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saurez, un jour, qu'il est également vrai de dire qu'on guérit de tout et qu'on ne se console de rien. J'avais été le confident de sa folie. Je fus celui des aventures qu'il mit par-dessus cette premiére, cette ineffaçable déception. Il ressentit, il inspira d'autres amours. Il goûta d'autres bonheurs. Il subit d'autres chagrins. Et pourtant, lorsque nous étions seuls et que nous en venions à ces confidences que j'appelle d'arrièrecœur, toujours la fiancée idéale de sa vingtième année réapparaissait à travers ses paroles. Que de fois il lui est arrivé de me dire: Je n'ai jamais cherché qu'elle à travers les autres et, comme elles n'étaient jamais tout-à-fait elle, depuis elle je n'ai jamais aimé vraiment..."

"Et elle?" demandai-je, “l'avait-elle aimé ?"

"Il ne le pensait pas," répondit-il, "du moins, elle ne le lui avait jamais dit... Maintenant, imaginez mon ami arrivé à l'âge où je suis, ou presque. Voyez-le, déjà tout grisonnant, lassé par la vie, et bien persuadé qu'il a enfin conquis le grand apaisement, et voilà que dans un séjour en province chez des parents, il se rencontre face-à-face avec une enfant de vingt ans, le portrait, l'exact, le saisissant portrait de celle qu'il a voulu épouser trente ans auparavant. Vous savez, une de ces ressemblances singulières qui vont de la couleur des yeux au timbre de la voix, du sourire à la pensée, du geste aux plus fines nuances du cœur... Ce n'est pas dans deux phrases en causant, c'est dans des pages et des pages qu'il faudrait étudier les étranges sentiments dont j'ai vu mon ami atteint : cette tendresse à la fois présente et rétrospective pour un être mort à travers un être vivant, cette demi-hallucination de l'âme qui ne sait où finissent les souvenirs et les rêves, où commence l'émotion réelle, cet emmêlement quotidien de ce qu'il y a de plus lointain au monde, le fantôme d'une fiancée perdue et de ce qu'il y a de plus vivant, de plus frais, de plus irrésistiblement naïf et spontané, une jeune fille. Elle va, elle vient, elle rit, elle chante, l'on se promène avec elle dans l'intimité d'une existence de château, et l'on voit une morte à côte d'elle !... Et maintenant, après quinze jours d'un abandon presqu'irréfléchi aux dangereuses délices de ce trouble intérieur, imaginez mon ami entrant par hasard, un matin, dans une des pièces les moins fréquentées du château: une galerie où se trouvait,

entre autres tableaux, un pastel peint d'après lui-même quand il avait vingt-cinq ans. Il s'approche de ce portrait distraitement. On avait fait du feu dans la pièce, en sorte qu'une légère buée s'était déposée sur le verre qui protégeait le pastel, et, sur ce verre, à même cette buée, le promeneur voit dessinée distinctement la trace de deux lèvres qui s'étaient posées là sur son portrait à la place des yeux, deux fines et délicates lèvres dont l'aspect lui fit battre le cœur. Il sort de la galerie et questionne un domestique. Il n'était entré là depuis le matin que la jeune fille dont il s'occupait..."

"Et alors?" interrogeai-je comme il s'arrêtait.

"Alors mon ami rentra dans la galerie et vint regarder de nouveau cette adorable trace de la plus innocente, de la plus passionnée des caresses. Une glace était tout auprès dans laquelle il pouvait se voir et comparer son visage d'aujourd'hui à son visage d'autrefois, ce qu'il avait été à ce qu'il était. Ce qui se passa en lui à cette minute, il ne me l'a jamais dit, je ne le lui ai jamais demandé..... Eut-il l'impression qu'il était trop coupable en inspirant une passion à une jeune fille qu'il ne pouvait épouser? Comprit-il qu'à travers l'homme vieillissant et célèbre, c'était le jeune homme qu'aimait cette enfant ? Se souvint-il avec trop d'amitié douloureuse de l'autre, de celle qui ne lui avait jamais donné ce baiser-là, quand il pouvait le lui rendre?... Je sais seulement qu'il est parti le matin même pour ne plus jamais revoir celle qu'il ne pouvait plus aimer avec la jeunesse, avec la candeur, avec l'âme de ses vingt ans, comme il avait aimé l'autre..."

VI.

... Quelques heures après cette conversation, j'étais de nouveau aux bureaux du Boulevard, assis dans le cabinet du sieur Pascal qui me disait :

-“Déjà ? avez-vous interviewé Pierre Fauchery?"

"Il n'a même pas voulu me recevoir"; répondis-je effrontément.

"Qu'est-ce que je vous avais dit!" ricana le directeur en haussant ses larges épaules. "Nous le repincerons à son prochain volume," et il ajouta en me regardant "d'ailleurs,

vous savez, mon petit Labarthe, tant que vous aurez cet air d'un bon petit jeune homme, qu'est ce que vous voulez faire dans presse ?"

la

Je m'inclinai sous la mauvaise humeur du patron. Qu'auraitil dit s'il avait su que je l'avais là dans ma poche, son interview, et là dans ma tête une anecdote de quoi griffoner la plus jolie chroniquette à clef ? Et il n'a eu ni l'interview, ni la chronique. Depuis, j'ai fait mon chemin dans cette presse où je devais échouer. J'ai perdu mon air bon jeune homme, et je gagne les cinquante mille francs par an, largement. Hé bien ! il n'y a pas d'article qui m'ait fait à publier le plaisir que j'ai eu à glisser dans mon tiroir, pour ne jamais les en tirer, les feuillets racontant ma visite à Nemours! Je pense souvent que je n'ai pas servi les Lettres comme je voulais, puisqu'à travers mon immense besogne je n'ai pas écrit un livre. Et pourtant, quand je me rapelle l'irrésistible mouvement de respect pour le talent qui m'a retenu devant une indiscrétion à commettre vis-à-vis d'un Maître aimé, je me dis: "Si tu n'as pas servi les Lettres, tu ne les a pas trahies." Et voilà pourquoi, maintenant que Fauchery n'est plus de ce monde, j'ai cru pouvoir raconter ma première "enquête." Il n'y en a pas dont je sois plus fier.

Pour copie conforme:

PAUL BOURGET.

LE CHANTEUR DE KYMÉ

IL allait par le sentier qui suit le rivage le long des collines. Son front était nu, coupé de rides profondes, et ceint d'un bandeau de laine rouge. Sur ses tempes les boucles blanches de ses cheveux flottaient au vent de la mer. Les flocons d'une barbe de neige se pressaient à son menton. Sa tunique et ses pieds nus avaient la couleur des chemins sur lesquels il errait depuis tant d'années. A son côté pendait une lyre grossière. On le nommait le Vieillard, on le nommait aussi le Chanteur. Il recevait encore un autre nom des enfants qu'il instruisait dans la poésie et dans la musique, et plusieurs l'appelaient l'Aveugle, parce que sur ses prunelles, que l'âge avait ternies, tombaient des paupières gonflées et rougies par la fumée des foyers où il avait coutume de s'asseoir pour chanter. Mais il ne vivait pas dans une nuit éternelle, et l'on disait qu'il voyait ce que les autres humains ne voient pas. Depuis trois àges d'hommes, il allait sans cesse par les villes. Et voici qu'après avoir chanté tout le jour chez un roi d'Egéa, il retournait à sa maison, dont il pouvait déjà voir le toit fumer au loin; car, ayant marché toute la nuit, sans s'arrêter, de peur d'être surpris par l'ardeur du jour, il découvrit dans la clarté de l'aurore, la blanche Kymé, sa patrie. Accompagné de son chien, appuyé sur son bâton recourbé, il s'avançait d'un pas lent, le corps droit, la tête haute, par un reste de vigueur et pour s'opposer à la pente du chemin, qui descendait dans une étroite vallée. Le soleil, en se levant sur les montagnes d'Asie, revêtait d'une lumière rose les nuages légers du ciel et les côtes des îles semées dans la mer. Le rivage étincelait. Mais les collines, couronnées de lentisques et de térébinthes, qui s'étendaient du côté de l'Orient, retenaient encore dans leur ombre la douce fraîcheur de la nuit.

Le Vieillard compta sur le sol en pente la longueur de douze fois douze lances et reconnut à sa gauche, entre les parois de deux roches jumelles, l'étroite entrée d'un bois sacré. Là, s'élevait au bord d'une source un autel de pierres non taillées.

Un laurier le recouvrait à demi de ses rameaux chargés de fleurs éclatantes. Sur l'aire foulée, devant l'autel, blanchissaient les os des victimes. Tout alentour, des offrandes étaient suspendues aux branches des oliviers. Et, plus avant, dans l'ombre horrible de la gorge, deux chênes antiques se dressaient, portant clouées à leur tronc des têtes décharnées de taureaux. Sachant que cet autel était consacré à Phæbos, le vieillard pénètra dans le bois et, tirant de sa ceinture où elle était retenue par l'anse, une petite coupe de terre, il se pencha sur le ruisseau qui, dans un lit d'ache et de cresson, par de longs détours, cherchait la prairie. Il remplit sa coupe d'eau fraiche, et, comme il était pieux, il en versa quelques gouttes devant l'autel, avant de boire. Il adorait les Dieux immortels qui ne connaissent ni la souffrance ni la mort, tandis que sur la terre se succèdent les générations misérables des hommes. Alors il fût saisi d'épouvante, et il redouta les flèches du fils de Léto. Accablé de maux et chargé d'ans, il aimait la lumière du jour et craignait de mourir. C'est pourquoi il eut une bonne pensée. Il inclina le trone flexible d'un ormeau et, le ramenant à lui, suspendit par l'anse la coupe d'argile à la cîme du jeune arbre qui, se redressant, porta vers le large ciel l'offrande du vieillard.

La blanche Kymé s'élevait, ceinte de murs, sur le rivage de la mer. Une chaussée montueuse, pavée de pierres plates, conduisait à la porte de la ville. Cette porte avait été construite dans des âges dont toute mémoire était perdue, et l'on disait que c'était un ouvrage des Dieux. On voyait, gravés dans la pierre du linteau, plusieurs signes que personne ne savait expliquer, mais qui étaient regardés comme des signes heureux. Non loin de cette porte s'étendait la place publique où reluisaient, sous les arbres, les bancs des anciens. C'est auprès de cette place, sur le côté opposé à la mer, que s'arrêta le vieillard. Là était sa maison. Etroite et basse, elle n'égalait pas en beauté la maison voisine où un devin illustre vivait avec ses enfants. L'entrée disparaissait à demi sous un tas de fumier qu'un porc fouillait de son groin. Ce tas était modique et

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