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LOI DU 30 MARS 1887 (1), POUR LA CONSERVATION DES MONUMENTS ET OBJETS D'ART AYANT UN INTÉRÊT HISTORIQUE ET ARTISTIQUE (2).

Notice et notes par M. Jules CHALLAMEL, avocat à la Cour d'appel de Paris, docteur en droit.

I. Le xvir siècle, en France, a été une époque de décadence pour la poésie et les arts. Plus la philosophie étendait son empire, plus l'imagination voyait le sien se réduire; l'imitation fervente de l'antiquité qui avait soutenu les premières œuvres de la Renaissance était tombée, et l'art s'était condamné lui-même aux redites les plus stériles, aux copies les plus décolorées. L'inspiration lui manquait.

L'architecture avait été la première frappée. A Paris, les églises de Saint-Roch, de Saint-Sulpice, et de Saint-Thomas-d'Aquin, commencées au siècle précédent et terminées sous le règne de Louis XV, l'église de Sainte-Geneviève (Panthéon), construite de 1764 à 1790, l'École de chirurgie (3), commencée en 1769, sont des exemples caractérisés du haut style de cette période. Le XIXe siècle à ses débuts continua les mêmes traditions qui se prolongèrent sous la Restauration et même au delà (églises de Saint-Pierre du Gros-Caillou, de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, etc..). Il était difficile qu'une réaction ne se produisit pas. Elle

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(1) Journal officiel du 31 mars 1887. -Bulletin des Lois 1887, p. 537; n° 1076. Travaux préparatoires: projet de loi déposé par M. Bardoux, ministre de l'instruction publique et des beaux-arts, le 27 mai 1878; exposé des motifs, J. Off., p. 7528. Second projet de loi, déposé par M. Antonin Proust, ministre des arts, le 19 janvier 1882; exposé des motifs, annexes 1882, p. 168. Rapport, déposé le 8 juillet 1882, ibid., p. 2135. Première délibération, séance du 28 décembre 1882; deuxième délibération, séance du 25 juin 1885. Sénat exposé des motifs, annexes 1885, p. 278; rapport de M. Bardoux, sénateur, déposé le 15 mars 1886, annexes 1886, p. 136; première délibération, séances des 10 et 13 avril 1886; deuxième délibération, séance du 1er juin 1886. Retour à la Chambre exposé des motifs, annexes 1886, p. 238; rapport de M. Antonin Proust, député, annexes 1887, p. 344; adoption, séance du 22 mars 1887. (2) Le singulier pleonasme que présente la rédaction de cette rubrique est dû aux nombreux remaniements que notre loi a subis dans le cours des travaux préparatoires. L'avant-projet de M. Rousse (V. infrà, p. 62, note 1) n'avait dans son intitulé général que les mots suivants: monuments historiques et objets d'art, et, dans la rubrique du titre Ier, cette autre expression monuments et objets d'art ayant un caractère d'intérêt national. Le projet de loi déposé par M. Bardoux en 1878 reproduisait le premier texte. Le projet qui fut examiné par le Conseil d'Etat en 1881 parlait des monuments et objets ayant un intérêt historique et artistique. Enfin celui qui fut présenté aux Chambres en 1882 par M. Antonin Proust portait la rédaction défectueuse que nous lisons aujourd'hui dans le Journal officiel et dans le Bulletin des lois.

(3) Aujourd'hui siège de la Faculté de médecine.

vint en effet, très profonde, très éclatante, et finit par triompher, au prix d'une longue et ardente lutte. Chateaubriand fut l'initiateur de cette révolution nécessaire; le romantisme en sortit, et par un prodigieux retour dans le passé, il alla retrouver la poésie et l'art dans les splendeurs délaissées du moyen âge; il comprit ce qu'il y avait de grandeur et de puissance créatrice dans les monuments de l'architecture gothique. « C'étaient en effet des poètes que ces hommes qui renversèrent les vieilles basiliques pour revêtir la terre de la blanche robe des cathédrales; des générations de poètes, car le maçon qui avait sculpté le portail était mort depuis longtemps quand le forgeron martelait la croix de la flèche >> (1).

Mais que de destructions, que de mutilations, que de restaurations barbares ces monuments n'avaient-ils pas subies! Répudié par le nouveau goût classique, méprisé par la philosophie, trahi par l'ignorance des fidèles, insulté par l'émeute, mis à l'encan par la Bande noire, le vieil art chrétien s'en allait par lambeaux.

Il était temps d'agir; une sorte de croisade s'organisa dans les revues et les journaux de l'école romantique; le Globe, l'Artiste, la France littéraire n'eurent pas de souci plus pressant que de dénoncer la fureur de démolition qui s'était emparée du gouvernement, des municipalités, des conseils de fabrique, du clergé lui-même. Le nouveau parti poussa jusqu'à l'invective ses protestations contre les représentants de l'architecture officielle et le Conseil des bâtiments civils. Dans la Revue des deux mondes, Victor Hugo criait: Guerre aux démolisseurs! et Montalembert, au nom de sa foi catholique, s'indignait du Vandalisme en France (2).

Un roman merveilleux venait de paraître, et la jeunesse enthousiaste qui suivait le maître montait aux différents étages de la vieille cathédrale pour vérifier, le livre en main, les descriptions qu'il en avait faites dans ces deux admirables chapitres Notre-Dame et Paris à vol d'oiseau. Cependant, le cri d'alarme avait été entendu; de nombreuses sociétés d'antiquaires et d'archéologues s'étaient constitués dans les diverses. régions de la France; elles s'appliquaient, avec une sorte de colère jalouse, à rechercher les monuments les plus outragés, les plus menacés. Entre toutes, il convient de nommer la Société française pour la restauration et la décoration des monuments historiques, fondée par M. de Caumont; elle devint le point de ralliement des efforts individuels, et bientôt se sentit assez forte, assez soutenue par l'esprit public, pour entreprendre la publication annuelle du Bulletin monumental (3).

En 1825, avait paru

(1) Aug. Angellier, Étude sur la chanson de Roland, p. 3. (2) Revue des Deux-Mondes, ter mars 1832 et 1er mars 1833. (3) Cette publication compte aujourd'hui 53 volumes. le premier volume des Mémoires de la Société des antiquaires de Normandie, contenant un article écrit deux années auparavant par M. de Caumont. En 1830, M. de Caumont commençait à professer, à Caen, son cours d'antiquités monumentales.

Ainsi, malgré l'indifférence ou l'hostilité des pouvoirs publics (1), de l'Institut, des architectes à la mode, un grand courant d'opinion s'était formé. Ce qu'Alexandre Lenoir avait essayé de faire pour les débris de sculpture et d'architecture échappés au marteau des briseurs d'images de la Révolution (2), quelques milliers d'hommes le faisaient maintenant pour ce qui restait encore debout de notre grand art national. Les sauvetages qui furent alors accomplis, les destructions qui furent conjurées sont innombrables.

Enfin, le gouvernement de Juillet se déclara du parti des artistes et des écrivains en 1830, M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, fit inscrire au budget un premier crédit de 80.000 francs pour subvenir aux réparations les plus urgentes, encourager les administrations locales, et

(1)« Chose étrange! dit M. de Montalembert, la Restauration, à qui son nom seul semblait imposer la mission spéciale de réparer et de conserver les monuments du passé, a été tout au contraire une époque de destruction sans limites... Il n'y a pas un département de France où il ne se soit consommé, pendant les quinze années de la Restauration, plus d'irrémédiables dévastations que pendant toute la durée de la République et de l'Empire; non pas toujours, il s'en faut, par le fait direct de ce gouvernement, mais toujours sous ses yeux, avec sa tolérance, et sans éveiller la moindre marque de sa sollicitude. » -- De l'état actuel de l'art religieux en France (1837).

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(2) Certains apologistes de la Révolution ont soutenu que le législateur de ce temps avait eu le respect du patrimoine artistique de la France. Ils en donnen pour preuve le décret des 11-14 août 1792 (art. 4) qui chargeait la Commission. des monuments de veiller à la conservation des objets pouvant intéresser essentiellement les arts. Mais ce décret est précisément celui qui prescrivait la destruction des monuments susceptibles de rappeler la féodalité, et la partie n'était pas égale entre la liberté de briser donnée à tout le monde et la recommandation de conserver faite à quelques savants et artistes. Plus exprès fut le décret des 16 septembre-15 novembre 1792, « relatif au triage des statues, vases et autres monuments des arts placés dans les maisons ci-devant dites royales et autres édifices nationaux ». Mais, en déclarant « qu'il importait de préserver et de conserver honorablement les chefs-d'œuvre des arts si dignes d'occuper les loisirs et d'embellir le territoire d'un peuple libre », l'Assemblée nationale n'en donnait pas moins l'ordre aux administrateurs d'anéantir tout ce qui était propre à rappeler le souvenir du despotisme. On a dit aussi que, par ces démolitions mêmes, la Révolution avait doté la France d'un musée nouveau et fondé les collections de sculpture que nous admirons aujourd'hui ; en mobilisant subitement de nombreux ouvrages d'art, elle aurait mis en circulation les éléments d'un enseignement artistique qui s'adresse maintenant à tous. M. Courajod, dans son ouvrage sur Alexandre Lenoir et le musée des monuments français aux Petits-Augustins, a démontré que tout avait été destruction de la part des pouvoirs publics à cette époque et que, s'il subsistait encore dans nos musées quelques vestiges, malheureusement bien réduits, de la sculpture du moyen âge, de la Renaissance et des temps modernes, on le devait aux efforts et au dévouement de cet homme qui, seul contre tout un peuple de démolisseurs, avait pris la défense de notre art national. (V. Courajod: Alexandre Lenoir, son journal et le musée des monuments français, 3 vol. in-8°.) — Rien n'est plus affligeant, d'ailleurs, que les vicissitudes du musée des PetitsAugustins Lenoir l'avait peuplé de chefs-d'œuvre, et c'est là que Michelet eut ses premières visions de l'histoire; à la Restauration, il fut regardé comme un établissement révolutionnaire et ses collections furent dispersées, dilapidées ou brisées (V. Vitet: Études sur les Beaux-Arts, t. II, p. 131).

les subventionner dans les sacrifices qu'elles s'imposeraient pour la conservation de leurs monuments. En même temps il confiait à M. Ludovic Vitet le soin de visiter, en qualité d'inspecteur général des monuments historiques, les départements de l'Oise, de la Marne, de l'Aisne, du Nord et du Pas-de-Calais.

De cette inspection M. Vitet rapporta une longue suite d'observations témoignant de l'état de ruine où se trouvaient les plus belles constructions du moyen âge et des actes de vandalisme dont elles avaient tous les jours à souffrir: à Soissons, l'ancienne abbaye de Saint-Jeandes-Vignes venait d'être démolie en grande partie par le génie militaire, et le peu qui restait du cloître était menacé d'avoir le même sort; à Saint-Omer, le conseil municipal faisait sauter à la mine, pour installer à la place un marché aux veaux, l'église de la vieille abbaye de SaintBertin, si célèbre dans notre histoire, et dont la dévastation avait été commencée trente ans auparavant par les acheteurs de biens nationaux; à Reims, pour le sacre de Charles X, on avait fait suspendre des cordes à nœuds au-devant du portail de la cathédrale, et cinq ou six maçons attachés à ces cordes avaient été chargés d'abattre à grands coups de masse toutes les têtes de saints qu'ils pourraient atteindre; on craignait que le bruit du canon et les cris de la foule ne les fissent tomber sur le roi quand il entrerait dans l'église (1).

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Et ce n'était pas seulement dans les départements que régnait ce goût du vandalisme; à Paris même, il fallut toutes les protestations de M. de Chateaubriand pour empêcher la démolition de Saint-Germain-l'Auxerrois (2).

II. L'intervention du gouvernement pouvait être décisive. — En 1834, M. Guizot, ministre de l'instruction publique, institua le Comité historique des arts et monuments en vue de la publication des documents inédits de l'histoire de France et de l'établissement d'un inventaire des monuments d'art et d'archéologie (meubles et immeubles). — Le 29 septembre 1837, un arrêté de M. de Montalivet, ministre de l'intérieur, confirmé bientôt par une ordonnance royale du 19 février 1839, créa la Commission des monuments historiques.

La Commission des monuments historiques avait un double rôle : établir le classement des édifices dignes d'être conservés; procéder d'urgence aux réparations les plus nécessaires.

Des instructions furent adressées aux préfets pour centraliser les renseignements et donner l'unité de direction aux travaux exécutés par les départements et les communes; défense était faite aux administrations locales de faire aucune restauration sans avoir pris l'avis de la Commission et lui en avoir soumis les plans.

(1) Vitet: Rapport à M. le ministre de l'intérieur, 1831 (Études sur les beauxarts, tome II, p. 36.)

(2) Chateaubriand Opinions et Discours,

p. 572.

M. Mérimée, qui avait succédé à M. Vitet dans les fonctions d'inspecteur général, mit au service de l'art toutes les ressources de son esprit curieux, toute la finesse de son jugement, toute l'élégance et la clarté de son style. Sous sa direction, les travaux furent poussés avec une activité croissante; les recherches archéologiques se développèrent et parvinrent au plus haut degré d'exactitude; l'initiative des particuliers fut à la fois contenue et encouragée; une école nouvelle d'architectes et d'ouvriers habiles fut constituée.

«En effet, il ne suffit pas, pour maintenir intacte une œuvre d'art, d'être possédé de la volonté de la conserver: il faut avoir acquis les connaissances nécessaires pour pouvoir la restaurer sans altérer son caractère et sans faire disparaître des traces précieuses aux yeux de l'archéologue de l'architecte, de l'historien, de l'homme de science et de goût.» (1). De telles connaissances supposent un labeur immense : « Ce qui distingue l'architecture française de toutes celles de l'Europe, dit M. Viollet-le-Duc (2), c'est que, pendant plus de dix siècles, elle a été cultivée par plusieurs écoles originales nées spontanément dans différentes provinces, travaillant à l'envi l'une de l'autre d'après des principes et avec des procédés différents, imprimant chacune à ses ouvrages son caractère propre et comme un cachet national. Dès le xe siècle, chacune de nos provinces avait ses artistes, ses traditions, son système, et cette étonnante variété dans l'art a produit presque partout des chefs-d'œuvre, car, sur tous les points de la France, le génie de nos artistes a laissé la forte empreinte de sa grandeur et de son originalité. »

Les crédits portés au budget furent successivement augmentés; ils étaient, en 1836, de 120.000 francs; en 1838, de 200.000 francs; en 1839, de 400.000 francs; en 1848, de 800.000 francs; en 1839, de 1.100.000 francs; ils s'élevèrent, en 1882, jusqu'à 1.580.000 francs. Au total, les sommes dont la Commission eut à faire l'emploi, de 1831 à 1886, atteignirent le chiffre de 45 millions; il faut y joindre encore les sommes bien plus considérables qu'elle a obtenues de l'administration des cultes, de celle des bâtiments civils, des départements, des communes, des fabriques, hospices, etc., ainsi que des particuliers (3).

Quant au classement, il ne pouvait se faire que très lentement, à mesure que s'établissait l'inventaire artistique de la France, réclamé par M. Guizot. Une liste provisoire, comprenant plus de deux mille monuments, fut publiée dans une note du ministère d'État, en 1862. Une liste revisée fut dressée en 1875.

(1) Observation empruntée aux notes de M. Lefebvre des Vallières, inspecteur général des monuments historiques et reproduite dans les travaux préparatoires: exposé des motifs du projet de loi (Chambre, annexes 1882, p. 168).

(2) Les Monuments historiques de France à l'Exposition universelle de Vienne en 1873 (Imprimerie nationale, 1876), rapport de M. E. du Sommerard, p. 3. (3) Depuis 1885, les crédits accordés à la commission des monuments historiques ont été quelque peu réduits; au budget de 1887, ils n'étaient plus que de 1.400.000 francs; il est question de les réduire encore pour 1888.

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