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tique. Il faut prendre garde aussi que, si Amants et Viveurs sont des peintures vraies, ces peintures ne reproduisent toutefois que des coins assez spéciaux de la société parisienne, et que, au surplus, une sociéte se caractérise surtout par ses exceptions (j'entends par celles qui lui sont propres), car ce sont les exceptions qui sautent aux yeux.

Et enfin nous avons eu, dans ce même trimestre, deux tragédies, et austères, et toutes pénétrées des plus grands et des plus nobles sentiments-et en vers!

La première, Messire Duguesclin, est de M. Paul Déroulède.

J'ai pu, d'ailleurs très-affectueusement, railler M. Paul Déroulède chez nous. Je me garderais de le faire ici. Son cas est touchant, et fort honorable.

Il a évidemment une âme excellente, et c'est cette excellence presque toute seule qui l'a fait poète. En 1871, il écrivit les Chants du Soldat, dont plusieurs sont de merveilleuses petites chansons patriotiques et guerrières, d'une forme énergique et simple, d'un rythme entraînant de régiment en marche. Ce fut son beau moment. Il se trouvait alors en pleine communion publique avec la France populaire et bourgeoise. Depuis, l'accord s'est rompu en apparence; mais ce n'est pas M. Déroulède qui a changé, c'est le pays, ou, plus exactement, la partie qu'on en voit. La France, qui avait d'abord pris son devoir très au sérieux, glissait peu-à-peu à des dis tractions naturalisme, pornographie, expositions universelles, jeux stériles et abominables de la politique, spéculations financières, etc. Le poète des Chants du Soldat demeurait, lui, fidèle à son rêve. Voilà pourquoi, dans un monde de résignés et d'indifférents, de cyniques et de voraces, il semble aujourd'hui singulier. Les grands gestes qu'il continue de faire étonnent. Il a l'air désorienté d'un héros sans emploi, je le dis sans aucune ironie. Et ce n'est pas lui que je plains. Il a montré, en plus d'une circonstance publique, une incontestable bravoure. Je le juge, pour ma part, digne d'estime et de respect. Et je suis sûr que l'âme du peuple, tout au moins, continue d'être avec lui.

Malheureusement, cela ne fait pas que son drame soit très bon en tant que drame. Il est quasi-amorphe; ce n'est guère

qu'une série de délibérations et de départs pour la bataille, de dissertations sur tel ou tel moment de l'histoire de France et de discours patriotiques (d'abord au château de Pontorson chez Duguesclin, puis devant Paris assiégé, puis la veille de la bataille de Cocherel). Le tout traversé d'une banale intrigue d'amour entre la sœur de Duguesclin et un méchant chevalier qui est démasqué et puni au dénouement. Bertrand Duguesclin est assez faiblement caractérisé: il s'appellerait presque aussi bien Bayard, Hoche, ou même Jeanne d'Arc.

Parmi tout cela, de beaux morceaux; beaux, surtout, par le sentiment. Le plus intéressant serait de noter dans ce drame les répercussions, sur le noble esprit de M. Déroulède, des évènements de ces vingt-cinq dernières années: la guerre, la Commune, l'aventure boulangiste, le récent mouvement de vague socialisme évangélique, etc... On aurait ainsi, par un détour, toute l'histoire morale d'un très-brave homme, ingénu, grand par le cœur.

Voilà donc une tragédie vertueuse. Le Fils de l'Arétin, de M. de Bornier, en est une autre. Messire Du Guesclin secouait notre mollesse et notre indifférence: le Fils de l'Arétin nous fait honte de notre indulgence pour la littérature immorale; il nous rappelle qu'un mauvais livre n'est point un divertissement sans conséquence, mais une mauvaise action qui dure et qui se propage. Si nous avons nos plaies, nous ne les ignorons point'; nous avons nos avertisseurs et nos médecins.

Supposez qu'un écrivain scélérat ait été le corrupteur de son fils, non-seulement par les germes de vice qu'il lui a transmis, mais encore et surtout par la contagion de son affreuse pensée écrite; qu'un jour ce père, s'étant converti au bien, voie son fils, son péché vivant, surgir devant lui, plus hideux encore qu'il ne l'avait pu prévoir; et qu'il n'ait d'autre moyen, pour empêcher quelque épouvantable crime, que de retrancher du monde ce produit et ce représentant monstrueux et fidèle de son âme et de sa pensée de jadis: vous aurez un bien beau cas, et terrible, et largement significatif, de responsabilité paternelle, littéraire et humaine, du châtiment du mal par les suites logiques du mal et tel est, en effet, le Fils de l'Arétin.

La pièce de M. de Bornier se déroule moins à la façon d'une

tragédie que d'une "moralité tragique," d'un conte, presque d'un "mystère." Les scènes essentielles y sont amenées par des moyens d'une simplicité candide; les personnages s'y mouvent et s'y retournent tout d'une pièce. Cette ingénuité hardie de composition supprime les transitions et les difficultés, et nous prive de certaines délicatesses; mais, finalement, cela a grand air dans son honnête gaucherie.

Voici, s'étalant avec insolence dans sa cour d'artistes, de grands seigneurs et d'"arétines," l'illustre insulteur, pornographe et maître-chanteur, Pierre d'Arezzo. Le dessein de M. de Bornier exigeait la conversion de ce légendaire coquin. A la vérité cela ne traîne pas. La conversion s'opère "en deux temps." D'abord le chevalier Bayard sort de la muraille, dit son fait au drôle, et en profite pour flétrir une part de notre littérature des vingt dernières années. L'Arétin écume d'une rage impuissante; mais le coup salutaire est porté : il a, pour la première fois peut-être, entendu clairement ce que pense de lui la Consience humaine. Puis une dame excellente, Angéla, qu'il a aimée jadis, vient le voir.

Elle a recueilli et élevé un des bâtards de l'Arétin, le petit Orfinio. Elle le lui présente. Instantanément l'Arétin reconnait, dans les yeux clairs et durs de l'enfant, la méchante àme dont il lui a fait cadeau. Il murmure avec effroi: "Oh! comme il me ressemble !" C'est fait, l'Arétin est converti.

Quinze ans après, nous le retrouvons, vertueux, même un peu bénisseur, qui vit auprès de l'angélique Angéla, avec Orfinio et une petite parente d'Angéla, du nom de Stellina. Orfinio est inquiet et mélancolique. Il imite les discours de Hernani et de Didier. Nous pressentons en lui l'éclosion proche de l'âme ancienne de son père.

Un incident très-simple détermine cette éclosion. Le hasard, ou le destin, fait tomber entre ses mains le plus infâme des livres de son père. L'effet de cette lecture ne se fait pas attendre en même temps qu'une luxure subite se déchaîne dans son sang, Orfinio se met à professer et à pratiquer la philosophie éperdûment simpliste du marquis de Sade. 11 commence par assaillir, coup sur coup, Angela et Stellina avec une brutalité d'homme des bois; et à l'acte suivant, nous le

voyons tout prêt à livrer Venise aux Turcs pour trois cent mille écus d'or.

Son père lui barre le chemin: "Tu ne passeras pas!" Alors Orfinio: "Je passerai, à moins que tu ne me tues. Or tu ne me tueras pas; car tu n'es pas Brutus, tu es l'Arétin ! Et c'est toi qui m'as fait ce que je suis. Et pourtant, cela me ferait une espèce de plaisir d'être tué par toi... Allons, essaye, vieux, lâche !... Tue-moi! mais, tue-moi donc !"

Et le père tue le fils, puis sanglote. Mais Orfinio, au moment d'expirer (tant la mort est une rapide révélation!): "Père, murmure-t-il, tu m'as sauvé!"

Tel est le "schéma" de cette tragique "moralité." Le développement en est beau à force de sincérité. La plus haute probité d'âme, le plus fervent enthousiasme du bien emplit l'œuvre et la soulève-ou la soutient. Et si le style est, quel

quefois, plus probe qu'éclatant, il me semble bien que tous les vers "nécessaires," ceux qu'il fallait faire, ceux où devaient se ramasser les sentiments importants des personnages ou la signification de leurs attitudes respectives, M. de Bornier a eu le bonheur de les rencontrer-peut-être parce qu'il le méritait.

JULES LEMAITRE.

REVUE DU MOIS.

Nous vivons dans un temps où les raffinés ont fort de quoi s'égayer. M. Paul Deschanel, qui prend un si vif plaisir à voir un ministère radical infliger, à chacun des votes de confiance qu'il demande à la Chambre, un démenti à son passé et à son Credo, ne doit pas suivre d'un œil moins amusé le spectacle paradoxal que lui offre l'échiquier international. S'il est plaisant au premier chef et digne de l'hilarité des dieux de contempler M. Bourgeois défendant les fonds secrets ou combattant la révision, M. Berthelot plaidant le maintien de l'ambassade de la République au Vatican, et nos anticléricaux intransigeants d'hier assistant avec un décorum édifiant à la messe de l'Elysée après la cérémonie de la remise de la barrette aux cardinaux, il n'est pas moins réjouissant de suivre la furieuse campagne menée par la presse anglaise contre l'intégrité de l'empire ottoman et d'enregistrer les coups portés à ce principe fondamental de la politique des Palmerston et des Beaconsfield par le maître absolu du parti conservateur, le roi sans couronne de la Grande Bretagne, Lord Salisbury.

Au premier moment, l'on est tenté de hocher la tête avec nos aimables sceptiques et de s'écrier tout simplement à la vue de ces capricieuses arabesques de l'histoire: Totus mundus stultus est ! quitte à ajouter mélancoliquement un peu plus tard : et nos cum illo. Eh bien! un jugement aussi sommaire serait absolument hors de propos. A supposer même que notre dixneuvième siècle finissant mérite de tous points l'assimilation banale avec le déclin du siècle précédent, et que notre pauvre République athénienne reproduise fidèlement les traits les moins avantageux du Directoire, comparaison n'est pas raison, et il resterait encore à chercher les causes profondes et lointaines

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