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de cette manière, c'est la Visite de Noce, d'une philosophie si amère et si subtile, d'une logique si serrée et si vibrante, animée d'une vie factice peut-être, mais si intense!

La comédie-thèse, telle que l'avait conçue Dumas, exige d'amples développements, et a besoin de se répandre sur le vaste espace de la comédie en cinq actes. Mais il s'était fait dans l'heure du diner un changement qui avait forcé les théâtres de reculer l'heure où s'ouvre le spectacle; ajoutez que la capacité d'attention avait diminué dans une génération surmenée par l'excès du travail et par l'abus du plaisir. La comédie en cinq actes commençait à devenir trop longue. Dumas le sentit, et changea son fusil d'épaule.

Il inventa un nouveau moule ou plutôt il le retrouva dans les débris du passé, un passé qui n'était pas déjà si lointain, puisque son père en avait usé. Vous vous rappellez l'Antony d'Alexandre Dumas père. C'est un fait qui se précipite vertigineux, haletant, vers le coup de théâtre qui forme le point culminant de la pièce, et de là, reprenant sa course, tombe au dénouement. Point de digressions, point d'étude de caractères ni de mœurs, point de détails inutiles; on est trainé d'une haleine de l'exposition qui est rapide à la terrible phrase: Elle me résistait, je l'ai assassinée !

Il semblait qu'il n'y eût pas de forme qui fut moins compatible avec la façon dont Dumas fils avait jusque-là entendu et pratiqué la comédie. Mais Dumas était capable de renouvellements; personne n'a mieux su que lui le théâtre ; personne n'en a connu plus à fond le maniement et le doigté. Le jour où il l'a voulu, il a écrit dans ce genre une œuvre qui est une merveille de rapidité et d'émotions tout ensemble: Le Supplice d'une Femme.

Le Supplice d'une Femme n'est pas, certes, à comparer avec les grandes œuvres de Dumas, avec le Demi-Monde, le Fils Naturel, le Père Prodigue, par exemple. Le succès-un succès de larmes―en a peut-être été plus franc et plus éclatant. C'est que ce théâtre-là, qui est tout de sentiment, va au cœur de tous; c'est qu'en voyant cette femme, abimée de douleur, écrasée sous le joug d'un amant qui lui pèse, tendre à son mari la lettre accusatrice, tous les yeux se sont fondus en eau. Ah! si le troisième acte avait été aussi bon que les deux autres !

Si Dumas avait trouvé un dénouement imprévu et pathétique, quelque chose comme le dernier mot d'Antony!

Tel qu'il est, le Supplice d'une Femme est chez nous demeuré au répertoire, et je crois qu'avec quelques atténuations qu'exigent les mœurs dans les autres pays, il est également joué sur toutes les scènes d'Europe. Il inaugurait une nouvelle manière plus rapide, plus ramassée, et par cela même plus intense, à laquelle Dumas est depuis resté fidèle, en l'accomodant aux nécessités de la comédie thèse qu'il n'abandonna point.

Dans les pièces qu'il fit depuis, pour traiter, suivant son habitude, un point de morale féminine, il garda la coupe en trois actes, avec la prestesse d'allures qu'elle comporte, et n'en plaida qu'avec plus de force: or, voyez Denise, voyez Francillon, et en remontant en arrière, cette Princesse Georges dont les deux premiers actes sont peut-être ce qu'il a écrit de plus émouvant et de plus poignant. Dès la première scène, le cœur est pris comme dans un étau et l'on ne respire plus jusqu'à la fin du deuxième acte. Dumas, par malheur, n'est pas l'homme des beaux dénouements. Il s'est évertué dans ses préfaces et ses lettres à défendre celui de la Princesse Georges et celui du Supplice d'une Femme. Mais il y a gros à parier qu'un dénouement qui a besoin d'un avocat n'est pas un bon dénouement; la chose est de toute évidence. On ne songe à soutenir que les parties que l'on sent faibles.

Je n'aurais pas tout dit si je laissais sans la mentionner une des tentatives les plus curieuses que cet esprit novateur ait hasardées au théâtre. Vous n'ignorez pas que le mélodrame est durant ce dernier demi-siècle allé s'usant et s'effritant tous les jours. Les hommes très-habiles qui avaient recueilli la succession des Bouchardy, des Dumas père, et des Frédéric Soulié, et des Félicien Mallefille, d'Ennery, Dugué et leurs amis, avaient continué d'employer leurs procédés, qui s'étaient enfin éculés. Nous demandions, las de voir reparaitre toujours sur notre table le même mets nageant dans la même sauce, nous demandions autre chose. Quoi? nous ne savions pas. Mais autre chose.

Dumas nous apporta l'Etrangère. L'Etrangère, c'est un pur mélodrame, avec la femme fatale, la vierge du mal, vingt fois

millionnaire; avec la duchesse amoureuse d'un roturier qui est un être idéal, un prince charmant ; avec un Yankee sauveur, qui punit le traître et dénoue la situation d'un coup de pistolet qui permet aux amoureux de se marier ensemble. Tous les éléments de l'antique mélodrame y sont, mais combien relevés par des piments nouveaux! Un goût de réalisme dans l'étude de la vie, des théories scientifiques ou morales succédant à des cris de passion, les évènements se subordonnant ou paraissant se subordonner à une logique supérieure: telle est la loi morale qui émane de Dieu. Tout cela mêlé, remué, confondu, comme cette fameuse salade dont il a donné la recette dans Francillon, une salade composite et merveilleuse, qui ravive l'appétit des plus blasés et contente le goût des plus délicats.

Je crus que Dumas allait pousser plus avant dans la voie nouvelle où il venait de s'engager, et qu'il nous donnerait un type de mélodrame comme il nous en avait donné un de comédie-thèse. Mais le méchant succès de la Princesse de Bagdad, qui n'était qu'un mélodrame du même genre moins brillamment exécuté, le refroidit sans doute, et la formule du mélodrame de l'avenir est encore à trouver.

Nous avons fait, je crois, le tour de l'œuvre de Dumas, ne laissant guère de côté que les pièces qui n'ont aucune chance de plaire, par aucun côté, à un public étranger: la Femme de Claude, par exemple, qui est, à mon sens, une pièce manquée, et la Question d'Argent, une oeuvre remarquable mais triste où s'accuse plus que partout ailleurs l'impuissance de Dumas à créer des types. Le Mercadet de Balzac est un personnage vivant; le Jean Giraud de Dumas n'existe pas. J'en ai dit assez pour faire toucher du doigt le faible et le fort de ce répertoire. Je ne serai pas si hardi que de choisir dans le nombre de ces pièces celles que consacrera la postérité. Un Anglais, un Américain ou un Allemand y réussirait mieux que moi. Car il les voit de plus loin; c'est Racine qui a dit dans sa préface de Bajazet: "L'éloignement des pays répare la proximité des temps."

Un dernier mot : Dumas a écrit beaucoup de préfaces et d'apologues. Il faut les lire, parce qu'elles sont amusantes, parce qu'elles ont ce don du mouvement qui est la qualité première de l'auteur dramatique. Mais il faut s'en défier, si

l'on veut prendre une connaissance exacte et vraie de l'oeuvre

même.

Prétendez-vous donc, me disait un jour Dumas en badinant, prétendez-vous donc connaitre mes pièces mieux que moi-même ?

Naturellement, lui répondis-je sur le même ton. Votre métier, c'est de les faire; le mien, c'est de les comprendre et de les expliquer.

FRANCISQUE SARCEY.

CHRONIQUE LITTÉRAIRE.

JE suivrai ici, mois par mois, aussi diligemment qu'il me sera possible, le mouvement de la littérature française. Je ne promets pas de dire ici la vérité, n'ayant pas accoutumé de dire autre chose, ni de le faire en toute indépendance, n'ayant pas pris l'habitude d'agir autrement; mais je serai véritable ici,— comment dirai-je ?-avec un peu plus de précision que nulle part ailleurs. Je n'oublierai pas que je parle par-dessus la frontière de mon pays et que, par ce seul fait, je suis obligé à une plus stricte et plus littérale définition des choses. Ce qu'un Français pense exactement des Français, voilà ce qu'un Anglais, un Américain, un Allemand, un Russe, un Italien ou un Espagnol demande à une revue comme celle-ci en l'ouvrant ; manque de quoi elle serait d'une utilité contestable. Comme aussi, ce que j'espère bien qui sera fait de temps en temps, l'opinion sincère et originale d'un Anglais ou d'un Allemand sur nos ouvrages, ou d'un Français sur telle œuvre importante d'Angleterre ou d'Allemagne, aurait ici sa place naturelle et ne pourrait être que d'un grand intérêt. Sans sortir de mon département et ne parlant qu'en mon nom, je puis assurer que je me considèrerai toujours ici comme m'adressant plus spécialement à mes voisins qu'à mes compatriotes; et, comme un Français a dit que "l'étranger, c'est le commencement de la postérité," je me tiendrai comme parlant un peu à la postérité. C'est très-flatteur. Je me souviendrai surtout des devoirs qu'un pareil honneur comporte et entraîne avec lui.

Pour ce premier jour, il ne sera pas inutile sans doute de jeter un coup-d'œil d'ensemble sur l'état présent de la littérature française et sur les dernières manifestations qu'elle a données d'elle-même, principalement dans l'année qui vient de finir, Sį

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