Jeanne et Henri y viennent deux fois l'an.

Le petit Sylvestre y avait son berceau. C'était un joli enfant, mais il

Extrait du même ouvrage. On remarquera ici, combien l'auteur sait être touchant, avec une histoire de quelques lignes.

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