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demande à l'auteur même ce qu'il en pense; ou bien l'on décrit sa figure, ses habitudes, sa maison, son mobilier, le "grand public" prenant plus de plaisir à ces détails pittoresques qu'à une discussion abstraite ou serrée. On aime à compléter le portrait écrit par quelque reproduction photographique: nous avons vu tous nos grands hommes en déshabillé dans leur cabinet d'étude, nous savons s'ils portent des vareuses, des coins de feu ou des robes de chambre, si les livres qui garnissent les rayons de leur bibliothèque sont brochés ou reliés, s'ils apprécient les bibelots, les meubles de style et les objets d'art ou préfèrent le confort moderne, les fauteuils de Maple, les tentures de Liberty, les paravents anglais. Leurs "intérieurs" n'ont plus de secret pour personne : cela dispense de lire leurs œuvres; mais il peut être de bon goût de paraître les avoir lues. Rares sont ceux qui ont échappé à ce déballage: Taine, par exemple, fermait obstinément sa porte aux reporters; mais il était à-peu-près le seul.

Quant à la publicité, l'on en a fait une telle orgie, qu'elle commence à s'épuiser le public soupçonne enfin que dans certaines feuilles on peut à tant la ligne se faire proclamen grand homme. Les bons éditeurs refusent maintenant de dépenser de fortes sommes en "échos," qui, paraît-il ne "rendent" plus. Ils se contentent de simples annonces plus discrètes et plus vraisemblables; en fait d'articles, ils attendent ceux qui ne coûtent rien : ce sont les meilleurs.

Si l'influence de la critique est moins grande, il ne faudrait pas cependant la nier: elle existe encore, incontestablement, mais, là encore, il faut distinguer. La critique littéraire n'opère ni n'agit de la même façon que la critique dramatique. La première n'existe que dans les revues et dans un petit nombre de journaux ; de plus, l'abondance des publications nouvelles la limite extrèmement; elle ne daigne se prononcer que sur les livres importants, et abandonne les autres à leur destinée. La seconde, au contraire, est régulière, organisée et puissante; elle ne dédaigne aucun médiocre vaudeville, aucun drame vulgaire ; aucune œuvre imprimée n'échappe à sa juridiction. M. Sarcey, qui est le représentant le plus autorisé et le plus convaincu de cette critique, prétend volontiers qu'elle n'a sur le public qu'une action très-limitée : quand le public veut aller voir

une pièce, repète-t-il à chaque instant, il y va, quand bien même on l'assure qu'elle ne vaut rien; s'il n'en veut pas, on aura beau lui crier qu'elle est excellente, il n'ira pas. Les exemples abondent qui semblent lui donner raison. Peut-être, pourtant, ne sont-t-ils pas aussi probants qu'ils le paraissent. Oui, sans doute, le public n'écoute pas la critique quand elle lui dit qu'une pièce est bonne ou mauvaise, car c'est bien là le dernier de ses soucis; mais elle a un autre moyen de se faire entendre; elle dit: telle pièce a plu au public ou lui a déplu; le public a applaudí ou n'a pas applaudi; le public a bâillé ou s'est amusé. Et c'est cela qui "porte." En maniant cette arme avec adresse-sinon toujours avec une irréprochable bonne foi, la critique dramatique parvient à exercer sur le monde des théâtres une façon de dictature: auteurs, directeurs, acteurs et actrices le savent bien; et il y a dans la phalange des "soiristes" telle personalité qu'on ménage avec un soin inquiet. Les soirs de "premières," les amis de l'auteur, ou ceux des artistes, observent ses gestes et son humeur: est-ce qu'il a souri? est-ce qu'il applaudit? est-ce qu'il s'ennuie? Lui, cependant, conscient de son importance, conserve une attitude décevante. Il ne manifeste pas son article n'en est attendu qu'avec plus d'impatience, surtout si on le sait capable de méchanceté. Car-et c'est peut-être là ce qu'il y a de plus inquiétant dans le rôle actuel de la critique-la méchanceté fait sa force; on ne lui sait nul gré de sa bienveillance: on la goûte pour ses insinuations perfides; on apprécie ses "éreintements." Quelques-uns parmi les meilleurs, comme M. Jules Lemaitre, échappent à force de talent à cette obligation d'être méchants. Mais quand le talent manque, il faut bien le remplacer par quelque chose.

On sait qu'au dix-huitième siècle, les réputations littéraires se faisaient en partie au café. Ce fut encore le cas pendant la période romantique. Aujourd'hui, le café n'est plus qu'un simple rendez-vous d'affaires : on y vient un instant, à l'heure de l'absinthe on y serre au hasard quelques mains; on y parcourt les journaux du soir; on n'y cause plus, dans le sens aimable et spirituel du mot, qui suppose une complète liberté d'esprit. Seuls quelques cénacles de très-jeunes gens recourent encore à ce moyen de rencontre. Encore préfèrent-ils

les brasseries. Parmi celles-ci, quelques-unes auront droit à leur page d'histoire; tel, le Chat Noir, qui a lancé Rollinat, et plusieurs autres poètes et chansonnettistes de moindre intérêt, qui a créé un genre, presqu'un art, dont la verve de son fondateur, Rodolphe Salis, a fait pendant un temps un établissement unique.

Un autre facteur dont l'importance a diminué, ce sont les salons. Ils existent encore, sans doute, mais. à quelques exceptions près, ils n'ont plus de qualité intellectuelle. Dans un grand nombre de maisons l'on ne reçoit plus qu'avec un faste excessif, sans souci d'offrir aux invités le fin régal de la causerie on les réunit trop nombreux, on les entasse en masse dans les salons; et, pour les distraire à moins qu'on ne les condamne impitoyablement à l'ennui du théâtre de société on leur fait entendre les acteurs, les virtuoses et les divettes qu'ils ont l'occasion d'applaudir tous les soirs, s'ils le désirent, dans les diverses salles de spectacle. L'art de causer, cet art si français et d'une si jolie élégance, tend ainsi à disparaître. Quelques femmes d'esprit, pourtant, s'efforcent de le maintenir, et s'appliquent à réunir chez elles, en nombre restreint, des hommes distingués, auxquels leur hospitalité procure l'occasion rare de conversations qui peuvent devenir intéressantes. Il faut dire aussi qu'à mesure que les hommes lisent moins, les femmes lisent davantage, en sorte qu'elles contribuent pour une part croissante au succès des écrivains. Ceux-ci n'y perdent rien "Veux-tu apprendre parfaitement ce qui convient?" disait Goethe, Ne le demande qu'aux nobles femmes. . . . Au cours de ces dernières années, il s'est formé quelques milieux qui ont certainement contribué pour une part à maintenir dans les lettres le goût de la délicatesse. Je n'ai point caché qu'en pénétrant dans le monde, les hommes de lettres sont exposés à certains périls: celui du snobisme, dont plusieurs d'entre eux ont encouru le reproche, en est un. En revanche, ils y gagnent de subir inconsciemment des influences modératrices qu'on jugera plutôt bienfaisantes si l'on se rappelle la direction toute violente et toute vulgaire que la littérature avait prise au lendemain du succès du naturalisme. Le goût et la connaissance du monde, dont on a justement raillé les excès un peu ridicules, ont certainę

ment contribué pour une part au revirement qu'on a baptisé, peut-être trop pompeusement, la "réaction idéaliste."

A des degrès divers, les salons, les cafés, les brasseries, par cela seul qu'ils sont des centres de réunion où les mêmes personnes se rencontrent, favorisent la formation des coteries. Celles-ci sont des agrégats d'un caractère assez particulier : la communauté ou la parenté des idées n'en sont point le lien nécessaire, en sorte que souvent, des écrivains très-différents les uns aux autres, qui sembleraient plutôt destinés à s'entrecombattre qu'à s'entr'aider, font partie du "même bateau." Le hasard les y a groupés, et ils s'en sont accommodés. Du mieux qu'ils peuvent ils adoucissent leurs angles. Avec plus de bonne volonté que de conviction, ils se soutiennent les uns les autres. Leur alliance est un fait matériel que leur intelligence subit. Tels, des soldats de nationalités diverses qui se sont engagés sous le même drapeau : ils ne parlent pas la même langue, des haines de race subsistent au fond d'eux; pourtant il faut bien qu'ils marchent et combattent ensemble. Ces coteries sont une des plaies du moment: elles rendent impossibles, ou presque, la critique loyale des œuvres nouvelles ; elles imposent, quand elles sont assez puissantes pour y réussir, une espèce de tyrannie aux milieux qu'elles gouvernent; dès qu'elles sont fortes, elles abusent de leurs forces. Le seul contrepoids qui balance leur inquiétante autorité, c'est celui qu'elles se font réciproquement à elles-mêmes. Leur existence ne contredit en rien la théorie du "morcellement" que nous avons exposée plus haut: ce sont des morceaux faits de morceaux, et le fil qui les coud ensemble est souvent trop visible. Leur puissance est parfois très grande cinq ou six jeunes gens, résolus à faire abstraction de tout ce qui les sépare en réalité, pour proclamer à haute voix leur génie envers et contre tous, arrivent assez vite à l'imposer autour d'eux. Mais une fois le but atteint, la désagrégation

commence :

Chaque élément retourne où tout doit redescendre. Depuis quinze ans, combien de ces coteries n'a-t-on pas vu briller et s'évanouir ! EDOUARD ROD,

(à suivre.)

OTHELLO.

I.

Si l'on fait attention à la manière dont "Macbeth" montre l'origine de la tragédie de la vie humaine dans la brutalité et la méchanceté réunies, ou plus exactement dans la brutalité corrompue par le mal, il devient évident que la distance de "Macbeth" à "Othello " n'est pas grande. Mais dans l'étude de la tragédie humaine en son ensemble, c'est-à-dire dans l'étude du mal comme facteur universel, il n'y avait pas de sûreté de pensée ni de grand art en "Macbeth."

Un art bien autrement grand et sûr nous frappe en "Othello." Pour la conception vulgaire “Othello" est tout simplement une tragédie sur la jalousie, comme "Macbeth" tout simplement une tragédie sur l'ambition. Des lecteurs et des critiques très-naïfs s'imaginent dans leur innocence qu'à un certain moment de sa vie Shakespeare résolut d'étudier quelques passions intéressantes et dangereuses pour mettre en garde contre elles; il écrivit donc une œuvre sur l'ambition et ses dangers, et ensuite une autre sur la jalousie et tous les maux qu'elle produit. Mais on sait assez que les choses ne se passent pas ainsi dans la vie intérieure d'une âme productive. Un auteur dramatique n'écrit pas de devoirs.

Ce que Shakespeare essaie d'approfondir ici, ce n'est ni la jalousie ni la crédulité mais un objet unique: la tragédie humaine. Comment nait-elle, quelles sont ses causes, quelles sont ses lois ?

Il a été frappé par la puissance et la portée du mal. “Othello" est bien moins une étude sur la jalousie qu'une étude nouvelle et plus forte sur le mal dans la plénitude de son développement. Le cordon ombilical qui lie cette œuvre à celui qui l'a produit, ne conduit pas au héros de la pièce mais à lago,

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