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TUNISIE

Notice par M. Jules CHALLAMEL, docteur en droit, avocat à la Cour d'appel de Paris.

Une grande activité législative règne dans la Régence.

Nous donnons ci-après le texte d'une loi très importante, du 1er juillet 1885, sur la propriété foncière en l'accompagnant d'une notice particulière. Nous donnons aussi le texte d'un décret du 21 octobre 1885, sur la constitution en enzel des immeubles habbous.

Enfin, nous avons à mentionner : un décret du 3 octobre 1884, qui réglemente les douanes et les monopoles de l'État; une loi du 14 octobre 1884, sur la liberté de la presse, qui reproduit, avec quelques modifications de détail, la loi française du 29 juillet 1881; un décret du 14 février 1885, portant réglement sur la composition des bureaux de l'administration générale et sur les conditions d'admission aux fonctions de Cheiks et d'interprètes; un décret du 1er avril 1885, sur l'organisation

des communes de la Régence.

Un décret du Président de la République française, du 23 juin 1885, fixe les attributions du Résident général à Tunis. Ce décret est ainsi conçu : Art. 1er.

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Le représentant du gouvernement de la République française en Tunisie porte le titre de Résident général et relève du Ministre des affaires étrangères.

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Art. 2. Le Résident général est dépositaire des pouvoirs de la République dans la Régence. Il a sous ses ordres les commandants des troupes de terre et de mer et tous les services administratifs concernant les Européens et les indigènes.

Art. 3. Il a seul le droit de correspondre avec le gouvernement français. Exception est faite pour les affaires d'un caractère purement technique et d'ordre intérieur, dans chaque administration française. Ces affaires pourront être traitées directement avec les Ministres compétents par les chefs des différents services institués en Tunisie.

Art. 4. — Le Résident général communique avec les divers membres du gouvernement par l'intermédiaire du Ministre des affaires étrangères. Il les saisit sans délai de toutes les questions qui intéressent leurs départements.

Art. 5.

Le décret du 22 avril 1882 est abrogé en ce qu'il a de contraire aux dispositions sus énoncées.

I

LOI DU 1er JUILLET 1885, sur la PROPRIÉTÉ FONCIÈRE (1).

Notice par M. Jules CHALLAMEL, docteur en droit, avocat à la Cour d'appel de Paris.

En Tunisie, comme dans la plupart des pays musulmans, l'état de la propriété foncière a toujours été très confus et malaisé à définir. Les anciennes coutumes qui la régissent, variables selon que les propriétaires suivent l'un ou l'autre des rites hanéfite ou malékite, rendent la possession de la terre incertaine et précaire, surtout pour les Européens.

L'établissement du protectorat français sur la Régence ayant ouvert un nouveau champ d'action aux capitaux des nations civilisées, il était nécessaire de leur donner une sécurité plus grande.

Déjà, par un décret du 31 juillet 1884 (2), le gouvernement beylical avait annoncé l'intention de soumettre en certains cas, les matières immobilières à la juridiction française. Mais ce changement de juridiction ne pouvait se faire utilement sans une réforme complète de la législation.

En conséquence, l'article 5 du décret avait institué, sous la présidence de M. Paul Cambon, résident général de la République française, une Commission <«< chargée de préparer la codification des lois relatives à la propriété foncière en Tunisie et de proposer les conditions dans lesquelles la compétence en matière immobilière sera remise aux tribunaux français. >>

Le projet de loi qui fut soumis à la Commission posait les premières bases d'un régime nouveau qui devait remplacer la loi musulmane :

<«< Il importe, en effet, disait l'auteur du projet, d'assurer aux Européens la sécurité des transactions immobilières. Ignorants de la langue du pays, peu familiarisés avec ses lois et ses usages, ils sont dans un état d'infériorité manifeste pour contracter et n'ont que des moyens insuffisants pour se prémunir contre des contestations ultérieures. Un simple changement de juridiction ne suffirait pas à les mettre à l'abri, et ce changement aurait en outre pour effet de léser quelquefois les intérêts des propriétaires actuels, tant Européens qu'indigènes, dont les titres créés sous l'empire de lois et coutumes souvent contraires aux principes du droit français, pourraient devenir, devant la nouvelle juridiction, l'objet de contestations imprévues. Ainsi, nécessité d'assurer d'une part aux Européens la sécurité des transactions immobilières, et de garantir d'autre part aux propriétaires actuels l'exercice paisible de leurs droits :

(1) Cette loi, décrétée le 19 ramadan 1302 (1er juillet 1885), a été promulguée le 30 ramadan 1302 (12 juillet 1885).

(2) Décret du 9 chaoual 1301.

tels sont les motifs pour lesquels S. A. le Bey, qui, par le décret du 31 juillet 1884, donnait à la juridiction française pleine compétence en matière mobilière, lorsque des Européens se trouvaient en cause, a retenu, provisoirement, dans les mêmes cas, le jugement des actions immobilières.

<< Pour répondre aux légitimes préoccupations que peut inspirer le désir de sauvegarder des intérêts si graves et si complexes, le Gouvernement estime que la compétence immobilière doit être déterminée, non par la nationalité des plaideurs, mais par la qualité de l'immeuble; celui-ci ressortissant à la juridiction indigène ou à la juridiction française selon qu'il remplit ou non certaines conditions auxquelles l'état civil des ayants droit est tout à fait étranger. Dans ce système, les immeubles euxmêmes et non les détenteurs seraient justiciables de l'une ou de l'autre juridiction.

<< Les immeubles sont du ressort de la juridiction indigène; mais, moyennant l'accomplissement de certaines formalités, ils tombent sous la juridiction des tribunaux français: tel est le principe adopté par le Gouvernement.

« Il y a lieu tout d'abord de remarquer que le changement de juridiction est laissé à la libre initiative des propriétaires fonciers. Le Gouvernement ne croit pas qu'il soit dans son rôle d'intervenir; il lui suffit d'être assuré que, devant les divers tribunaux fonctionnant dans la Régence, justice sera rendue à chacun conformément à ses droits. Il se contente de fournir aux intéressés le moyen d'adopter le régime foncier que leur origine, leurs mœurs ou leurs intérêts les conduisent à préférer. »

Le régime nouveau que l'on proposait ainsi au libre choix des propriétaires fonciers n'est pas une copie de notre loi française; il en diffère au contraire en un point fondamental. Au lieu de donner pour base aux contrats translatifs de propriété le simple consentement des parties, il subordonne d'une manière absolue l'existence des droits réels immobiliers à la formalité d'une inscription.

Ce système, dont on peut contester l'excellence et la parfaite justice, avait l'avantage d'une extrême simplicité; il devait aussi répondre très exactement au dessein que l'on s'était proposé d'assurer au crédit immobilier la plus grande somme possible de sécurité.

Pour en fixer les détails d'application, on avait à choisir entre les nombreux modèles que présentent les différents pays.

Un très ancien usage, encore en vigueur actuellement dans la Régence, vint fixer la préférence du gouvernement tunisien. A Tunis, la transmission de la propriété s'effectue d'ordinaire entre les indigènes par la remise d'un titre qui représente l'immeuble et sur lequel est inscrit l'acte d'aliénation, certifié par deux adels ou témoins assermentés. Les droits de gage consentis par le propriétaire sur son immeuble sont aussi l'objet d'une inscription sur le titre constitutif de propriété.

Ce procédé n'est, il est vrai, qu'un moyen de preuve, le seul consentement des partis suffisant à transférer tous les droits. - Il faut reconnaître

d'ailleurs que l'absence d'état civil et de nom patronymique chez les indigènes rend singulièrement incertaine l'identité des contractants. Le nombre des adels (on en compte à Tunis près d'un millier) ôte en outre à leur intervention une grande partie de sa valeur.—Malgré ces réserves, li était bon de constater cette coutume qui pouvait préparer la voie aux projets de réforme.

Le gouvernement tunisien se décida pour le système Torrens, en vigueur en Australie et dans un certain nombre d'autres colonies anglaises.

L'act Torrens organise, en effet, d'une façon très complète la transmission de main en main des certificats de titres. Leur seule possession est attributive de propriété. Il faut remarquer aussi que les dispositions de cet act sont purement facultatives et ne s'appliquent qu'aux immeubles dont les propriétaires ont requis l'inscription sur les registres fonciers. C'est donc au régime foncier de l'Australie (real property act) que le projet de loi a emprunté ses traits essentiels.

Le texte soumis à la Commission fut complètement remanié dans la forme, et ces remaniements n'ont pas été sans atteindre assez gravement les principes mêmes. Mais le point de départ de la loi, telle qu'elle a été promulguée le 1er juillet 1885, n'a pas changé. En voici les lignes principales :

Le propriétaire qui veut placer son immeuble sous l'empire de la nou velle loi et sous la juridiction des tribunaux français, en fait la demande au conservateur de la propriété foncière, en lui adressant toutes les pièces justificatives. Cette demande est publiée à la justice de paix du canton et dans tous les marchés du territoire où se trouve situé l'immeuble.

Après un délai de six mois environ, s'il ne s'est produit aucune contestation de la part des tiers, l'immeuble est immatriculé au bureau de la conservation foncière; un titre nominatif est dressé en double : l'original reste aux archives, la copie est remise au propriétaire.

L'immatriculation consacre d'une manière irrévocable la propriété de l'immeuble aux mains du titulaire (article 15.) — Si par le fait de cette immatriculation, un tiers était lésé dans ses droits, il n'aurait aucun recours sur l'immeuble, mais seulement une action personnelle en dommages-intérêts (article 38). Un fonds d'assurance est institué pour indemniser ceux qui auraient à souffrir d'une erreur de ce genre dans l'établissement de la propriété (article 39).

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S'il s'élève au contraire des contestations durant les délais légaux, on ne peut procéder à l'immatriculation qu'après en avoir obtenu la mainlevée. Toutes les prétentions relatives à l'immeuble sont déférées au jugement d'un tribunal mixte, institué spécialement dans ce but, qui les admet ou qui les rejette, et qui n'autorise l'immatriculation qu'avec les restrictions légales nécessaires (1). - Les intérêts des incapables (mineurs,

(1) Les pouvoirs du tribunal mixte ne paraissent pas déterminés par notre loi d'une façon très heureuse : - Quand les oppositions lui semblent bien fondées, il se borne à refuser l'immatriculation et renvoie le fond du litige à

absents, interdits, femmes mariées) sont l'objet d'une attention particulière; la défense de leurs droits est confiée à l'un des magistrats du tribunal mixte (article 31).

La réalité des droits du requérant étant ainsi rigoureusement vérifiée, et le jugement prononcé, la loi leur attribue un caractère absolu. Tel est le résultat de l'immatriculation. Cette formalité se fait par les soins du conservateur, et produit les effets juridiques que nous avons déjà indiqués: aucune éviction ne sera désormais possible, et les droits réels antérieurs que les tiers n'auraient pas fait valoir en temps utile seront définitivement purgés; ils se transformeront en un simple droit de créance contre le titulaire, contre le conservateur, ou contre la caisse d'assurance, selon les cas.

Le même principe de légalité s'applique aux hypothèques et autres droits réels immatriculés; nulle convention, même antérieure, ne peut prévaloir contre eux. Il s'applique aussi au contrat de bail qui doit faire l'objet d'une inscription toutes les fois que sa durée est d'une année au moins (article 17).

Comme l'annonçait déjà le projet de loi, le régime nouveau qui s'offre aux indigènes et aux colons de la Tunisie n'est pas une loi coercitive. Suivant une idée très heureuse, empruntée au système Torrens, on s'en remet à l'initiative privée du soin de faire inscrire les immeubles. Chaque propriétaire demeure libre de conserver l'ancien statut, ou de se placer sous l'empire de la loi foncière. Il eût été très difficile et très coûteux, il eût été aussi très rigoureux à l'égard des indigènes, de procéder à une opération générale de reconstitution de la propriété sur tout le territoire de la Régence. Les essais tentés dans ce sens en Algérie ont démontré jusqu'à l'évidence qu'une telle réforme est à peu près irréalisable; l'expérience contraire des colonies australiennes prouvait mieux encore ce qu'on peut attendre du libre jeu des intérêts privés.

L'immatriculation reste donc facultative (article 22); la législation

la décision du tribunal compétent. Dans le cas contraire, il déclare la demande recevable, et l'immatriculation se fait. Ses décisions ne sont pas motivées, et cependant elles ne sont susceptibles d'aucune opposition, appel, ou recours quelconque (article 37). Ainsi, le tribunal mixte est investi en réalité des pouvoirs les plus redoutables, puisqu'il peut, sans donner de motifs et sans que les parties lésées aient d'autres recours qu'une demande à fin de dommages-intérêts, écarter à tout jamais, par une fin de non-recevoir, les oppositions même les mieux fondées qui seraient formées contre la demande. Sa compétence est en même temps trop réduite, puisque, dans les cas où l'oppo sition lui paraît sérieuse, il ne peut aborder la question du fond et doit renvoyer les parties devant la juridiction de droit commun. De là des complications et des lenteurs qui peuvent être préjudiciables à l'intérêt général comme à l'intérêt privé. Notons enfin que le tribunal français est seul compétent, même pour les fins de non-recevoir, lorsqu'il n'y a pas de Tunisiens en cause. Les conventions diplomatiques ne permettaient pas qu'il en fût autrement (articles 34 et 36).

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