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avant, de laisser les assiégés de Baugency prendre avec les Français le meilleur traité qu'ils pourraient avoir, et pour eux de se retirer ès villes, châteaux et forteresses tenant leur parti, de ne point combattre leurs ennemis en si grande hâte, d'attendre jusqu'à ce que leurs gens fussent plus rassurés, et qu'à cux fussent venus se joindre ceux que le régent duc de Bedford devait leur envoyer.

Ces remontrances faites en plein conseil par Messire Jean Fastolf ne furent pas agréables à plusieurs des autres capitaines, et spécialement au seigneur de Talbot, qui dit qu'alors qu'il n'aurait que ses gens et ceux qui le voudraient suivre, il irait combattre à l'aide de Dieu et de Monseigneur saint Georges.

Messire Jean Fastolf, voyant alors que nulle observation ou remontrance ne valait pas plus que s'il n'avait rien dit, se leva du conseil. Ainsi firent tous les autres, et chacun s'en alla à son logis. Il fut commandé aux capitaines et aux chefs d'escadre (compagnies) d'être prêts le lendemain au matin pour se mettre aux champs et aller là où leurs souverains l'ordonneraient. Ainsi se passa cette nuit. Puis au matin ils sortirent tous hors de la porte, et se mirent en pleins champs, étendards, pennons et guidons au vent.

Après que tous furent hors de la ville en bonne ordonnance, tous les chefs s'assemblèrent de nouveau en groupe au milieu d'un champ, et Messire Jean Fastolf parla encore, déduisant et remontrant plusieurs raisons pour ne pas passer plus avant, mettant devant les entendements toutes les craintes de dangers et de périls que, selon son imagination, ils pouvaient bien encourir, et aussi qu'ils n'étaient qu'une poignée de gens, eu égard au nombre des Français; que si la fortune leur était contraire, tout ce que le roi Henri avait conquis par grand labeur et long temps serait en voie de perdition; c'est pourquoi il vaudrait mieux se refréner un peu et attendre que leur armée fût renforcée. Ces remontrances ne furent pas encore agréables au seigneur de Talbot, ni aussi aux chefs de l'armée. C'est pourquoi Messire Jean Fastolf, voyant que, quelque observation qu'il sût faire, il ne pouvait rien pour empêcher ses compagnons de vouloir poursuivre leur entreprise, il commanda aux étendards de prendre le chemin de Meung. Vous eussiez vu par cette Beauce qui est ample et large les Anglais chevaucher en très belle ordonnance, et puis quand ils furent parvenus à une lieue près de Meung et assez près de Baugency, les Français avertis de leur venue, au nombre d'environ six mille combattants, ayant pour chefs Jeanne la Pucelle, le duc d'Alençon, le bâtard d'Orléans, le maréchal de La Fayette, La Hire, Poton et d'autres capitaines, se rangèrent et se mirent en bataille sur une petite montagnette, pour mieux voir, et s'assurer de la contenance dest

Anglais. Ceux-ci s'apercevant clairement que les Français étaient rangés en ordre de bataille, et pensant qu'ils allaient venir les combattre, commandement exprès fut fait immédiatement de par le roi Henri d'Angleterre, que chacun se mît à pied, et que tous les archers eussent leurs pieux en arrêt devant eux, ainsi qu'ils ont coutume de le faire quand ils pensent devoir être combattus. Quand ils virent que les Français ne se mouvaient pas de leurs positions, ils envoyèrent vers eux deux hérauts, disant qu'ils étaient trois chevaliers (sic) qui les combattraient s'ils avaient la hardiesse de descendre de leur élévation et de venir vers eux. Il fut répondu de par les gens de la Pucelle : « Allez vous loger pour aujourd'hui, car il est trop tard; mais demain, au plaisir de Dieu et de Notre-Dame, nous nous verrons de plus près. »

Les seigneurs anglais, voyant alors qu'ils ne seraient pas combattus, quittèrent leur campement, et chevauchèrent vers Meung, où ils prirent leurs logis pour cette nuit; car ils ne trouvèrent nulle résistance dans la ville, le pont seul tenant pour les Français. Il fut conclu par les capitaines anglais que cette nuit ils feraient battre ledit pont par leurs engins, canons et veuglaires, afin d'avoir passage de l'autre côté de la rivière. Ils le firent ainsi qu'ils se l'étaient proposé durant cette nuit qu'ils passèrent à Meung jusqu'au lendemain.

Or, retournons aux Français qui étaient devant Baugency, et nous parlerons ensuite des Anglais en lieu et temps.

V

CHAPITRE XIII. Comment les François eurent par composition le chastel de Beaugensi que tenoient les Anglois, et la journée que les Anglois perdirent à Pathai contre les François.

Comme vous l'avez vu, les Anglais étaient logés à Meung, tandis que les Français tenaient le siège devant Baugency. Ils pressaient fort les assiégés, leur faisant entendre qu'ils ne recevraient pas le secours qu'ils attendaient, que ceux qui devaient l'amener étaient retournés vers Paris.

Ce que voyant et entendant lesdits assiégés, ainsi que plusieurs semblables paroles que leur disaient les Français, ils ne surent bonnement à quel parti et à quel conseil ils devaient s'arrêter comme au meilleur et au plus profitable. Ils considéraient que par la renommée de Jeanne la Pucelle les courages anglais étaient fort altérés et défaillis; ils voyaient, ce leur semblait, la fortune tourner raidement sa roue à leur encontre; ils avaient déjà perdu plusieurs villes et forteresses qui, les unes par force, les autres par traité, s'étaient remises en l'obéissance du roi de France,

principalement par les entreprises de ladite Pucelle; ils voyaient leurs gens amalis, et ne leur trouvaient plus maintenant le même et ferme propos de prudence qu'ils avaient coutume de leur trouver; mais tous, ce leur semblait, étaient très désireux de se retirer sur les marches de Normandie, abandonnant ce qu'ils tenaient en l'Ile-de-France, et dans les pays environnants. En considérant ces choses et plusieurs autres qui se présentaient à leurs imaginations, ils ne savaient quel parti choisir, car ils n'étaient pas acertenés d'avoir prompt secours; mais s'ils avaient su qu'il était si près d'eux, ils ne se fussent pas rendus de sitôt. Toutefois finalement, vu les incertitudes qu'ils mettaient dans leur fait, ils traitèrent avec les Français du mieux qu'ils purent, ayant obtenu comme conditions qu'ils s'en iraient la vie sauve et emmèneraient tous leurs biens, et que la place demeurerait en l'obéissance du roi Charles et de ceux qui étaient commis à sa place. Le traité ainsi fait, le samedi matin les Anglais partirent, prenant leur chemin vers Paris à travers la Beauce, et les Français entrèrent dans Baugency.

Puis, à la persuasion de la Pucelle Jeanne, ils conclurent qu'ils allaient se mettre à la recherche des Anglais, jusqu'à ce qu'ils les auraient trouvés en pleine Beauce, en un lieu avantageux pour le combat, et que là ils les combattraient; car il n'était pas douteux que les Anglais, dès qu'ils sauraient la reddition de Baugency, ne s'en retournassent vers Paris, à travers la Beauce, où il leur semblait qu'ils en auraient bon marché. Or, pour exécuter leur projet, lesdits Français se mirent aux champs. Chaque jour il leur pleuvait, il leur arrivait de divers lieux des gens nouveaux. Donc à faire l'avant-garde furent ordonnés le connétable de France, le maréchal de Boussac, La Hire, Poton et d'autres capitaines; les autres, tels que le duc d'Alençon, le bâtard d'Orléans, le maréchal de Rais étaient les conducteurs de l'armée et suivaient de fort près ladite avant-garde. Les Français pouvaient être en tout de douze à treize mille combattants.

Il fut alors demandé à la Pucelle par quelques-uns des principaux seigneurs et capitaines quelle chose lui semblait de présent bonne à faire. Elle répondit qu'elle était certaine et savait en toute vérité que les Anglais leurs ennemis les attendaient pour les combattre, et dit en outre qu'on chevauchât en avant contre eux et qu'ils seraient vaincus. Quelques-uns lui demandèrent où on les trouverait, auxquels elle fit réponse que l'on chevauchât hardiment et que l'on aurait bon conduit. Ainsi les divers corps de l'armée française se mirent en chemin en bonne ordonnance, les plus experts, montés sur fleur de chevaux, au

1. Le texte est assez de prez, mais, comme nous l'avons observé plusieurs fois, dans la langue du moyen âge assez signifie souvent: très, fort. (Voy. LACURNE.)

nombre de 60 ou 80 hommes, étant mis en avant pour la découverte, et ainsi chevauchant ce samedi par long espace, ils arrivèrent fort près de leurs ennemis les Anglais, comme vous pourrez ouïr ci-après.

VI

Ainsi donc, comme il a été dit ci-dessus, les Anglais s'étaient logés à Meung, avec l'intention de conquérir le pont pour aller rafraîchir1 de vivres la garnison de Baugency, qui dès le soir s'était rendue aux Français; ce dont les Anglais ne savaient rien. Ce samedi, en effet, environ huit heures du matin, après que les capitaines eurent ouï la messe, il fut crié et publié dans l'armée que chacun se préparât et se mît en point, se pourvoyant de pavois, d'huis, de fenètres et d'autres appareils nécessaires pour assaillir ledit pont qui, la nuit précédente, avait été rudement battu de nos engins. Comme nous étions tous garnis de ce dont il était besoin pour l'assaut et prêts à partir pour commencer, il advint que juste à cette heure arriva un poursuivant [d'armes] qui venait tout droit de Baugency. Il dit aux seigneurs nos capitaines que la ville et le château de Baugency étaient en la main des Français, qui, à son départ, se mettaient aux champs pour les venir combattre.

Il fut alors promptement commandé dans tous les quartiers, par les capitaines anglais, que tous laissassent l'assaut, qu'on se tirât aux champs, et qu'à mesure qu'on arriverait aux champs hors de la ville, chacun de son côté se mît en bel ordre de bataille. La chose fut faite moult agrément (avec promptitude). L'avant-garde se mit d'abord en chemin, conduite par un chevalier anglais qui portait un étendard blanc; puis l'on mit entre l'avant-garde et le gros de l'armée l'artillerie, les vivres et les marchands de tous états. Après, venait l'armée dont étaient conducteurs Messire Jean Fastolf, le seigneur de Talbot, Messire Thomas Rampston et autres. Puis chevauchait l'arrière-garde qui ne se composait que d'Anglais.

Quand cette compagnie fut en rase campagne, on prit, en chevauchant en belle ordonnance, le chemin vers Patay, si bien que l'on en vint à une lieue près; et là on s'arrêta, car les coureurs de l'arrière-garde avertirent qu'ils avaient vu venir beaucoup de gens après eux qu'ils comptaient être les Français Et alors, pour en savoir la vérité, les seigneurs anglais envoyèrent quelques-uns de leurs gens courir à cheval;

1. Le pont conquis, les Anglais auraient longé la rive gauche jusqu'à Baugency, dont la garnison s'était retirée sur le pont que canonnait l'armée française campée sur la rive droite.

lesquels retournèrent bientôt, et firent relation auxdits seigneurs que les Français venaient après eux, chevauchant rondement, en très grosse puissance; en effet, on ne tarda guère à les voir venir.

Il fut alors ordonné par nos capitaines que ceux de l'avant-garde, les marchands, les victuailles et l'artillerie iraient devant prendre place tout le long des haies qui étaient près de Patay. Laquelle chose fut ainsi faite. Puis l'armée marcha si bien qu'elle vint entre deux fortes haies entre lesquelles les Français devaient passer. Et alors le seigneur de Talbot, voyant le lieu avantageux, dit qu'il descendait à pied avec cinq cents archers d'élite, et qu'il se tiendrait là, gardant le passage contre les Français jusques à ce que l'armée et l'arrière-garde seraient jointes, et Talbot prit place aux haies de Patay, avec l'avant-garde qui là attendait. Le seigneur de Talbot, gardant cet étroit passage à l'encontre des ennemis, espérait pouvoir revenir de lui-même rejoindre le gros de l'armée en côtoyant les haies, que les Français le voulussent ou non; mais il en fut tout autrement.

Les Français venaient très rapidement après leurs ennemis, qu'ils ne pouvaient pas encore aborder, ne sachant pas le lieu où ils étaient, lorsque, par hasard, les avant-coureurs virent un cerf sortir des bois et, prenant son chemin vers Patay, aller se jeter dans l'armée des Anglais. Ceux-ci à cette vue poussèrent un grand cri, ne sachant pas que leurs ennemis fussent si près d'eux. Par ce cri les dessusdits coureurs français furent acertenés que c'étaient les Anglais, et, bientôt après, ils les virent bien manifestement. Ils envoyèrent quelques-uns de leurs compagnons annoncer à leurs capitaines ce qu'ils avaient vu et trouvé, en leur faisant savoir de chevaucher en avant par bonne ordonnance, et que c'était l'heure de besongner. Ceux-ci se préparèrent promptement de tous points, et chevauchèrent si bien qu'ils eurent les Anglais bien clairement sous leurs yeux.

Quand les Anglais virent les Français les approcher de si près, ils se hàtèrent le plus qu'ils purent, afin de se rendre aux haies avant leur arrivée, mais ils ne surent pas exécuter leur mouvement si promptement, qu'avant qu'ils fussent joints à leur avant-garde auxdites haies, les Français s'étaient précipités à l'étroit passage où était le seigneur de Talbot. Et alors Messire Jean Fastolf, courant et chevauchant vers ceux de l'avant-garde pour se joindre à eux, ceux de ladite avant-garde pensèrent que tout était perdu et que les compagnies étaient en fuite. C'est pourquoi le capitaine de l'avant-garde, pensant qu'il en était vraiment ainsi, avec son étendard blanc prit la fuite, et ses gens avec lui, et tous abandonnèrent la baie.

Alors Messire Jean Fastolf, voyant le danger de la fuite, connaissant

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