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dans le Rheingold, ou qui comptaient combien de fois tel ou tel mot avait été employé dans les Nibelungen et découvraient un sens symbolique à cette arithmétique puérile. On trouvait un côté touchant à ces adorations pédantesques et naïves ; les plus sceptiques souriaient en silence, et tous, par une complicité secrète et involontaire, pensaient ce que Liszt disait à une jeune Russe curieuse et candide, qui lui demandait s'il admirait tout dans les Nibelungen: "N'interrogez pas, nous sommes ici pour admirer."

II.

Oui, ce fut vraiment une vie inimitable que celle qu'on mena à Bayreuth au mois d'août 1876, dans cette petite ville franconienne qui n'était connue que par le souvenir de la spirituelle margrave, sœur de Frédéric II, et par la naissance de l'humoriste Jean-Paul. Elle ne manquait pas d'originalité ni de charme. Ses deux ou trois rues principales, bordées de vastes maisons d'une assez belle architecture des XVI, XVII et XVIII siècles, son théâtre en style rococo que Wagner avait d'abord songé à transformer pour son usage, sa Résidence margraviale abandonnée au milieu d'un parc Louis XIV dont la mousse et les herbes folles avaient envahi les allées, étaient entourées de maisons de paysans et d'ouvriers, de jardins et de champs. On aurait dit un morceau de grande ville planté au milieu d'un village. La campagne environnante, sans être très pittoresque, est agréablement ondulée; les collines sont couvertes de belles forêts de sapins, et l'on avait à peu de distance, comme buts de promenade, dans deux gracieux vallons, les châteaux de la Fantaisie et de l'Ermitage.

Ce milieu, à la fois rural et rococo, semblait bien peu fait pour servir de cadre à des solennités artistiques qui devaient à la fois rappeler les fêtes dramatiques de la Grèce, doter l'Allemagne d'un théâtre national et créer un modèle nouveau de scène musicale. Pourtant, Wagner avait eu des raisons sérieuses de le choisir, raisons pratiques et raisons sentimentales ou philosophiques. A Bayreuth on était sur un terrain vierge et libre, on n'avait à lutter ni contre des traditions. établies, ni contre les intérêts et les jalousies qu'on aurait trouvés dans toutes les grandes villes. On était sûr d'avoir

affaire à un public où les indifférents, les simples curieux, les adversaires seraient en infime minorité, à un public dont les sympathies étaient assurées d'avance et qu'aucune distraction extérieure n'arracherait au recueillement quasi religieux que Wagner attendait de ses premiers auditeurs. Bayreuth était en Bavière c'était un devoir vis-à-vis du roi Louis, le protecteur et l'ami des jours difficiles, le seul prince qui eut apporté à l'oeuvre un concours pécuniaire. Mais les habitants de Bayreuth n'oubliaient pas qu'ils avaient appartenu jadis à la maison de Hohenzollern; ils étaient dévoués aux idées unitaires, et le nouveau théâtre devait être allemand, et non particulariste bavarois. Bayreuth, enfin,était un point central entre le nord et le midi de l'Allemagne, situé dans un de ces pays de marche où les Allemands ont lutté contre les Slaves, et où l'influence française n'a pu pénétrer, entre Nuremberg, la ville des Maitres chanteurs, et la Wartbourg, le château où Tannhäuser disputa le prix de poésie et où Luther donna le premier une voix à l'âme germanique moderne.

Bayreuth avait compris à merveille le prix de l'élection dont elle avait été honorée. Toutes les maisons s'étaient ouvertes

pour recevoir les deux ou trois mille inconnus qui leur arrivaient de tous les bouts de l'horizon. D'habiles et dévoués organisateurs, MM. Feustel et Heckel, avaient assuré à tous des gites simples, propres, confortables... et économiques. Rien d'aimable comme ces modestes intérieurs de petits bourgeois, qui tous sentaient l'orgueil de collaborer à la grande œuvre; presque tous sont restés les amis de leurs hôtes d'un mois ou d'une semaine.

La singulière et charmante vie ! On se sentait vraiment hors du monde et hors des temps! Etait-on en Allemagne ou dans quelque château féérique d'une Belle au bois dormant, réveillée par enchantement de son sommeil séculaire? Etait-on en 1876 ou dans je ne sais quelle époque fabuleuse, comme celle où Vénus retenait Tannhäuser dans sa montagne, ou bien encore dans cette antiquité hellénique où la vie politique et toutes les querelles locales étaient suspendues pour qu'on pût assister à une fête religieuse, à une lutte d'athlètes, à une représentation dramatique? Tous ces hôtes de Bayreuth, si divers de types et de langage, et qui vivaient tous de la même vie, qui semblaient

tous se connaître et s'aimer, qui pensaient, sentaient ensemble, qui,sans s'être jamais vus auparavant,causaient ensemble comme de vieux amis, étaient-il des Allemands, des Français, des Anglais, des Américains, des Russes, des Italiens, ou bien appartenaient-ils à une race nouvelle, inconnue des ethnographes et des explorateurs, la race polyglotte des Wagnériens? On oubliait presque qu'il existait quelque part des gouvernements, des armées, des parlements, des luttes nationales, politiques ou sociales, qu'à ce moment même la presqu'ile des Balkans était en feu et qu'une révolution de palais éclatait à Constantinople. On vivait dans le royaume idéal et pacifique de l'art, en l'an 1 de l'ère musicale nouvelle, avec Wagner pour souverain. Cela est si vrai qu'au grand banquet officiel qui fut donné le 18 août à Wagner, et auquel aucun Français n'avait cru pourvoir assister, par crainte des manifestations politiques qui pourraient s'y produire, on oublia complètement de porter le toast traditionnel au roi de Bavière et à l'empereur d'Allemagne, et on ne but qu'à l'Art et aux Rois de la Musique. A la dernière représentation, un malencontreux spectateur se leva pour prononcer une allocution patriotique. L'impatience du public le fit taire.

On ne recevait pas, on ne lisait pas de journaux ; jamais on n'entendait dans les conversations un mot de politique. On ne parlait que de musique, de poésie, de théâtre; on lisait le texte des opéras qu'on allait entendre, les Eddas, le poème des Nibelungen, la Mythologie allemande de Simrock, les pièces de théâtre que les aventures de Siegfried et de Brunhilde ont inspirées à Hebbel, à Geibel, à Lamotte-Fouqué, à Henrik Ibsen. Les représentations ne prenaient que quatre soirées par semaine, de 7 heures à 9 heures pour le Rheingold qui n'a point d'entr'actes, de 4 heures à 9 heures pour les autres parties de la trilogie; les autres soirs, il y avait, d'ordinaire, réception et soirée musicale chez Wagner. On y entendait Liszt, Saint-Saëns, Joseph Rubinstein, le violoniste Wilhelmi, Niemann, Betz, Hill, Mme Materna, les sœurs Lehmann. Dans la journée, le temps qu'on ne donnait pas à l'étude des Nibelungen ou à la promenade, se passait en réunions musicales. Les chanteurs et les cantatrices du théâtre mettaient autant de bonne grâce que les nombreux artistes

présents à Bayreuth à ajouter des jouissances nouvelles à celles qu'on allait chercher au Festspielhaus. On était comme enveloppé d'harmonie. Les œuvre des Bach, Beethoven, Schubert, Weber, Liszt, Saint-Saëns étaient autant de stations musicales où l'on faisait ses dévotions avant d'entrer au temple wagnérien. On reprenait aussi les partitions des Nibelungen et l'on se préparait à l'audition du soir en les étudiant au piano, ou en commentant les passages obscurs du texte. Bayreuth était rempli de ces petits cénacles musicaux. Le plus brillant se réunissait chez la jolie et spirituelle baronne de Schleinitz, femme d'un des ministres les plus dévoués et des conseillers les plus écoutés du roi et empereur Guillaume. Elle était à Berlin l'àme de la propagande wagnérienne; infatigable par la parole et par l'action, elle suscitait les dévoûments, réchauffait les zèles attiédis, intimidait les hostilités, et tout cela avec tant de belle sincérité et de vivacité gracieuse que personne ne songeait à trouver son ardeur déplacée ou excessive. C'est certainement à elle qu'on dût la présence de l'empereur à la première du Rheingold. A Bayreuth, elle réunissait chez elle quelques amis le matin, deux ou trois fois par semaine. Heureux ces privilégiés! car Liszt était toujours là ; il s'asseyait au piano et pendant une heure il jouait, tantôt des œuvres de sa composition, tantôt du Chopin, du Schumann, et, quand il se sentait particulièrement inspiré, du Beethoven. Tout différent d'Antoine Rubinstein qui semble pétrir les touches d'une main puissante et en faire ruisseler les sons "comme l'eau d'une éponge," Liszt paraissait poser à peine les doigts sur le clavier, évoquer les sons comme par un magnétisme, et faire jaillir des harmonies tantôt d'une douceur pénétrante, tantôt d'une puissance si surnaturelle qu'elles vous bouleversaient jusqu'au fond de l'aine.

Liszt était le plus extraordinaire et le plus séduisant des visiteurs de Bayreuth. Avec sa fière tournure et son grand air, où il entrait de l'enthousiasme de l'artiste, de la distinction du gentilhomme, et de la majesté du prêtre, avec son front et ses yeux inspirés, et sa bouche au sourire énigmatique et ironiquement bienveillant, entouré de sa fille et de ses petits-enfants, escorté d'admiratrices qui s'observaient avec jalousie et quêtaient la faveur d'un regard ou d'un entretien, il forçait la sympathie et il imposait le respect. On avait beau se rappeler tant d'étranges

aventures, dont la dernière contrastait si fort avec la gravité de ce grand-père aux vêtements à coupe ecclésiastique, qui ne manquait jamais à sa messe quotidienne, on était attiré par l'homme autant que subjugué par le musicien. On se disait surtout que c'était à son amitié et à sa foi inébranlables, à son dévoûment toujours prêt à tous les sacrifices, que Wagner avait dû de surmonter les crises les plus terribles de sa vie. En voyant l'attitude d'affecteuse déférence que prenait vis-à-vis de Wagner ce grand artiste qui était son aîné, et qui avait, lui aussi, les dons du génie, on devinait ce que sa correspondance a révélé depuis, le désintéressement absolu avec lequel, tout en le protégeant, il s'était subordonné à celui en qui il reconnaissait un maître. A Wahnfried, où il habitait, il était presque aussi admiré, aussi entouré par les visiteurs que Wagner lui-même. Ils étaient tous deux "les génies" du lieu, et quand Wagner, avec cette "humour" dont il était incapable de réprimer les boutades, se plaignait que "Messieurs les pianistes" se fissent entendre trop longtemps, il se contentait de sourire doucement. Il savait ce que Wagner lui devait, et dans son orgueilleuse abnégation, il aurait peut-être sacrifié toute sa gloire de compositeur à la gloire d'avoir aidé Wagner à donner ses chefs-d'œuvre au monde. Wagner savait aussi ce qu'il devait à Liszt, et il le lui dit dans quelques mots éloquents et dans une étreinte plus éloquente encore au banquet du 18 août.

A côté de Liszt et de Madame de Schleinitz, il y avait encore bien des types intéressants dans la foule de musiciens, de littérateurs, de critiques, d'acteurs, d'auditeurs de tout genre qui peuplait alors Bayreuth; depuis le pauvre diable d'organiste qui était arrivé là avec plus d'enthousiasme que d'argent, et à qui Wagner dut payer son hôtel, et un compatriote son billet de retour à Paris, jusqu'à notre grand Saint-Saëns qui déclarait, au sortir de la Walkyrie, qu'il y avait là comme invention musicale de quoi défrayer cinq opéras ordinaires ; depuis le sceptique et ironique Paul Lindau jusqu'à l'idéaliste Edouard Schuré, l'auteur du Drame musical, qui voyait avec un légitime orgueil la réalisation de ses rêves, et le triomphe de l'art dont il avait été en France l'apôtre éloquent et convaincu. Deux figures m'ont surtout frappé dans cette foule. La

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