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rité auxquels vous êtes fidèles depuis tant d'années, que je sois ou non parmi vous !!

Cette lettre, dont divers passages viendront tout à l'heure directement à l'incident de la basilique, voyageait vers Hippone alors que les hôtes, qui devaient provoquer une sédition dans cette cité, se disposaient à partir pour la terre africaine. Ils n'étaient certes pas de ces pauvres, en faveur desquels nous venons d'entendre Augustin plaider si chaleureusement, ni de ceux qu'il fallût entrainer à la pratique religieuse. Leurs noms suffisent à dire leur double illustration, illustration de race et de sainteté des descendants de hautes et puissantes familles, des rejetons de grands et héroïques chrétiens. C'étaient Albina, Melania et Pinianus. Albine, sœur de Volusien, mariée à Publicola, fils de sainte Mélanie l'Ancienne, était restée veuve avec deux enfants : un fils et une fille. Celle-ci, dénominée Mélanie la Jeune, était unie à Pinien, fils de Sévère, qui fut préfet d'Afrique, et dont un ancêtre, Valerius Publicola, avait été l'un des premiers et des plus illustres consuls de la République romaine.

Quelque temps avant que Rome fût assiégée, Mélanie et son époux avaient vendu les biens qu'ils possédaient en Espagne et dans les Gaules, ne se réservant que leurs domaines d'Italie, de Sicile et d'Afrique. Toujours plus charitables, à mesure que les temps devenaient plus calamiteux pour le petit peuple, ils se débarrassèrent de leurs propriétés italiennes, en donnèrent le prix aux pauvres et pour le service de l'Eglise. Cela fait, Albine et les jeunes époux résolurent de se réfugier dans le pays dont Augustin était réputé l'oracle et le secours des fugitifs ..

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Au moment où ils mettaient à la voile, l'horizon était illuminé par les flammes qui dévoraient Rhegium (Reggio), cité voisine de leurs importantes propriétés de Sicile. L'aïeule venait de mourir à Jérusalem.

Pinianus et Mélanie vivaient dans la continence parfaite. Grief épouvantable, d'autant plus que leur mère était coupable

1 Epist. CXXII, 2. Pour les discours auxquels nous venons de faire allusion, cf. Serm. CV et LXXXI. Nous suivons l'édition des Bénédictins, qui parait avoir servi à M. Thierry.

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de les avoir violemment incités à ce vou, d'avoir travaillé même à les désunir 1. Sous ce lien fraternel, leur cœur et leurs aspirations étaient au ciel.... Ils ne font que traverser Carthage et, peut-être pour échapper à la tyrannie d'Héraclianus, ils se rendent à Tagaste, où ils passèrent l'hiver de l'an 410. Mélanie y répandit ses libéralités sur les pauvres, sur le clergé et les établissements religieux. Les deux époux y bàtirent un monastère pour quatre-vingts moines et un autre pour cent trente vierges. La basilique d'Alypius eut aussi sa bonne part: nombreux et splendides ornements chargés d'or et de pierreries, revenus, terres et biens-fonds donnés en perpétuelle propriété, etc. 2. C'était aussi pour voir le célèbre Augustin que ces grands chrétiens s'arrêtèrent dans sa ville natale. Là, depuis des mois, ils attendaient chaque jour sa visite, lorsque le saint docteur se trouva dans l'impossibilité d'effectuer ce voyage. Il leur en exprima toute sa désolation dans une lettre qui, en nous faisant apprécier ces deux personnages, aidera à écarter l'idée d'un prétendu complot, et surtout de sentiments égoïstes ou intéressés de l'évêque à leur égard.

Mon tempérament et l'état précaire de ma santé, écrivait Augustin, ne me permettent pas de m'exposer à la rigueur du froid. Mais, pas plus que les chaleurs torrides de l'été, l'horrible hiver que nous traversons ne m'eût empêché de franchir les mers pour aller, que dis-je, pour voler à votre rencontre, alors que je vous savais si près de moi et que vous êtes venus de si loin pour me voir. Peut-être, dans votre charité, allez-vous croire que, seule, l'âpreté de la saison, en entravant mon désir, cause ma souffrance. Détrompez-vous, bien chers amis. Quelles incommodités, quels obstacles, quels dangers n'auraisje pas affrontés pour courir vers vous qui êtes ma consolation dans nos malheureux temps, au milieu de cette génération oblique et dépravée; vers vous qui rayonnez de la lumière céleste ?.... A vos côtés, j'aurais partagé les joies spirituelles de la ville où je suis né et qui a le bonheur de vous posséder. Lorsque vous n'y aviez pas encore paru et qu'elle entendait parler du rang que vous a donné votre naissance et de la grandeur que vous avez acquise par la grâce du Christ,

1 Qu'on juge si nous exagérons les dires de notre historien, en lisant dans le Saint Jérôme, t 11, les pages 66, 67, 81, 82, 83, 84, 196. Notons que M. Thierry dit que leur union avait été stérile, alors que tous les hagiographes parlent d'un fils et d'une fille morts après le baptême.

* Palladius, Hist. Lausiac., 110; S. Melaniae junioris Acta graeca, 21, 22, dans Analecta Bollandıana, t. XXII, 1903, p. 21. Cf. Tillemont, Mémoires, t. X.

quoique, en toute sincérité, elle fût disposée à le croire, elle n'osait le redire, dans la crainte de n'être pas crue.

Que je vous dise donc pourquoi je ne suis pas venu et quels maux m'ont privé d'un si grand bonheur.... Le peuple d'Hippone, dont le Seigneur m'a fait le serviteur, est, en majeure partie, pour ne pas dire totalement, si faible, que l'atteinte de la plus légère tribulation suffirait à le mettre dans un état presque désespéré; or, celle qu'il subit présentement est si grande que, quand bien même il ne serait pas aussi faible, c'est presque sans espoir d'en triompher qu'il pourrait la supporter. Naguère encore, à mon retour, je l'ai trouvé très en danger par suite du scandale que lui causa mon absence 1. Mais vous, que je vois avec une joie toute surnaturelle remplis de la force spirituelle, vous comprenez combien c'est pour moi le cas de répéter le: « Qui est faible, que je ne me sente affaibli avec lui? Qui est scandalisé, que je ne brûle de l'arracher à son scandale ? » Et ici, il y a précisément bien des gens qui cherchent à éloigner de moi ceux qui paraissent m'être attachés, qui s'efforcent même de me les rendre hostiles, pour donner entrée au démon dans leur cœur.... Je l'espère, ces sujets de sollicitude me serviront d'excuse auprès de vous; car, voulussiez-vous me faire subir le contre-coup de votre contrariété, vous ne pourriez m'infliger une peine supérieure à celle que j'endure de vous savoir à Tagaste sans que j'y sois avec vous. Toutefois, aidé de vos prières, j'espère qu'aussitôt que les obstacles qui me retiennent seront levés, je pourrai me rendre auprès de vous en quelque lieu de l'Afrique que vous vous trouviez. Je n'ose pas, en effet, me bercer de l'espoir que la cité où je travaille pour le Seigneur soit digne de goûter avec moi la joie de votre présence 2.

1 De cette absence et des raisons qui la motivaient, Augustin rend compte dans la lettre dont nous venons de traduire la majeure partie. Comme son contenu sera l'une des réponses dans les différentes discussions soulevées à l'occasion de l'incident de la basilique, voici le texte même du passage qui justifie et ses absences et l'émoi qu'elles causaient à son peuple : « In primis peto caritatem vestram, et per Christum obsecro. ne vos mea contristet absentia corporalis. Nam spiritu et cordis affectu puto vos non dubitare nullo modo me a vobis posse discedere: quamvis me amplius contristet, quam forte vos ipsos, quod infirmitas mea sufficere non potest omnibus curis, quas de me exigunt membra Christi, quibus me et timor ejus et caritas servire compellit. Illud enim noverit dilectio vestra, nunquam me absentem fuisse licentiosa libertate, sed necessaria servitute, quae saepe sanctos fratres et collegas meos, etiam labores marinos et transmarinos compulit sustinere; a quibus me semper non indevotio mentis, sed minus idonea valetudo corporis excusavit. Proinde, dilectissimi fratres, sic agite a ut, » quod ait ApostoJus, sive adveniens et videns vos, sive absens, audiam de vobis, quia statis in uno spiritu, uno animo collaborantes fidei evangelicae » (Philip., 1, 7). Cf. Epist. CXXII, 1.

2 Epist. CXXIV, 1, 2.

Comme bien on pense, de tels sentiments ne devaient pas laisser indifférents les émigrés qui soupiraient après celui qui leur témoignait, avec un tel regret, une si paternelle affection. Puisque Augustin ne peut venir à eux, eux iront à Augustin, lui prouvant ainsi qu'ils ne dédaignaient pas la cité dont il est le pontife et qu'il croit indigne de leur visite.

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Tandis qu'ils se disposent à franchir la mer qui les sépare d'Hippone, il est utile de se pénétrer des arguments qu'Augustin met en avant, autant pour légitimer son retard vis-à-vis de cette famille que pour la fixer, et nous aussi, sur l'état de sa population. D'abord, c'est plus que la raison de santé et l'intempérie de la saison qui ont mis entrave à son départ; le saint écrivain vient de s'en expliquer. Il a à ménager des chrétiens qui se ressentent des vieilles influences du parti donatiste, dont ils sont sortis 1. Un rien les scandalise, les émeut, les abat, même quand son devoir épiscopal l'appelle dans toute autre ville ou aux assemblées conciliaires, dont il était l'âme 2. Les dissidents profitent de ces absences pour désunir le troupeau, et même le lui rendre hostile, ainsi que cela avait eu lieu avant cet hiver, alors qu'il était obligé de siéger au concile de Carthage. Augustin doit donc grandement se préoccuper de ses diocésains; il doit éviter tout ce qui pourrait éveiller ou exciter leur susceptibilité, tenir tellement compte de cet état d'âme, qu'il faut prévoir, écarter au besoin tout événement qui fournirait prétexte à des manifestations, de quelque nature qu'elles soient.

Dès lors, aurait-il été sage, prudent, de souhaiter la venue,

Le schisme des donatistes avait pris naissance en Afrique quarante-trois ans environ avant la naissance d'Augustin, vers la fin de la persécution de Dioclétien.

2 On sait que dès l'an 393, avant même d'avoir reçu la consécration épiscopale, simple prêtre, Augustin fut chargé de porter la parole dans un concile tenu à Hippone sous la présidence du métropolitain de Carthage, Aurélius. C'était renouveler ainsi ce que les Pères de Nicée avaient fait à l'endroit du diacre Athanase, alors que la discipline des Églises africaines interdisait aux simples prêtres de prêcher devant un évêque. Mais ses talents valurent à Augustin de parler au peuple, dès même les premiers jours de son ordination sacerdotale. Valère, évêque d'Hippone, Grec de naissance, savait très peu la langue latine, et la difficulté qu'il avait à s'exprimer en cette langue l'engagea à substituer Augustin à sa place. Celui-ci demanda même à l'évêque de vouloir bien lui accorder quelque temps pour se préparer à la prédication dans l'étude et la prière (Cf. Epist. XXI, écrite en 390). Ainsi fut-il le premier prêtre, en Afrique, qui jouit de cette faveur. En Italie et dans les Gaules, cette permission ne fut conférée qué par le concile de Vaison, en 529.

au milieu de cette population, de personnages aussi remarquables? Peut-on admettre qu'Augustin avait des vues intéressées et égoïstes en les attirant, avec une certaine habileté, dans sa ville épiscopale? Est-il croyable surtout qu'un complot ait été ourdi parmi cette population, pour rendre impossible le départ de ces hôtes passagers, el que pareil complot eût été tramé au vu et su de l'évêque? Eh bien, pour aussi en contradiction avec la lettre que soient ces suppositions, elles sont changées en véritables accusations sous la plume de M. Thierry. Certes, il ne sera pas difficile de confondre ces imputations à l'aide des documents authentiques que nous apporterons tout à l'heure. Mais en citant ici une lettre que le récent historien ne parait pas avoir connue (la CXXIV), ou que, du moins, il n'a pas mise à profit, nous avons voulu poser comme une pierre d'attente, utile aux préliminaires de l'incident qui a donné lieu à un réquisitoire par trop injuste. Aussi bien le lecteur doit se demander si les trois voyageurs auxquels le saint évêque d'Hippone vient d'adresser une telle missive pouvaient soupçonner qu'il y avait làdessous une embûche, qu'ils allaient devenir occasion et jouet d'un complot capable de mettre fin à leur bonheur et de donner lieu à un scandale retentissant!

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Avec des pensées bien opposées à celle-là, Mélanie et Pinianus sont partis pour Hippone. Tandis que leur vénérable tutrice, retenue peut-être par quelque indisposition, était restée à Tagaste, le saint évêque Alypius fut du voyage, peut être même les devança. Arrivés à Hippone, ils s'installèrent dans une maison où, suivant toute apparence, Alypius avait coutume de descendre, et bientôt entre les deux époux et Augustin la connaissance fut complète. Rien n'était plus édifiant que la manière de vivre de ces étrangers au sein de la petite ville de pècheurs et de grossiers matelots dont Augustin était le pasteur. Suivant leur habitude, ils faisaient beaucoup de bien autour d'eux, et quand ils n'étaient pas aux côtés de leur nouvel ami, dans l'admiration de sa parole entraînante et sublime, on les trouvait à la basilique. Cette douce piété faillit pourtant leur coùter cher: elle inspira à des esprits cupides l'idée d'un complot sans nom, dont la réussite eût été la fin de leur bonheur 1. »

Saint Jérôme, etc., t. II, p. 197, 198.

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