Imágenes de páginas
PDF
EPUB

Il est incomplètement paralysé de la jambe droite; il peut cependant marcher, en traînant cette jambe; le bras est absolument inerte, sans contracture. Le dynamomètre donne 0 à droite et 36 à gauche. L'anesthésie est absolue de tout le côté droit, et nettement limitée à la ligne médiane du corps. L'œil droit a une acuité très faible, et le sens des couleurs présente de notables aberrations. Il en est de même du goût et de l'odorat.

Dans l'hypochondre gauche existe une zone hyperesthésiée et hystérogène. La compression du testicule gauche arrête instantanément l'attaque de convulsion hystérique.

V... est bavard, violent, arrogant dans sa physionomie et son attitude; son langage est correct, mais grossier; il tutoie tout le monde, donne à chacun un surnom irrévérencieux. Il fume du matin au soir et obsède chacun de ses demandes indiscrètes de tabac, etc... Du reste, il est intelligent, se tient au courant de tous les événements du jour, grands et petits, affiche les opinions les plus antireligieuses et ultraradicales en politique. Incapable d'aucune discipline, il veut tuer tout supérieur, ou même toute personne qui exigerait de lui une marque de respect. La parole est embarrassée; la prononciation défectueuse ne permet d'entendre guère que la terminaison des mots. Il sait lire, mais ce vice de prononciation rend inintelligible la lecture à haute voix. Il ne peut écrire, la main droite étant paralysée. La mémoire, très précise il récite des colonnes pour les moindres détails actuels ou récents entières de journal — est très bornée dans le temps. Impossible de reporter son souvenir au delà de sa présence actuelle à Rochefort et de la dernière partie de son séjour à Bicêtre, au service de M. Voisin. Toutefois il a conservé la mémoire de la deuxième partie de son séjour à Bonneval, alors qu'il travaillait au jardinage. Entre Bonneval et Bicêtre s'étend une grande lacune de la mémoire. D'autre part, sa naissance, son enfance, son séjour à Saint-Urbain, le métier de taillour qu'il a appris à son arrivée à Bonneval, lui sont totalement étrangers.

-

DEUXIÈME ÉTAT. Hémiplégie gauche (face et membres) avec hémianesthésie. Cet état s'obtient par l'application de l'acier sur le bras droit.

L'hémianesthésie, l'hémiplégie sont transportées de droite à gauche; en plus existe l'hémiplégie de la face. La diminution de l'acuité visuelle, la dyschromatopsie se sont fixées sur l'œil gauche. La zone hystérogène, l'inhibition de l'attaque convulsive par la pression du testicule ont passé de gauche à droite. Le dynamomètre marque 0 à gauche, 36 à droite.

Au réveil, V... se trouve à Bicêtre (salle Cabanis, no 11), le 2 janvier 1884; il est âgé de vingt et un ans; il a vu hier M. Voisin. Il est réservé dans sa tenue; la physionomie est douce; le langage est correct et poli; il ne tutoie plus et appelle chacun de nous : « Monsieur ». Il fume, mais sans passion. Il n'a pas d'opinions en politique ni en reli

gion; et ces questions, semble-t-il dire, ne regardent pas un ignorant comme lui. Il se montre respectueux et discipliné. La parole est aisée, la prononciation d'une netteté remarquable. Il lit parfaitement bien et écrit passablement.

Il ignore complètement tous les événements qui se sont passés depuis le 2 janvier 1884; il ne sait où il se trouve, ne connaît aucune des personnes qui l'entourent; n'est jamais venu à Rochefort; n'a jamais entendu parler de l'infanterie de marine, de la guerre du Tonkin.

En évoquant ses souvenirs antérieurs, il raconte qu'avant d'entrer à Bicêtre il a fait un séjour à Sainte-Anne. Au delà, dans sa vie, aucun souvenir ne subsiste.

TROISIÈME ÉTAT. Hemiplegie gauche (membres seuls) avec hémianesthésie générale. — Cet état s'obtient en appliquant un aimant sur le bras droit.

Le transfert opéré, l'état est exactement symétrique de l'état ordinaire pour le mouvement comme pour la sensibilité, la zone hystérogène, l'organe d'inhibition de l'attaque convulsive. Le dynamomètre marque 0 à gauche et 36 à droite.

Le malade se réveille à l'asile Saint-Georges, de Bourg, en août 1882; il a dix-neuf ans. La France est en guerre avec la Tunisie, M. Grévy est président de la République; le pape est Léon XIII. Le caractère, les facultés affectives, le langage, la physionomie, les goûts sont semblables au deuxième état. Quant à la mémoire, elle se trouve bornée à une époque antérieure. Il vient de Chartres, chez sa mère, d'où il a été envoyé à Mâcon, chez un grand propriétaire de vignobles où il était employé à la culture. Tombé malade, à plusieurs reprises, il a été soigné à l'hôpital de Mâcon, puis à l'asile de Bourg où il se trouve. Tout ce qui précède, tout ce qui suit cette courte période de sa vie lui est totalement étranger.

QUATRIÈME ÉTAT.

mant sur la nuque.

Paraplégie. Obtenu par l'application de l'ai

La paraplégie est complète, avec contracture en extension. L'anesthésie est étendue sur toute la partie inférieure du corps jusqu'à l'ombilic. Toute la partie supérieure jouit de la sensibilité et du mouvement. Certaines régions sont devenues douloureuses; la zone hỳstérogène de l'hypochondre gauche est transportée dans l'aine droite. La force musculaire est égale dans les deux membres. Essai dynamométrique main droite, 21; main gauche, 25. Il vient de voir MM. Cortyl, Camuset, et autres personnes de l'asile de Bonneval. Il est poli, timide, triste même; sa prononciation est nette, mais son langage est incorrect, impersonnel, enfantin. Il a oublié à écrire et à lire; il épèle les lettres capitales. Son intelligence est très obtuse; sa mémoire confuse ne sait rien des événements ni des personnages de cette époque. Il ne connaît que deux endroits : Bonneval où il croit être, et Saint

Urbain d'où il vient, où il était, dit-il, paralysé, couché. Toute la partie antérieure de sa vie, de sa naissance à l'accident de la vipère qui a causé sa maladie; tout ce qui a suivi l'attaque et le changement spontané d'état à Bonneval, lui sont absolument inconnus. Il ne reconnaît point le lieu où il se trouve et ne nous a jamais vus, nous qui l'en

tourons.

Son occupation ordinaire est le travail à l'atelier des tailleurs; il coud en homme habitué.

CINQUIÈME ÉTAT.

Ni paralysie, ni anesthésie, 14 ans. Obtenu par l'électricité statique, ou par l'application de l'aimant sur la partie antérieure de la tête.

Le malade est débarrassé de toute paralysie, de tout trouble de sensibilité. Il est remarquable d'adresse et d'agilité. La force musculaire est sensiblement égale à la main droite et à la main gauche. Essai dynamométrique : main droite, 18; main gauche, 20. La sensibilité est normale à droite et à gauche.

Il reprend conscience à Saint-Urbain en 1877; il a quatorze ans. Le maréchal de Mac-Mahon est président de la République, Pie IX est pape. Timide comme un enfant, sa physionomie, son langage, son attitude concordent parfaitement. Il sait très bien lire et convenablement écrire. Il connaît toute son enfance, les mauvais traitements qu'il recevait à Luisant, etc.

Il se rappelle avoir été arrêté et condamné à l'internement dans une maison de correction. Il est à la colonie pénitentiaire que dirige M. Pasquier. Il apprend à lire à l'école de Mlle Breuille, l'institutrice de Saint-Urbain. Il est employé aux travaux de l'agriculture. Son souvenir s'arrête exactement à l'accident de la vipère, dont l'évocation amène une crise terrible d'hystéro-épilepsie.

SIXIÈME ÉTAT. - Pas de paralysie, mais hyperesthésie à gauche, 22 ans. Obtenu par l'application de fer doux sur la cuisse droite. Le transfert, dans ce cas, est plus laborieux que le transfert ordinaire; il s'accompagne de convulsions, d'hallucinations, de grandes salutations, etc.

Comme dans l'état précédent, le malade est débarrassé de tous les troubles du mouvement. Essai dynamométrique : main droite, 30; main gauche, 32. La sensibilité est normale au côté droit, mais le côté gauche est le siège d'une très vive hyperesthésie.

Il reprend conscience le 6 mars 1885; il a vingt-deux ans, il connaît les événements contemporains, les personnages au pouvoir; mais Victor Hugo, grand poète, sénateur, est encore vivant.

Ce n'est plus l'enfant timide de tout à l'heure, c'est un jeune homme convenable, ni pusillanime, ni arrogant; il est soldat d'infanterie de marine. Le langage est correct, la prononciation nette. Il lit très bien et écrit convenablement.

Sa mémoire embrasse toute sa vie, à l'exception d'une seule époque, celle où il était paraplégique à Saint-Urbain et à Bonneval. Aussi ne se rappelle-t-il point avoir jamais été tailleur et ne sait-il point coudre.

Voilà donc six états différents de la conscience dont l'ensemble embrasse la vie entière du sujet. Les détails qu'il nous a donnés dans chacun d'eux se sont trouvés conformes aux renseignements renfermés dans les observations de M. Camuset et de M. Voisin, et à ceux obtenus par l'instructeur du conseil de guerre. Cette conformité ne laisse pas d'avoir une grande importance.

Ces états ont tous été obtenus par des agents physiques, parallèlement aux manifestations de la sensibilité et de la motilité, si bien que l'expérimentateur, en agissant sur l'état somatique, peut à son gré obtenir tel ou tel état connu de la conscience, état complet pour l'époque qu'il embrasse, c'est-à-dire avec sa mémoire limitée du temps, des lieux, des personnes, des connaissances acquises, des mouvements automatiques appris (écriture, art du tailleur), avec ses sentiments propres et leur expression par le langage, le geste, la physionomie. La concordance est complète.

Il nous restait à faire l'épreuve complémentaire; agir directement sur l'état de conscience, et constater si l'état somatique se transformerait parallèlement. Pour agir sur l'état psychique, nous n'avons d'autre moyen que la suggestion en somnambulisme. Nous faisons donc la suggestion suivante : V..., tu vas te réveiller à Bicêtre, salle Cabanis. › V... obéit; au sortir du somnambulisme provoqué, il se croit au 2 janvier 1884; l'intelligence, les facultés affectives sont exactement telles que nous les avons vues et décrites dans le deuxième état. En même temps, il se trouve hémiplégique et hémianesthésique à gauche; la force au dynamomètre, la zone hystérogène, tout est transféré comme dans le deuxième état.

Dans une autre suggestion, nous lui commandons de se trouver à Bonneval, alors qu'il était tailleur. L'état psychique obtenu est semblable à celui décrit au quatrième état; et simultanément est apparue la paraplégie avec contracture et insensibilité des parties inférieures du corps.

La démonstration nous parait complète.

1o En agissant sur l'état somatique par les moyens physiques, l'expérimentateur place le sujet dans l'état concordant de sa conscience. 2o En agissant sur l'état psychique, il fait apparaître l'état somatique concordant.

Ce ne sont donc plus des alternances de personnalité qui apparaissent spontanément, au caprice de la maladie, comme dans le cas de Félida (M. Azam) ou dans l'observation antérieure de notre sujet luimême (M. Camuset et M. Voisin). Ce sont ici des relations précises, constantes et nécessaires, entre l'état psychique et l'état somatique, telles qu'il est impossible de modifier l'un sans modifier l'autre parallèlement.

ANALYSES ET COMPTES RENDUS

Étienne Vacherot.

Hachette.

LE NOUVEAU SPIRITUALISME, in-8°. Paris,

M. Vacherot a sa place marquée dans l'histoire de la philosophie française au XIXe siècle 1. Il a eu l'honneur de réveiller les esprits qui s'endormaient dans des doctrines toutes faites, de soumettre à la discussion les formules de la scholastique nouvelle. Ce spéculatif, ce sincère, a connu la persécution, un moment même cette gloire un peu bruyante, qui semble n'aller qu'au charlatanisme. Depuis il a payé cette heure de popularité. La foule s'arroge le droit d'asservir à jamais les libres esprits qu'elle acclame, et que le hasard seul parfois a fait se rencontrer un jour avec ses désirs ou ses rancunes. M. Vacherot a scandalisé les politiciens de son temps. L'empire tombé, il n'avait qu'à se laisser faire, qu'à se laisser porter, pour arriver à tout. Un air de gravité et le silence y suffisaient. Mais ce philosophe naïf a la manie de dire ce qu'il pense. On l'accuse de trahison; il répond fièrement : « J'étais libre penseur, quand le nom était plus noblement porté. Je garde ce nom, dont pouvaient s'honorer les sincères amis de la liberté, alors qu'il y avait pour eux quelques risques à courir. » Il affirme qu'il n'a pas changé. Qui sait? Platon fait la satire de la démocratie, parce qu'il assiste aux scènes de l'agora; Aristote fait la théorie de la démocratie, parce qu'il a vu les soûleries de la soldatesque macédonienne. Pourquoi ne pas accorder à M. Vacherot qu'il est resté ce qu'il était, un amoureux de vérité, un spéculatif épris de ses rêves?

Le nouveau livre de M. Vacherot est comme le testament du philosophe. Il y a toujours quelque chose de touchant et de grave dans la dernière méditation d'un homme qui a consacré sa vie à la recherche de la vérité. Il n'a plus besoin des autres; il n'attend rien d'eux; il sait ce que valent leurs éloges et il n'a que faire de les flatter; c'est ce qui lui semble le vrai, rien de plus, rien de moins qu'il leur offre. L'auteur nous avertit de ne pas chercher dans son œuvre un nouveau système, un démenti au passé; c'est un commentaire et un résumé. « Je puis le redire sans regret ni orgueil, à la fin d'une vie consacrée à la libre

1. Sur la philosophie de M. Vacherot, voyez Revue philosophique, janvier et février 1880.

TOME XX.

1885.

27

« AnteriorContinuar »