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LE JOURNAL A UN SOU.

COUP D'ŒIL SUR L'HISTOIRE DU JOURNAL AVANT E. DE GIRARDIN.

I.

LA révolution politique du XVIIIe siècle a changé tous les rapports des hommes entre eux. La révolution scientifique du XIX siècle change tous les rapports des hommes avec la nature. De ces deux révolutions quelle est la plus profonde, l'histoire le dira, les contemporains n'en sont pas juges. II faut, pour bien voir, voir d'un peu loin. L'homme du XVIII siècle était l'homme d'un coin de terre. Nous avons aujour d'hui des rapports journaliers avec le Transvaal, Saïgon et le Spitzberg. Nous ne nous croyons pas bien informés si nous ne savons pas les évènements à l'heure même où ils se passent, Le monde nous semble trop petit; nous tentons avec nos télescopes de lire dans l'espace. Janssen fait des photographies du soleil.

Un des principaux agents du remue ménage opéré dans nos affaires, c'est le journal. En politique, on l'appelle le quatrième pouvoir. Quatrième, parce qu'il est le dernier venu. Si on le classe d'après son importance, il est le premier. Il a fait le monde politique, il est en train de refondre le monde social. N'est-il pas étrange que nous, qui faisons l'histoire d'une bourgade, nous n'ayons aucune histoire du journal? Le livre de M. Hatin, si intéressant d'ailleurs, et qui rend tant de services, n'est qu'une histoire avant l'histoire. Il est surtout l'histoire de la législation en France, avec quelques détails de statistique rudimentaire.

Quelle place fera-t-on au journal dans l'Exposition Universelle de 1900 ?

Je voudrais d'abord qu'il y cût une immense salle où se trouveraient tous les journaux du monde. Tous, c'est impossible. M. Picard ne disposera guère que du Trocadéro, du Champ-de-Mars et de l'Esplanade des Invalides. Il ne pourrait jamais entasser tous les journaux dans un si petit espace. Il faut d'ailleurs convenir qu'il y aura d'autres objets à exposer. On choisirait seulement, dans chaque grande ville, les journaux ayant une originalité particulière, une saveur spéciale; des échantillons, plutôt qu'une collection; un million de journaux, pas davantage; en un mot, de quoi donner de la presse actuelle, une idée très sommaire.

Après cette salle, il en faudrait une pour les revues; mais peut-être pourrait-on placer cette exposition à Versailles? L'idée de renfermer tant de merveilles dans un quartier de Paris est ridicule. Rien que pour exposer les revues, il faudra un développement de plusieurs kilomètres.

Voilà ce que j'ai à dire de l'exposition de la presse vivante; mais on n'aura rien fait si on ne met sous nos yeux son histoire, je veux dire ses transformations au point de vue matérial et intellectuel. On me dit bien que le premier journal publié en France est celui de Renaudot, qui parut en 1631; qu'il était de la grandeur d'un petit in-4°, qu'il paraissait une fois par semaine, et comportait 8 à 12 pages d'impression. Mais que faire de ces renseignements si je ne vois pas quelques numéros de mes propres yeux? La bibliothèque de Paris et le British Museum ont sûrement des échantillons qui passeront dans les vitrines de l'exposition. Le gouvernement a sans doute envové des commissaires dans tous les coins du monde où un numéro de la Gazette de Renaudot aurait pu s'égarer. Il paraît certain que, Louis XIII et Richelieu ont fourni des articles à Renaudot. Je ne m'en tiens pas à ce qu'on dit sur ce sujet. J'ai le désir bien naturel de savoir comment ont travaillé de si illustres ancêtres. Puisque je suis, quoiqu'un peu tardivement et seulement par un côté, le collègue du grand cardinal, il me serait agréable de lire un peu de sa prose, et de savoir par moimême si elle valait ses tragédies.

Nous avons commencé par ce petit format. Ne sera-t-il pas amusant de placer ce minuscule exemplaire à côté du Temps, ou pour aller d'une extrémité du monde à l'autre, à côté de la

Prensa de Buenos-Aires qui compte 4 grandes feuilles mesurant chacune I m. 30 sur 1 m.? La Prensa, me dit-on, n'est pas le plus énorme des journaux actuellement règnants, mais je le cite parce que c'est le plus grand que j'aie ordinairement sur ma table.

Les formats, la justification, la quantité des matières, leur nature, leur distribution, les ornements typographiques quand ils parurent, les gravures bientôt ajoutées, les encadrements, les culs de lampe, les vignettes, le papier à bon marché fondant pour ainsi dire entre les doigts, et le solide et résistant papier du bon vieux temps, coûtant cher, défiant les années, que d'objets d'instruction et d'amusement! Il y aura la tourbe des journaux obscurs qui, pour ainsi dire, n'ont jamais vécu, et à côté, les journaux choisis, les journaux réussis, ceux qui comptent dans l'histoire, qui ont gouverné le monde à leur heure, qui ont fait l'opinion, dicté la loi, renversé et fondé des dynasties, distribué arbitrairement la gloire et la calomnie.

Les grands journaux français ne sont pas au fond très nombreux. Nous avons vu tout à l'heure naître le journal de Renaudot. Brave Renaudot! Vénérable ancêtre! On vient de lui élever une statue. C'est la première des cinq cents statues de journalistes que nous nous proposons de réclamer. Cinq cents seulement, pour aller de Renaudot à Villemessant, c'est bien peu; mais songez que quantité de journalistes auront leurs statues à d'autres titres. Ainsi Beaumarchais, Bonaparte, M. Thiers (pour en citer seulement deux ou trois) ayant leurs statues, celui-là comme auteur comique, ceux-ci comme dictateurs, ne comptent pas dans ce chiffre de cinq cents.

Nous disons donc qu'il y a d'abord Renaudot. Son journal embrasse tout, les nouvelles à la main et les morceaux de poésie et de littérature y tiennent beaucoup de place. Le Mercure galant parait en 1672. Galant ! son titre le dit. Il n'a rien à voir avec la politique; il est rempli des aventures scandaleuses de l'époque. Son succès durait encore sous le règne de Voltaire. La France riait pour cacher ses larmes. Jamais elle ne fut plus folâtre qu'à la veille de la Terreur. Il y a d'heureux mortels qui possèdent la collection du Mercure galant. On vous la montrera en 1900. Si vous êtes empereur ou académicien

on

vous permettra même de la toucher, de la feuilleter. Feuilleter le Mercure galant de 1770! Peut-être bien que Madame Du Barry a touché ce numéro. Le Journal de Paris vient en 1777, à la veille même de la Révolution. Tous les esprits sont en l'air à propos du Contrat Social. Turgot commence à prêcher. Condorcet a une église. Voltaire est à lui seul un journal: il est le journal. Là-bas, à Marseille, on publie un journal à sensation, qui dédaigne les frivolités et touche, sans hésiter à tous les grands problèmes sociaux, politiques, religieux. C'est le Courrier de Provence de Mirabeau. L'Ami du Peuple, le journal de Marat, commence à paraître. Il est dès les premiers jours une puissance. Mirabeau est une puissance à force de génie, Marat à force d'atrocité. Il faut le lire cependant. Je me demande si le liseur universel, qui devinait autant qu'il lisait, si Michelet, l'a lu tout entier. Il ne faut pas, voyez-vous, se laisser envahir par la colère. Il ne faut pas que le dégoût fasse tomber le journal de vos mains; sous ce sang dont ces papiers sont salis, il y a souvent une idée. Les journaux pullulèrent en 1793. La foule, qui la veille, ne lisait rien, ignorait tout, apprenait à Brest au bout de trois mois ce qui s'était passé à Paris, était maintenant affolée d'actualité. Elle ne lisait pas les débats des Chambres, mais elle lisait les comptes-rendus de Marat dans L'Ami du Peuple, de Prudhomme dans les Révolutions de Paris, de Camille Desmoulins dans les Révolutions de France et de Brabant. Les hommes d'Etat se disaient depuis longtemps qu'on ne pouvait pas vivre avec ces terribles voisins, ou que tout au moins on ne pouvait pas gouverner. Mais qu'y faire ? Robespierre, qui égorgeait chaque matin le contenu d'une ou deux charretées, ne pouvait rien contre Marat. Quand il le poursuivait, il le grandissait. Il fallut qu'une fille se chargeât de lui. Ce grand meurtrier mourut d'un accident.

Prenez garde que le grand vaincu, quand la réaction vint, ce fut le journal.

Après le 18 Brumaire, le premier consul marcha sur les journaux, tant il était fort. Il dit à la France: "Vous ne saurez de vos affaires que ce que je voudrai bien vous en apprendre." Il réduisit à treize le nombre des journaux politiques.

Sous l'Empire, la politique d'autorité continuant à s'affirmer,

le nombre des journaux diminua encore, il n'y eut plus guère que le Moniteur, et le Journal des Débats, qui s'appela un instant le Journal de l'Empire et reçut des articles de Napoléon.

Sous la Restauration, en 1824, il y avait six journaux gouvernementaux: le Journal de Paris, l'Etoile, la Gazette, le Moniteur, le Drapeau Blanc, le Pilote, qui comptaient 14,844 abonnés. Les six journaux de l'opposition en comptaient 41,330; c'étaient le Fournal des Débats, le Constitutionnel, la Quotidienne, le Courrier Français, le Fournal du Commerce, l'Aristarque. La presse n'était plus mise en interdit comme sous le premier Empire; mais le régime sous lequel elle vivait n'était guère plus libéral. L'histoire parlementaire de cette époque est pleine des discussions dont la presse fut l'objet ; elles aboutissaient presque toujours à des rigueurs nouvelles contre les journaux. Le chefd'œuvre fut la loi "de justice et d'amour" de M. de Peyronnet; les conditions qu'elle imposait pour la publication étaient la mort de presque tous les journaux. L'indignation que le projet de loi souleva dans l'opinion publique, l'hostilité manifeste de la Chambre des Pairs forcèrent le Gouvernement à le retirer.

La presse va jouir enfin d'un peu plus de liberté le Ministère Martignac supprime l'autorisation préalable, la censure. Cette tentative de progrès, qui a illustré le nom de Martignac, est bientôt suivie d'une tentative de réaction, mais la réaction est emportée avec son roi. La charte de la Monarchie de Juillet reconnaît à tout Français le droit de publier et de faire imprimer ses opinions en se conformant aux lois. La liberté était conquise; la Royauté ne tarda pas à s'effrayer de ses conséquences. Tous les journaux de l'opposition furent traînés devant les tribunaux. En l'espace de quatre ans, le journal la Tribune fut l'objet de 111 poursuites, qui aboutirent à vingt condamnations, formant un total de quarante-neuf années de prison et 157,630 fr. d'amende. Les condamnations, d'ailleurs peu nombreuses, ne faisaient pas cesser les attaques. En 1835, les lois de Septembre édictèrent des peines très sévères contre ceux qui se rendraient coupables d'excitation à la destruction ou au changement du gouvernement.

Malgré toutes les restrictions, le pouvoir de la presse était considérable. Le Constitutionnel avait en 1830 plus de 22,000

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