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duise, et qui, sans grands mots, sans phrases, d'un trait, va remuer ce qu'il y a de meilleur en nous. Son dernier roman, le Vieux Marcheur, nous présente toutes ces qualités à un degré, sinon éminent, du moins très-appréciable, dans un courant d'ironie légère qui est un charme de plus. Nous ne redoutons pour M. Lavedan que les tentations de facilité et un goût exagéré qu'il a peut-être pour écrire presque tous les jours. Nulla dies sine linea doit être la devise du critique, du journaliste, du chef de bureau, et, ce qui est encore vrai, quoique plus imprévu, du poète, à la condition que ce soit pour lui un exercice et qu'il ne donne pas au public tout ce qu'il écrit ; mais ce ne doit pas être la devise ni du romancier, ni du poète dramatique, ni-et peut-être encore moins du nouvelliste.

Quoique M. Anatole France n'ait donné cette année qu'un recueil de nouvelles, le Puits de Saint-Clair, on serait étonné de ne pas trouver dans cette rapide revue le plus grand nom peutêtre, à coup sûr l'un des plus grands noms de la littérature française actuelle. D'autant plus que l'époque n'est pas éloignée qui a vu une transformation du talent de M. France. Après s'être peut-être un peu attardé à des écrits, très-fins du reste, où il se montrait quelque chose comme un hagiographe impertinent ou comme un humoriste paradoxal, toujours dans le plus beau style vraiment français qui se soit parlé chez nous depuis Renan, il a voulu aborder, lui aussi, la peinture de ses contemporains et il a fait cette œuvre de transition, très-intéressante du reste, qui s'appelle le Lys rouge. Si je l'appelle "œuvre de transition," c'est qu'on y trouvait l'ancien Anatole France avec les saillies fantasques de son humeur et sa philosophie pleine d'imagination, et un nouvel Anatole France, peintre des passions fortes et des grandes douleurs du cœur. Et c'est à cette seconde partie, naturellement, que le regard des curieux était particulièrement attiré. Leur attente et leur espoir n'ont pas été déçus, et l'on peut compter que M. France sera quand il le voudra un romancier de mœurs, sinon parmi les plus grands, du moins parmi les plus curieux, les plus minutieux et les plus subtils. Qui sait même, encore que j'en connaisse qui se permettent de n'en être pas sûrs, si le don de faire couler les larmes ne lui viendra pas encore par surcroit? Mais, en ce cas, il les aurait tous.

Il faut encore au groupe des réalistes ajouter un nom nouveau qui a des chances de devenir illustre. C'est celui de M. Edouard Estaunié. M. Estaunié n'était connu jusqu'à présent que par son roman: Bonne-Dame, ou plutôt il ne l'était pas; car cette délicieuse histoire simple qui a nom BonneDame avait, bien à tort, passé inaperçue. Il vient de nous donner l'Empreinte, roman de mœurs cléricales, qui est d'un relief et d'une saillie tout-à-fait rares. L'historien lui-même, qui voudra savoir pourquoi et comment la Société de Jésus a, depuis près de trois siècles, une telle influence sur l'enfance et la jeunesse françaises, devra connaître ce livre, cette étude sérieuse, attentive et scrupuleuse, qui n'est nullement un pamphlet et qui témoigne et d'une information singulièrement précise et d'une précieuse finesse de vue.

Tels sont nos réalistes. A côté d'eux, même en prose, nous avons nos poètes, ou nos idéalistes, ou nos sentimentaux, qui se piquent moins de serrer de près la réalité, surtout la réalité douloureuse, et qui font encore ce qu'on a appelé spirituellement (le mot est, je crois, de M. Prévost) des romans romanesques. C'est ainsi que M. Edouard Rod, qu'on pourrait définir un romancier moraliste à tendances idéalistes, nous a donné les Roches blanches, histoire d'amour chaste et de sacrifice mélancolique. Et le charme est grand de ce récit doux et pur. Mais voyez comme nous sommes encore tout pénétrés de réalisme. De cette œuvre distinguée, ce qu'on a le plus loué, unanimement, ce n'a pas été la triste et pudique histoire d'amour, ç'a été la peinture de la petite ville helvétique avec ses bourgeois obtus et leurs conversations vulgaires. On a loué dans les Roches blanches ce qu'elles contenaient de Madame Bovary. Et cela en effet était excellent, mais le reste avait son mérite.

Je citerai aussi un nom qui n'a pas encore, je crois, passé les frontières, et qui doit les franchir au plus vite. M. René Bazin a un mérite extrèmement rare à notre époque : la délicatesse. Ses récits ont une grâce et une fraîcheur naturelles. Son roman de cette année, Humble Amour, est un très-aimable poème de tendresse et de mélancolie douce.

Cette année, ou depuis deux ans, deux de nos romanciers sont devenus des voyageurs à "impressions" et à descriptions

ou plutôt l'un est devenu tel, et l'autre est devenu, plus exclusivement qu'il ne l'était, voyageur descriptif. Je parle de M. Bourget et de M. Pierre Loti. L'Outre-Mer de M. Bourget est un grand livre, d'une information qui nous a paru exacte et qui en tout cas est parfaitement consciencieuse, d'une couleur pittoresque, d'une très-grande variété, et d'une hauteur de vues qui n'est pas très-accoutumée chez les écrivains touristes. M. Bourgetnous est revenu passionné pour la civilisation américaine et trèsdisposé à nous la donner pour un modèle à suivre aussi exactement qu'il nous sera possible. On peut différer d'avis avec M. Paul Bourget sur les conclusions politiques et sociologiques de son bel ouvrage; mais il n'y a eu qu'une voix pour dire que ce livre était l'étude la plus complète que nous ayons eue en France depuis un demi-siècle sur "la grande RépubliqueSœur." M. Bourget-il l'avait prouvé déjà par ses impressions d'Angleterre et d'Italie est un homme qui sait se promener. C'est un don assez rare chez les Français et, du reste, chez tous les hommes.

On sait assez que M. Loti, lui aussi, est un promeneur de génie. Nul n'a jamais eu une vision plus forte et plus colorée des choses matérielles. Nul n'a jamais eu un style plus personnel, ce qui veut dire que nul n'a jamais eu plus d'originalité dans le caractère et dans le tempèrament. Ce merveilleux artiste, lui aussi, vient de changer quelque chose à sa manière. Autrefois ses impressions de voyage étaient toujours comme le cadre d'un petit roman sensuel, au moins d'une aventure amoureuse, où la personne de l'auteur et son âme orientale, éternellement voluptueuse et éternellement mélancolique, tenaient une grande place. Dans ses trois derniers volumes : Le Désert, Jérusalem, la Galilée, plus de roman, plus d'aventure, et plus de sensualité. La chose vue est maintenant, non seulement le fond, mais le tout de l'œuvre. Et c'est pour cela que le grand public a accueilli peut-être ces derniers écrits avec un peu moins de faveur. Nous aurons la franchise de dire qu'il a eu tort et que jamais l'étonnant talent descriptif de Pierre Loti, et, pour mieux dire, son don étonnant de voir et de sentir la nature, n'a éclaté avec une force plus magistrale et plus souveraine. Si M. Loti s'était affranchi complètement du souci de se montrer penseur, ce qu'il n'est à aucun degré, s'il

s'était absolument borné à son rôle d'artiste (ce que, du reste, il a presque fait) ce triptyque en trois volumes serait l'œuvre maîtresse de notre grand peintre, et, tels qu'ils sont, ces trois volumes sont dignes de la plus grande admiration. Même après Châteaubriand, même après Lamartine, ce voyage en Orient donne une des plus fortes et des plus profondes sensations qu'on puisse éprouver.

La philosophie, la science morale proprement dite et la critique n'ont pas cessé de produire, en ces derniers temps, des œuvres fort remarquables. Il faut pour ce qui est de la critique, citer l'étude sur Renan de M. Séailles, l'étude sur Lacordaire de M. d'Haussonville, l'étude sur La Rochefoucauld de M. J. Bourdeau, l'étude sur Royer-Collard de M. Spuller, l'étude sur Rabelais de M. Gebhart. Il n'y a aucune de ces monographies qui ne soit à la fois un travail d'érudition sûre et une œuvre d'art. La critique n'a jamais en France été plus brillante qu'elle ne l'est aujourd'hui. Il y a même lieu de le regretter à un certain point de vue. On se demande si tant de talents ne seraient pas mieux occupés à des œuvres de création qu'à des œuvres de discussion. Cependant il est si rare qu'un bon créateur soit un bon critique et qu'un bon critique devienne capable de créer (et c'est à peine si l'on compte à cette règle jusqu'à deux exceptions, qui sont M. Jules Lemaitre et M. Anatole France) que peut-être suffit-il de se féliciter de l'état des choses tel qu'il est, sans rêver de le voir autre.

La philosophie, en France, devient presque exclusivement sociologique. La spéculation politique a toujours été du reste, depuis Bodin jusqu'à la dernière heure, le plaisir intellectuel le plus cher aux Français, et, de nos jours, les fréquents changements de constitution et de régime n'ont fait que raviver ce goût national. Nous avons eu, cette année, une réédition trèsfortement remaniée du très-beau livre de M. Gabriel Tarde : Les Lois de l'Imitation. On connait déjà en France et à l'étranger, et peut-être plus encore à l'étranger qu'en France, cette œuvre si originale et si profonde qui a renouvelé toute une province de la Sociologie, et donné à la science sociale elle-même un point de vue tout nouveau.

On a remarqué aussi le livre curieux de M. Izoulet: La Cité moderne. Très-aventureux dans ses déductions et dans ses

conclusions, se contentant trop souvent d'intuitions, ou se laissant aller trop complaisamment à des analogies arbitraires, œuvre d'un poète beaucoup plus que d'un observateur, et beaucoup plus encore que d'un dialecticien, ce livre n'en est pas moins très-intéressant parce qu'il est vivant jusqu'à en être fougueux, alerte jusqu'à en être agité, parce qu'il remue un peu fébrilement, mais avec force, toutes les questions possibles, et que, pour toutes ces raisons, il fait penser et réfléchir.

A ce livre s'oppose très-symétriquement celui de M. Henry Michel: l'Idée de l'Etat, qui vient de paraître. Car si les tendances de la Cité moderne sont assez nettement jacobines, les conclusions de l'Idée de l'Etat sont très-franchement ultralibérales. L'Idée de l'Etat, œuvre d'un esprit très-juste, très-fin et assez vigoureux, nous renseigne très-exactement sur l'histoire de toutes les grandes idées politiques qui se sont succédé en France depuis 1789. Les différentes écoles y sont caractérisées avec une très-grande netteté, et l'auteur, bon psychologue, a su voir non-seulement les théories que ces diverses écoles ont lancées dans le monde, mais encore, de chaque école considérée comme un groupe humain, la secrète tendance, le pli intime, le fond psychique et moral. C'est ce qui fait de ce livre et un livre d'histoire et un livre de philosophie et un livre de politique. Il est destiné à un grand succès, et quand il ne sera plus un ouvrage de doctrine et d'affirmation, il restera encore un recueil très-précieux et à-peu-près indispensable des différentes façons, successives ou simultanées, que les Français ont eues, au XIXe siècle, de comprendre la politique générale. Nous n'aurons, pour finir, qu'à dire un mot de la poésie française à l'heure actuelle. C'est ici que s'est réfugié l'idéalisme, qui, quoi qu'on ait dit de la réaction générale contre le réalisme, tient encore si peu de place dans notre littérature contemporaine. Nos jeunes poètes s'efforcent de se tenir aussi loin que possible de toute vulgarité, de cultiver en eux la pure fleur du rêve et de n'avoir presque aucun contact avec le réel. Ici la réaction est véritable et entre un poète de 1865, un "Parnassien," comme on disait alors, et un poète de 1895, il y a une plus grand distance qu'entre un classique de 1810 et un romantique de 1830. La vie intérieure seulement, et comme la respiration de l'âme, pour matière de leurs œuvres ; les choses extérieures tenues

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