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heur repose ici, sous ce petit toit. Chut! Ne faisons pas de bruit; il s'envolerait. Les mères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujours présente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinon qu'elle était jalouse des dieux, Némésis, hélas! dont le doigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chose banale et mystérieuse : l'accident. Les mères athéniennes !... J'aime à me figurer une d'elles endormant aux cris des cigales, sous le laurier, au pied de l'autel domestique, son nourrisson comme un petit dieu.

<< J'imagine qu'elle se nommait Lysilla, qu'elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d'humilier les autres femmes par l'éclat d'un faste oriental, elle ne songeait qu'à se faire pardonner sa joie et sa beauté.... Lysilla, Lysilla! avezvous donc passé sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante ? Etes-vous donc comme si vous n'aviez jamais été ? »>

La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.

Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme? Elle eut son temps comme nous avons eu le nôtre. Ainsi va la vie. Vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n'être plus?

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Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami.

Et ces paroles, elle les prononce d'un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher. Ce refus passerait dans l'histoire romaine pour un beau trait de la vie d'un Titus, d'un Vespasien ou d'un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà! A vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c'est, non pour veiller au salut de l'Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d'une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre. Elle y plonge; elle se tient d'une main au meuble, et, de l'autre, elle empoigne des brassières, des robes, qu'elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages. Son dos, couvert d'un fichu en pointe, est d'un ridicule attendrissant; sa petite tête, qu'elle tourne par moments vers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore. Je n'y puis tenir. J'oublie Némésis, je m'écrie: Voyez-là; elle est adorable dans son tiroir !

D'un geste à la fois mutin ou craintif, sa maman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès du tiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée :

Chère amie, si Suzanne est admirable par ce qu'elle sait, elle est non moins admirable par ce qu'elle ne sait pas. C'est dans ce qu'elle ignore qu'elle est pleine de poésie.

A ces mots, la maman de Suzanne tourna ses yeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est un signe de moquerie, puis elle s'écria:

La poésie de Suzanne! la poésie de votre fille! Mais elle ne se plaît qu'à la cuisine, votre fille! Je la trouvai l'autre jour radieuse au milieu des épluchures. Vous appelez cela de la poésie, vous?

Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu'il n'y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C'est pourquoi vous la trouvates perdue, l'autre jour, dans l'enchantement des feuilles de chou, des pelures d'oignon et des queues de crevettes. C'était un ravissement, madame. Je vous dis qu'elle transforme la nature avec une puissance angélique, et que tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche s'empreint pour elle de beauté.

Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s'approcha de la fenêtre. Sa mère l'y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l'acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d'un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.

Alors, dans le silence, dans l'auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu'il lui fut possible et, du bout de son doigt, qu'elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d'une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.

Et Suzanne parla à l'étoile!

Ce qu'elle disait n'était pas composé de mots. C'était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu'il faut enfin pour exprimer l'âme d'un bébé quand un astre s'y reflète.

Elle est drôle, cette petite, dit sa mère en l'embrassant1.

1 Principales œuvres à lire d'Anatole France: La Vie littéraire (critique); Le crime de Sylvestre Bonnard (1881); Le livre de mon ami (1885). Consulter sur Anatole France Georges Renard, Les princes de la jeune critique; M. Spronck, Les artistes littéraires; Jules Lemaître, Les Contemporains. Dans ce groupe de romanciers il faut signaler aussi Paul Margueritte, M. Barrès, René Bazin, écrivains d'un grand talent.

ÉLISÉE RECLUS

Né à Sainte-Foy-la-Grande en 1830.

L'admirable auteur de la Nouvelle géographie universelle n'est pas seulement un grand savant à l'esprit encyclopédique, le premier géographe de notre époque, c'est un littérateur remarquable et certainement le plus grand descripteur français. L'influence qu'il a exercée sur son pays est considérable; plus que tout autre écrivain, il lui a fait comprendre la nature et l'infinie variété du monde extérieur. Son œuvre colossale, où l'érudition la plus variée et la plus profonde s'allie au talent littéraire le plus complet, est un monument magnifique, l'un des chefs-d'œuvre de l'esprit français. Comme Renan, Elisée Reclus possède l'art de donner aux sujets les plus arides le charme des œuvres d'imagination; c'est un des meilleurs stylistes de ce siècle.

L'évolution de la terre 1.

Jamais la planète ne se trouve, à la fin de ses divers cycles dans une position identique à celle qu'elle occupait au commencement. L'attraction de la lune, les perturbations causées par le voisinage des planètes, modifient sans cesse la courbe décrite par l'axe terrestre sur l'espace étoilé et la compliquent d'une foule de spirales dont les diverses périodes ne coïncident pas avec la grande période du balancement de l'axe. Et l'axe lui-même est-il vraiment fixe, ainsi que l'avaient adinis provisoirement les astronomes? Les pôles ne cheminent-ils pas à la surface de la Terre comme des rides sur la nappe des eaux, et l'équateur ne se déroule-t-il pas à la manière des vagues? Sur la Terre comme dans les cieux, les ondulations successives forment un système continu de spirales entrelacées. « C'est l'infini qui se témoigne. »

Aux mouvements du globe indiqués déjà, à son tournoiement diurne, à sa révolution annuelle autour du soleil, au balancement rythmique de son axe, à la nutation ou balancement plus rapide que lui fait subir l'attraction de la lune, il faut encore ajouter l'énorme mouvement de translation qui l'entraîne de cieux en cieux à la remorque du soleil. Il y a peu d'années encore, ce mouvement était inconnu des astronomes, et cependant il s'opère avec une inconcevable

Extrait de La Terre, le plus bel ouvrage de géographie physique et de description pittoresque qui existe en français, à la fois chef-d'œuvre scientifique et remarquable ouvrage littéraire.

rapidité, plus que double de celle qui fait graviter la planète autour de son astre central. En une seconde de temps, la Terre se déplace de 71 kilomètres environ vers le point du ciel où se trouve la constellation d'Hercule; en une seule année, elle parcourt dans la même direction 2225 millions de kilomètres. Cette énorme distance, que la lumière ne saurait franchir en moins de 2 heures 5 minutes, fait-elle partie d'une ellipse décrite par tout le système planétaire autour d'un noyau d'attraction que l'astronome Maedler a cru découvrir dans Alcyone, au milieu des Pléiades? ou bien, comme l'admet Carus, cette portion d'orbite n'a-t-elle pour foyer, comme les courbes des étoiles multiples, qu'un centre de gravité commun à plusieurs astres, qu'un point mathématique changeant éternellement dans l'espace infini? On ne sait; mais cette translation de notre globule natal à travers les cieux insondables nous donne une idée de l'immense variété des mouvements qui font tournoyer les astres comme les molécules d'une trombe de poussière. Notre petite Terre elle-même est emportée d'espaces en espaces, sans jamais pouvoir fermer le cycle de ses révolutions. Depuis le jour où ses premières cellules se sont groupées, elle décrit dans les cieux la spirale indéfinie de ses ellipses, et jamais elle ne cessera de tourner et d'osciller ainsi, jusqu'au moment où elle n'existera plus sous forme de planète isolée. Car elle doit aussi finir: comme tous les autres corps de l'univers, elle naît et vit pour mourir à son tour. Son mouvement annuel de rotation se ralentirait, nous dit-on, de 22 secondes par siècle. Ce retard est peu de chose, semble-t-il, puisque d'Hipparque à Laplace, aucun astronome ne l'avait encore constaté; mais dans l'immensité des temps, il suffit pour faire passer l'astre de la vie à la mort. Il y a dix millions d'années, nous dit William Thomson, la vitesse du mouvement était double. Après une nouvelle série de millions et de millions d'années, elle sera deux, trois, quatre fois plus faible; à moins qu'une force cosmique agissant en sens inverse ne vienne à compenser la perte de vitesse causée par le frottement des marées contre le fond et les rivages de l'Océan, l'impulsion de la planète diminuera de siècle en siècle. Après des péripéties qu'il est encore impossible de prévoir, la terre finira par changer complètement d'allure et perdra son existence indépendante, soit pour s'unir avec d'autres corps planétaires, soit pour se diviser en fragments, ou peut-être même pour tomber sur le soleil comme un simple aérolithe. « Dans ses révolutions perpétuelles, la Terre, dit Carl Ritter, cherche peut-être le lieu de son éternel repos. »

Les glaciers océaniques 1.

Quelle que soit la variété des glaces de formation marine qui constituent les banquises, elles le cèdent singulièrement, par la hardiesse des formes et la grandeur, aux masses qui se sont détachées du Groenland, du Spitzberg et des autres terres du pôle boréal. Soit qu'elles s'écroulent dans les eaux relativement tièdes qui en rongeaient la base, soit qu'elles remontent soudain des profondeurs de l'eau glacée sous laquelle elles avaient continué de glisser, elles emplissent aussitôt la mer d'un dédale de montagnes flottantes. On comprend l'immense chaos que tous ces fragments doivent produire dans les étroites baies ou dans les bras de mer trop resserrés. C'est un de ces prodigieux entassements que l'intrépide Hayes a dû traverser dans le détroit de Smith, en faisant preuve d'une persévérance presque surhumaine.

Ces rochers d'apparence cristalline que charrie l'Océan sont la splendeur des parages arctiques. De dimensions souvent colossales, ils offrent parfois une architecture d'une régularité presque parfaite; mais ils prennent aussi les formes les plus variées et les plus bizarres ce sont de hautes tours, des colonnes accouplées, des groupes de sculpture, des statues se dressant au-dessus de la mer comme des dieux de marbre: Hayes compare au colosse de Rhodes un des blocs qu'il rencontra; un large fleuve coulait entre ses deux piliers. Dans les eaux relativement tièdes, comme celles du Spitzberg, que viennent réchauffer les courants tropicaux, la glace est incessamment rongée, et la partie de la masse flottante qui s'élève au-dessus de la surface marine prend d'ordinaire l'apparence d'une sorte de pilier portant un large chapiteau plus ou moins incliné et frangé de stalactites. L'assise du sommet est blanche et parfois revêtue de neige, tandis que les cannelures du pilier, dont la glace plus compacte est battue par le flot, ont la couleur de l'émeraude ou du saphir. Les soubassements des colonnes sont percés de grottes dans lesquelles l'eau s'engouffre avec un sourd murmure; parfois ils sont criblés de trous d'un petit diamètre d'où chaque flot s'élance en jets divergents. Les gerbes argentées jaillissent alternativement de chaque côté du pilier, suivant les balancements que lui imprime la mer. Dans les eaux très froides, comme celles de l'archipel arctique, des phénomènes contraires se produisent. Au lieu d'être rongés et fondus par les vagues, les blocs tombés des glaciers commencent d'abord par s'accroître graduellement, à cause de la basse

1 Extrait de La Terre.

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