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un caractère saisissant au rôle diabolique d'Alberich. C'était Betz-Wotan, que notre Delmas rappelle beaucoup, dont la voix puissante et chaude rachetait ce que son jeu avait d'un peu trop solennel. C'était enfin Schlosser, l'incomparable Mime. Niemann était encore un excellent Siegmund par la beauté de la prestance, du geste et de la diction, mais la voix n'avait plus la fraicheur ni même la justesse d'autrefois. Quand au rôle de Siegfried, il était malheureusement rendu de la manière la plus insuffisante par Unger, à qui Wagner avait bien pu, à force de patience, aprendre à déclamer avec justesse, mais qui n'avait, hélas! ni voix ni sens musical.

Ce qui a assuré aux représentations de 1876 un caractère exceptionnel, ce n'est pas seulement la supériorité de la plupart des interprètes, mais c'est que Wagner avait tout dirigé, avait tout animé de son esprit, soutenu de sa volonté. Ce n'avait pas toujours été facile. Tous étaient venus à Bayreuth, conduits par l'enthousiasme; mais une fois arrivés, les susceptibilités, les exigences, les rivalités avaient reparu. Que de disputes et de brouilles dues soit au caractère des artistes, soit même aux lubies du maître ! Son tempérament de feu était sujet à mille inégalités, éclats de colère, attendrissements subits. Avec Betz, c'étaient des orages continuels; peu s'en fallut qu'il ne laissât tout en plan au milieu même des représentations. L'amour de l'art, le respect pour le génie triomphèrent de ces agitations passagères, et tous finirent par accepter docilement la direction de Wagner. Jamais sans lui l'énorme travail de la mise sur pied des Nibelungen n'aurait pu être accompli en si peu de temps. Il fallait le voir aux répétitions! Il était partout, il était tout chef d'orchestre, machiniste, metteur en scène, chef des choeurs. Il faisait réciter et chanter son rôle à chaque artiste pris à part, il enseignait aux figurants à se grouper, à faire des gestes; il sautait de l'orchestre sur la scène et de la scène dans l'orchestre, ayant l'œil et l'oreille à tout. Ce n'était plus un homme, c'était un élément, une force de la nature; mais une force guidée par une volonté et une intelligence souveraines. Ceux qui ont assisté à cette évocation d'un monde de formes et de sons à la voix d'un maître, ont eu devant eux l'inoubliable vision de l'esprit créateur ordonnant le chaos pour en tirer l'Univers.

La mise en scène de Bayreuth était digne de l'exécution. II y avait bien certains détails qui, avec un public moins recueilli, auraient pu faire sourire. Les béliers du char de Fricka faisaient un aussi piteux effet que ceux de l'Opéra, mais ils avaient au moins le courage de leur rôle et ils venaient sans honte jusque sur la scène au lieu de rester dans les frises. Le dragon Fafner était, dit-on, venu de Paris. Il n'en était pas moins drôle pour cela. Mais combien la chevauchée des Walkyries, où les vierges guerrières osaient se montrer sur de vrais chevaux et s'abandonnaient à un vrai délire guerrier, était plus émouvante à Bayreuth qu'à Paris! Combien supérieure la machinerie de l'incantation du feu, où un système de vapeurs d'eau colorées et de gazes mouvantes donnait l'illusion d'un embrasement magique! Quelle impression enivrante et sublime au premier acte de la Walkyrie quand, au moment où Siegmund, transporté d'amour, saisissait dans ses bras Siegelinde et faisait éclater l'hymne triomphal du printemps, un coup de vent mystérieux arrachait la toile de la tente de Hunding et laissait voir un grand lac éclairé par la lune ! Et la forge de Mime! et la demeure de Gunther et les profondeurs azurées du Rhin éclairées par le trésor des Nibelungen! combien la beauté féérique de ces décors ajoutait à l'impression musicale et dramatique.

Grâce à l'obscurité qui règnait dans la salle, on avait l'illusion complète, on vivait dans la pièce même; on oubliait qu'on était au spectacle, entouré de co-spectateurs. Ce public silencieux et attentif qui jamais ne révélait sa présence par un applaudissement, ni même par des chuchottements, aurait été pourtant curieux à analyser. On aurait aimé savoir ce que pensaient les 73 chefs-d'orchestre qui s'y trouvaient; et tous ces directeurs et intendants de théâtre dont beaucoup avaient montré naguère si peu de sympathie pour l'œuvre de Wagner; et ces princes, dont quelques-uns, comme les ducs de Saxe-Weimar et de Saxe-Meiningen, étaient mieux préparés à comprendre les Nibelungen que beaucoup de directeurs de théâtre. Le roi de Bavière avait assisté aux répétitions, mais il était parti avant la première représentation, peut-être pour ne pas se rencontrer avec l'empereur Guillaume. Il ne revint qu'à la dernière série, et Wagner, dans la belle et touchante

allocution qu'il prononça après l'exécution du Crépuscule des Dieux, put rendre un éloquent hommage à ce que l'art allemand devait au roi. L'empereur d'Allemagne n'était pas mélomane, et il fallut toute l'éloquence de Madame de Schleinitz pour lui persuader que le théâtre de Bayreuth était une œuvre nationale à laquelle il devait un témoignage de sympathie. Toujours prêt quand il y avait un devoir à remplir et un "service commandé," le vieux souverain arriva de Nuremberg le 12 août, la veille de la première représentation du Rheingold. Le 13 août, à minuit, il quittait Bayreuth pour passer une revue le 14, à 8 heures du matin, dans la Saxe prussienne. Il avait accompli un devoir militaire et avait répondu "présent" à l'appel de l'art allemand.

IV.

Ceux qui n'ont fait qu'assister aux représentations des Nibelungen et entendre Wagner prononcer de courtes allocutions au théâtre ou au banquet du 18 août, n'ont pas complètement joui du Bayreuth de 1876. Quelques-uns des visiteurs ont été plus heureux. Ils ont pu approcher le maître de plus près, le voir dans son intérieur de Wahnfried, non pas dans de grandes réceptions comme celles qui furent organisées plus tard, où ce devint un rite de high life d'être admis, mais dans des réunions intimes où il montrait tout ce qu'il y avait en lui de verve, d'esprit, de génialité spontanée. La belle paisible demeure que Wagner s'était fait construire à l'extrémité du Rennweg (chemin des courses), sur la lisière du parc de la Résidence, et qu'il avait nommée Wahnfried (paix des rêves), a été trop visitée et trop décrite pour que j'aie besoin de redire ce qu'on peut lire dans le beau livre de M. Jullien sur Richard Wagner. Si caractéristique d'ailleurs que fût cette maison, avec les sgraffiti qui ornent ses murs extérieurs, avec son immense vestibule éclairé d'en haut, et sur lequel donnent, par une galerie située à mi-hauteur, les chambres d'habitation; avec son salon qu'une vaste verandah semi-circulaire de six fenêtres ouvre largement sur le jardin; si intéressant que fût tout ce qui remplissait cette maison, livres, tableaux, tentures, objets d'art, qui tous y parlaient de la vie et des goûts de celui ui l'avait fait construire, on ne regardait plus, on n'écoutait plus

que lui quand il était là. Sa bibliothèque musicale témoignait d'une curiosité infinie et d'un respect profond pour les maîtres, dont il possédait toutes les plus belles éditions; mais au lieu de regarder ses partitions il valait mieux le faire causer sur ces prédécesseurs : sur Mozart, dont il admirait si profondément la fécondité créatrice; sur Glück, en qui il voyait, non un de ses précurseurs, mais un frère de Racine, celui qui a traduit et complété dans la langue des sons la tragédie classique du XVIIe siècle; sur Bach, Weber et Beethoven, qui étaient à ses yeux les grands innovateurs dans l'art musical. Cet homme, que certaines intempérances de polémique ont fait taxer d'intolérance et d'exclusivisme, avait le goût le plus large, et je l'ai entendu parler avec feu des mérites de la musique italienne et de la musique française; mais il est vrai qu'il s'élevait vivement contre les musiciens français qui voulaient lutter avec les Allemands en empruntant leur style et leur inspiration, au lieu de rester dans la tradition nationale de Rameau, de Grétry, d'Hérold et de Glück. La bibliothèque littéraire de Wagner n'était pas moins significative que sa bibliothèque musicale. Toute la littérature poétique du moyen-âge, allemande et française, y était réunie. En causant avec lui, vous vous assuriez que ces beaux et curieux livres n'étaient pas là seulement pour la montre, qu'il les avait lus, étudiés, qu'il avait faite sienne l'âme poétique des scaldes, des trouvères et des Minnesinger, et qu'il aimait la vieille France, sœur de la vieille Allemagne, d'un amour filial. On se demandait même lorsqu'il vous rappelait ces origines littéraires communes s'il avait raison d'interdire aux Français d'aujourdhui de chercher aux mêmes sources poétiques que les Allemands des inspirations sembables aux leurs.

La conversation ne se tenait pas toujours sur ces hauteurs sereines. Wagner savait recevoir avec la plus exquise courtoisie; mais ce qui faisait son charme et son ascendant, c'était la variété prodigieuse de son humeur, cette puissance torrentueuse de tempérament qui éclatait tantôt en saillies énormes, en calembours dont il riait comme un enfant, tantôt en accès de colère et d'indignation, où il ne respectait rien, ni titres, ni rangs, ni amitiés, tantôt en élans d'enthousiasme où rayonnaient son originalité poétique, l'universalité de son esprit et de ses

connaissances, sa force de pensée. Pour savoir ce qu'il était, il fallait l'avoir vu successivement s'amuser avec les enfants, rire et plaisanter avec les sœurs Lehmann, gourmander ses acteurs, causer de philosophie ou d'art. La tendresse égale que lui portaient les enfants du premier mariage de sa femme, qui l'appelaient "oncle Richard," et les siens propres, en disait long sur la richesse de son cœur. Il suffirait d'avoir vu son intérieur ou diné à sa table pour juger à leur juste valeur les légendes qui, à cause de quelques bizares fantaisies d'artiste, lui prêtaient des raffinements d'épicurisme. Cet épicurien avait reçu du père de Wilhelmi, possesseur du cu renommé de Liebfrauenmilch, une large provision de vin du Rhin des meilleurs années. Il le faisait servir dans des carafes et on le buvait à sa table avec de l'eau, au grand désespoir du pauvre Wilhelmi !

Cette spontanéité de nature, cette excitabilité incoercible, unies à tant de sérieux, de profondeur, de bonté foncière, d'élévation intellectuelle et morale, commandaient à tous ceux qui l'approchaient, avec l'admiration, la sympathie. Il ne connaissait pas la rancune, et il était impossible de lui garder rancune, ni de ce qu'il avait pu faire, ni de ce qu'il avait pu dire ou écrire. On finissait toujours par penser: Es war nicht schlecht gemeint (il n'y avait pas là mauvaise intention). Les Français qui venaient à Bayreuth avaient encore sur le cœur la bouffonnerie épaisse écrite par Wagner en janvier 1871 et intitulée : Une capitulation, qui leur paraissait alors inspirée par une mesquine animosité contre les siffleurs de Tannhäuser et ils éprouvaient quelque scrupule à lui tendre la main. Ces scrupules s'évanouissaient bien vite quand on avait eu avec lui une franche explication, et surtout quand on avait vu avec quelle sauvage indépendance, avec quelle irrépressible humeur il s'exprimait sur tout et sur tous, amis et ennemis; avec quelle haute impartialité, quelle intelligente sympathie aussi, il jugeait les nations étrangères et leur génie, et quelles sévérités son patriotisme pourtant si ardent savait exercer contre ses propres compatriotes. La lettre bien connue qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser en 1876,* en réponse à une lettre où je lui exprimais, avec mon admiration, le regret qu'il eut blessé * La traduction de cette lettre se trouve dans le volume de C. Benoit ; Souvenirs de Richard Wagner. (Paris, Charpentier, 1886.)

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