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Charles Secrétan.

LE PRINCIPE DE LA MORALE. In-8, 384 p. Lau. sanne, A. Imer, 1884. Paris, Paul Monnerat.

Le livre de M. Secrétan a été d'abord publié sous forme d'articles icimême (années 1881-1882-1883), sauf les derniers chapitres qui ont paru dans la Revue chrétienne; il a été l'objet d'une critique très approfondie de la part de M. Fouillée (La solidarité humaine et les droits de l'individu. Revue des Deux-Mondes, 15 août 1883): il importe cependant d'insister encore sur cette très intéressante tentative de conciliation entre les diverses théories morales qui se partagent actuellement les esprits. Le livre de M. Secrétan est précédé d'une introduction où est exposée la théorie de la religion et suivi d'aperçus et de discussions sur le problème du mal, sur la théodicée, sur la morale pure et la morale appliquée, sur la nature de la substance, sur la prière. Si on ne lisait que la table des matières, ce livre semblerait peut-être manquer un peu d'unité, mais on s'aperçoit vite en le lisant que ce n'est là qu'une apparence. Un même esprit l'anime d'un bout à l'autre, un même principe est appliqué à la solution de toutes ces questions diverses. Si M. Secrétan n'a pas donné à son dernier ouvrage la belle ordonnance extérieure de la Philosophie de la liberté, c'est qu'il a voulu conserver un ton plus libre, plus familier, si j'ose dire; il rencontrait devant lui grand nombre de questions sur lesquelles il faut bien pratiquement avoir une opinion; il a tenu avant tout à dire ce qu'il en pensait. C'est cet accent sincère, cette intelligence nette des choses pratiques, joints à un profond sentiment religieux, qui font le grand charme d'un livre qui est en même temps qu'une œuvre scientifique l'histoire d'un esprit et une sorte de confession personnelle. M. Secrétan a été très frappé de l'insuffisance pratique de la morale kantienne, mais il ne croit pas qu'une morale puisse se construire avec des données purement scientifiques et expérimentales, il est fort attaché à la forme impérative du devoir par-dessus tout c'est un homme profondément religieux, et comme il le déclare lui-même, un chrétien convaincu : c'est là, nous semble-t-il, toute l'explication de son système. Il ne repousse pas de parti pris les découvertes de la philosophie empirique et des sciences positives, seulement il s'en empare pour les tourner avec un grand talent dialec tique au profit de ses idées.

Il y a dans ce livre deux théories principales: une théorie de la religion et une théorie de la morale. Les opinions de M. Secrétan sur la religion nous paraissent particulièrement dignes d'être remarquée : il a montré avec une grande clarté que la religion et la croyance ne sont pas choses identiques, et que la théorie positiviste des trois états repose sur une erreur : elle adm et en effet comme point de départ que la religion est un ensemble d'opinions, elle oublie qu'une religion n'est pas essentielle ment un fait intellectuel, mais avant tout une manière de sentir. D'après M. Secrétan c'est un des trois grands sentiments qui dominent et dirigent toute notre activité psychique : elle constitue avec l'amour de nous-mêmes et l'amour des autres toute notre sensibilité. Si elle a été

mal comprise et mal définie, c'est qu'on l'a étudiée par une mauvaise méthode : la religion parfaite sans doute est un idéal, mais en fait il y a des hommes religieux, c'est eux qu'il faut observer, c'est eux dont il faut analyser les actes, le caractère, les idées, les sentiments, si l'on veut arriver à déterminer ce qu'est réellement la religion. La religion est une fonction spéciale de l'esprit humain : elle est distincte à la fois de la science, de l'art, de la morale et de la métaphysique, mais elle n'est pas l'expression d'une faculté particulière, elle nous comprend tout entier. Au début de l'évolution individuelle tous les phénomènes de la vie psychique sont confondus dans une unité indiscernable, au · terme de l'évolution, on doit rencontrer de nouveau l'unité : elle est réalisée dans la religion complète. Cette religion, où l'amour d'autrui trouvera ses plus solides racines, embrasse tous les actes destinés à établir le rapport normal entre l'homme et Dieu. Son but dernier, c'est la parfaite communion de Dieu et de l'homme, sa forme caractéristique, la prière. Pleinement réalisée la religion n'existe et ne saurait exister que dans une élite. L'intelligence, le sentiment, les pratiques, les œuvres prédominent tour à tour dans les diverses religions: la religion parfaite serait un équilibre complet entre tous ces éléments. La religion se transmet d'âme en âme; l'histoire le prouve; mais la manière dont elle se propage échappe à l'analyse; c'est une contagion plutôt qu'un enseignement. En résumé la religion est distincte à la fois de la science et de la métaphysique. Rien ne saurait entrer dans la science à titre de vérité, sinon ce qui est établi directement par l'observation elle est bornée au phénomène, elle n'atteint ni le commencement, ni la fin, ni le fond de rien. Mais elle est démontrable et sa certitude est universelle. C'est la matière et le point de départ d'une philosophie. Les systèmes et les jugements philosophiques ont pour objet la cause et la fin; ils ne sauraient se transformer en propositions scientifiques. La philosophie ne se prouve pas, elle s'expose. La philosophie, c'est aussi et c'est surtout la conscience qu'une religion prend d'elle-même. Le dogme est la formule métaphysique du sentiment religieux, elle vaut ce qu'il vaut. Quant à la religion, elle n'est pas un état de l'intelligence, c'est une fonction concrète, où le sentiment, la volonté et la pensée sont également intéressés et ne se séparent point.

Toute doctrine morale, pour M. Secrétan, roule sur le devoir et suppose la liberté. Le résultat que M. Secrétan accepte sans le discuter c'est qu'il y a une obligation. Cette obligation, qu'elle soit conditionnelle ou péremptoire, implique la liberté : peu importe du reste ce qu'est en ellemême cette liberté; ce qu'il faut c'est que le sujet se juge libre. M. Secré tan donne (p. 78) un excellent résumé de la morale déterministe, et il avoue qu'il faudrait l'adopter, si le déterminisme moral était démontré: il reconnaît, du reste, que ni la conscience que nous en avons, ni l'existence des lois pénales ne sont des preuves du libre arbitre. L'enseignement moral même a encore sa raison d'être dans la conception. déterministe, à condition toutefois, que l'agent.se.croie libre au moment

où il agit. Mais le déterministe est contraint de mener une double vie; il agit comme s'il se croyait libre, tout en sachant que cette croyance est une illusion. Une théorie qui fonde le progrès moral et social sur la persistance d'une illusion semble contradictoire dans son essence, sinon dans ses termes, en tant qu'elle affirme et nie à la fois implicitement la possibilité du savoir. Elle affirme le savoir parce qu'elle est doctrine, elle le nie parce qu'elle en nie les conditions. Penser que l'existence normale des êtres moraux repose sur une erreur, c'est nier Fordre et l'harmonie et rendre ainsi fort difficile à concevoir l'accord entre la pensée bien conduite, et les choses. Le déterminisme n'est qu'une hypothèse; il est vrai que, d'après M. Secrétan c'est une hypothèse nécessaire à la pensée scientifique et qui doit nous diriger constamment dans la science. Seulement comme la preuve du déterminisme n'est pas faite et que M. Secrétan croit à la primauté de la raison pratique, il vote librement en faveur de la liberté. D'ailleurs la certitude scientifique, qui ne repose en définitive que sur l'accord des esprits, ne peut jamais être qu'une certitude approximative. Pour que cet accord se fasse, il faut être capable de changer d'opinion et pour cela il faut se croire libre. Dans la doctrine du libre arbitre, on contrôle ses jugements par un motif de conscience et l'accord final trouve son explication dans l'unité de l'espèce. M. Secrétan admet donc la liberté, parce qu'il a besoin de la liberté : il en a besoin parce qu'il croit à l'obligation, qu'il identifie au devoir. L'évidence de ce devoir n'est pas logique, mais morale, et cette évidence lui suffit parce qu'il veut qu'elle lui suffise. Il y a là pour lui une certitude immédiate d'un ordre spécifique et supérieur : aussi ne veut-il pas qu'on fasse évanouir le devoir, ni qu'on mette en question sa sainteté : l'être moral n'en a pas le droit. Nous faisons de l'obligation, d'après M. Secrétan, une sorte d'expérience, puisqu'elle existe, elle est donc possible et il faut croire au libre arbitre : du moins sommesnous tenus de nous diriger d'après cette croyance, ce qui ne nous oblige pas absolument à affirmer la liberté comme thèse métaphysique, mais nous interdit de la nier. Théoriquement le devoir n'est pas mieux établi que la liberté, mais en fait partout se retrouve l'idée du devoir, la distinction d'un bien et d'un mal, quoiqu'ici on appelle bien ce qu'ailleurs on appelle mal. Il ne s'agit pas là de démonstration, par conséquent, mais d'un choix à faire entre deux thèses; ce qui permet ce choix c'est que rien n'établit que la science ne se heurte pas à des bornes infranchissables, ce qui le détermine, c'est l'importance relative que l'on attribue à la connaissance ou à la pratique. Puisque l'idée de l'obligation est essentielle à la morale, il est bien clair que l'empirisme est incapable de la constituer elle implique un idéal qui s'impose universellement à la pensée le bonheur ne peut être un tel idéal, car chacun prend son plaisir où il le trouve, et vous ne pouvez pas imposer à autrui votre conception du bonheur. Le principe de la sympathie est trop peu systématique. D'ailleurs comment tirer des faits un droit qui s'élève contre les faits, qui les juge et qui prétend les régir? On ne peut s'appuyer

dans les recommandations qu'on fait à l'agent que sur son intérêt à lui. Aussi la morale empirique a-t-elle pu donner d'excellents conseils, mais a-t-elle peu de rigueur scientifique : si même elle subsiste c'est avec le concours dissimulé de la raison a priori. C'est donc à la raison qu'il faudra tout d'abord nous adresser. La raison n'est qu'un mode, un costume de la volonté; ce qu'elle nous apprend d'une manière immédiate et universelle, c'est seulement qu'il existe un devoir. Mais par le fait même, elle nous impose l'obligation de le chercher pour l'accomplir. Le premier principe est donc d'agir conformément à sa nature, c'est-àdire à la raison, au devoir : « Sois ce que tu es», c'est tout le devoir. Mais l'objet du devoir reste problématique; il faut le chercher. Il faut suivre la nature, la nature universelle, et pour cela découvrir ses lois. Kant s'est abusé et avec lui la morale indépendante; lorsqu'il a cru pouvoir déduire la matière et l'objet de l'obligation de sa pure forme. L'idéaliste manque de sincérité dans ses déductions, il ne trouverait rien sans la connaissance expérimentale qu'il feint d'ignorer. Notre conception du devoir est solidaire de notre conception du monde. Pour déterminer son devoir dans une situation donnée, l'individu devrait connaître exactement les circonstances du temps et du lieu. L'idéal absolu se particularise suivant les conditions où il se trouve et se limite en raison de celles qu'il ne peut changer. Il reste identique à lui-même tant qu'on le porte en soi sans en faire usage, mais dès qu'il faut agir, il faut adapter son action aux circonstances et par conséquent les connaître. Pour connaître l'idéal lui-même, il faut connaître l'homme. Il résulte de là que la morale ne sera jamais universelle, sinon dans un sens fort relatif et qu'elle devra se borner à des principes très généraux. Le principe de la morale comprendra donc, d'une part, la pure idée de l'obligation; de l'autre, la conception générale du monde à la formation de laquelle cette même idée de l'obligation ne saurait rester étrangère. La donnée de fait, l'élément fourni par l'expérience est celui-ci je me reconnais comme élément libre d'un tout. D'où suit le précepte je dois me conduire comme élément libre d'un tout. M. Secrétan ne prétend pas démontrer ce principe, mais seulement l'analyser, et le rapprocher des principes rivaux. L'élément empirique et l'élément a priori du principe sont étroitemen t unis la partie formelle du précepte suppose déjà pour être comprise une conscience de soi-même, une culture qui ne soit possible que par une expérience étendue et prolongée; et d'autre part l'expérience ne se produit pas en nous sans notre concours. Le principe de la morale, en résumé, est donc obtenu par l'union d'un élément formel · agir conformément à sa nature et d'un élément matériel et en ce sens empirique, la liberté de l'agent moral et sa solidarité avec les autres agents moraux; mais dans cet élément empirique lui-même, il y a un élément a priori, la liberté qui, comme l'obligation, est affirmée par un acte de foi.

L'élément réellement empirique, c'est la solidarité des agents

moraux ce qu'il faut donc établir, c'est qu'en fait cette solidarité existe. L'humanité ne forme qu'un seul être, l'individu n'est qu'un organe de l'humanité », écrivait M. Secrétan dans la Philosophie de la Liberté; il n'a pas changé d'avis. Notre solidarité matérielle et morale est un fait d'expérience, elle ne peut s'expliquer que par l'unité de l'espèce. De ces deux thèses, la première s'impose, malgré les préjugés simplistes des gens qui, pour maintenir l'autonomie de la liberté, nient les faits. Pour s'entendre soi-même, il faut avant tout définir l'individu: de quelque ordre qu'il soit, l'individu n'est jamais simple; l'unité de son être ne consiste que dans la solidarité plus ou moins complète des éléments qui le constituent. La conscience semble opposer une barrière infranchissable à l'unité de l'espèce, à cette sorte d'individualité spécifique. « Je me sens exister, vous vous sentez de même, donc nous sommes deux..... Suit-il de là que nous ne soyons pas un?» La conscience n'est qu'une forme, identique d'ailleurs en chacun de nous, mais la matière de cette conscience importe elle aussi eh bien ! nos pensées ne sont point à nous, nos inventions sont des réminiscences. Toutes les consciences sont des instruments, plus ou moins d'accord, où le même air se répète. Il en est de même pour notre activité la solidarité économique est un fait démontré. «En dépit de certaine rhétorique, jadis en cours dans les collèges, cette liberté que nous tenons pour réelle, afin de conserver la réalité de l'obligation, comporte du plus et du moins. » Dans la réalité, le libre arbitre et l'étroite solidarité de tous les hommes ne se contredisent point, mais la solidarité limite, restreint le pouvoir que nous avons de choisir : un nombre limité d'alternatives nous est donné; c'est entre ces étroites limites que se meut notre libre arbitre. A vrai dire, il ne s'atteste guère que par la prédominance des motifs réfléchis sur les impulsions instinctives.

L'homme vraiment libre est celui qui veut ce qu'il doit et qui le fait. La responsabilité de chacun est donc diminuée; l'homme vivant aujourd'hui porte le poids de tous les siècles passés, mais en revanche il n'y a personne qui ne soit responsable que de ses actes, nous sommes solidaires du passé et nous pesons sur l'avenir de tout le poids de nos fautes. De cette solidarité constante, il faut bien, fut-ce en dépit de nous-mêmes, conclure à l'unité. Chaque individu n'a toute sa valeur, et n'a même une véritable individualité que par la place qu'il tient dans l'ensemble. Mais il faut que cette unité soit acceptée, voulue, pour devenir véritablement morale, pour être une union des volontés. On se heurte ici à une objection. « L'impératif moral m'oblige d'affirmer la liberté et la responsabilité des individus et l'évidence logique m'atteste qu'elles sont inconciliables avec l'unité de substance. Pour triompher de cette objection a priori, M. Secrétan recourt aux faits en fait les individus, agents libres, tendent à réaliser l'unité de l'espèce : l'unité dont il est ici question est l'unité de la volonté, car la substance est volonté. C'est dans l'amour, dans la charité que cette unité se réalise. Au delà de l'amour des sens, à la fois égoïste et fatal, où l'amant ne cherche que

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