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CHARLES BAUDELAIRE

Baudelaire a été traité récemment avec une rudesse vraiment excessive par un critique dont l'autorité est forte, parce qu'elle est fondée sur la probité de l'esprit. M. Brunetière n'a vu dans l'auteur des Fleurs du mal qu'un extravagant et un fou. Il l'a dit avec sa franchise coutumière. Et ce jour-là, il a, par mégarde, offensé les muses, car Baudelaire est poète. Il a, je le reconnais, des manies odieuses; dans ses mauvais moments, il grimace comme un vieux macaque. Il affectait dans sa personne une sorte de dandysme satanique qui semble aujourd'hui assez ridicule. Il mettait sa joie à déplaire et son orgueil à paraître odieux. Cela est pitoyable et sa légende, faite par ses admirateurs et ses amis, abonde en traits de mauvais goût.

Avez-vous mangé de la cervelle de petit enfant?

1. OEuvres complètes de Charles Baudelaire. Édition Lemerre. (Petite Bibliothèque littéraire.)

disait-il un jour à un honnête fonctionnaire. Mangez-en ; cela ressemble à des cerneaux et c'est excellent.

Une autre fois, dans la salle commune d'un restaurant fréquenté par des provinciaux, il commença à haute voix un récit en ces termes :

Après avoir assassiné mon pauvre père.......

En admettant, ce qui est probable, que ces historiettes ne soient pas réellement vraies, elles sont dans l'esprit du personnage, elles ont le tour baudelairien, et je ne sais rien de plus agaçant au monde. Tout cela n'est pas douteux, mais il faut dire aussi que Baudelaire était poète.

J'ajouterai que c'était un poète très chrétien. On a chargé sa renommé de bien des griefs. On a découvert dans ses poèmes des immoralités neuves et une dépravation singulière. C'est le flatter et c'est flatter son temps. En fait de vices, dès l'âge des cavernes et du mammouth, il ne restait plus rien à découvrir, et la bête humaine, sans beaucoup d'imagination, avait tout imaginé. A y regarder de près, Baudelaire n'est pas le poète du vice; il est le poète du péché, ce qui est bien différent. Sa morale ne diffère pas beaucoup de celle des théologiens. Ses meilleurs vers semblent inspirés des vieilles proses de l'Église et des hymnes du bréviaire.

Comme un moine, il éprouve devant les formes de ses rêves, une épouvante fascinatrice. Comme un moine, il s'écrie chaque matin :

Cedant tenebræ lumini
Et nox diurno sideri,
Ut culpa quam nox intulit
Lucis labescat munere.

Il est profondément pénétré de l'impureté de la chair, et j'oserais dire que la doctrine du péché originel a trouvé dans les Fleurs de mal sa dernière expression poétique. Baudelaire considère les troubles des sens avec la sévérité minutieuse d'un casuiste et la gravité d'un docteur. Pour lui, ces affaires sont considérables : ce sont des péchés et il y a dans le moindre péché quelque chose d'énorme. La plus misérable créature rencontrée la nuit dans l'ombre d'une ruelle suspecte revêt dans son esprit une grandeur tragique : sept démons sont en elles et tout le ciel mystique regarde cette pécheresse dont l'âme est en péril. Il se dit que les plus vils baisers retentiront dans toute l'éternité, et il mêle aux rencontres d'une heure dix-huit siècles de diableries.

Je n'avais donc pas tort de dire qu'il est chrétien. Mais il convient d'ajouter que, comme M. Barbey d'Aurevilly, Baudelaire est un très mauvais chrétien. Il aime le péché et goûte avec délices la volupté de se perdre. Il sait qu'il se damne, et en cela il rend à la sagesse divine un hommage qui lui sera compté, mais il a le vertige de la damnation et il n'éprouve de goût pour les femmes que juste ce qu'il en faut pour perdre sûrement son âme. Ce n'est jamais un amoureux et ce ne serait pas même un débauché, si la débauche n'était excellemment impie. Il s'y attache bien moins pour la forme que pour l'esprit, qu'il croit diabolique. Il laisserait les femmes bien tranquilles s'il n'espérait point, par leur moyen, offenser Dieu et faire pleurer les anges.

Ces sentiments sont sans doute assez pervers et je

reconnais qu'ils distinguent Baudelaire de ces vieux moines qui redoutaient avec sincérité les fantômes ardents de la nuit. Ce qui avait dépravé ainsi Baudelaire, c'est l'orgueil. Il voulait, dans sa superbe, que tout ce qu'il faisait fût considérable, même ses petites impuretés; aussi était-il content que ce fût des péchés, afin d'y intéresser le ciel et l'enfer. Au fond, il n'eut jamais qu'une demi foi. L'esprit seul en lui était tout à fait chrétien. Le cœur et l'intelligence restaient vides. On raconte qu'un jour un officier de marine de ses amis lui montra un manitou qu'il avait rapporté d'Afrique, une petite tête monstrueuse taillée dans un morceau de bois par un pauvre nègre.

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Prenez garde! dit Baudelaire inquiet. Si c'était le vrai dieu!

C'est la parole la plus profonde qu'il ait jamais prononcée. Il croyait aux dieux inconnus, surtout pour le plaisir de blasphémer.

Pour tout dire, je ne pense pas que Baudelaire ait jamais eu la notion tout à fait nelte de cet état d'âme que je viens d'essayer de définir. Mais il me semble bien qu'on en retrouve dans son œuvre, au milieu d'incroyables puérilités et d'affectations ridicules, le témoignage vraiment sincère.

Un des effets de cet état chrétien, si je puis dire, dans lequel se trouvait la pensée de Baudelaire, est l'association constante chez lui de l'amour et de la mort.

Mais là encore c'est un mauvais chrétien, et toutes ces images de corruption que le prédicateur assemble pour nous donner le dégoût de la chair deviennent pour ce vampire un ragoût et un assaisonnement; il respire l'odeur des cadavres comme un parfum aphrodisiaque. Et le pis est qu'alors il est poète et grand poète. Un des plus étranges contes des Mille et une Nuits nous montre une femme belle comme le jour et qui n'a de singulier en apparence que sa façon de manger du riz; elle porte à la bouche un seul grain à la fois. Le feu de son regard et la fraîcheur de sa bouche donnent d'indicibles délices; mais elle va la nuit dans les cimetières dévorer la chair des cadavres. C'est la poésie de Baudelaire. Il peut être fâcheux qu'elle soit belle; mais elle est belle.

Retranchez tout ce qui inspira à l'artiste la manie d'étonner, la recherche du singulier et de l'étrange, les grains de riz mangés un par un, il reste une figure inquiétante et belle comme cette femme des Mille et une Nuits.

Qu'y a-t-il, par exemple, de plus beau dans toute la poésie contemporaine que cette strophe, tableau achevé de voluptueuse lassitude?

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,
L'air brisé, la stupeur, la morne volupté,
Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,
Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Qu'y a-t-il de plus magnifique, dans Alfred de Vigny

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