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V

L'INCONSCIENT DANS LE JUGEMENT ESTHÉTIQUE

ET LA

PRODUCTION ARTISTIQUE.

Sur la définition du beau, deux doctrines se sont de tout temps trouvées en opposition; et, malgré les essais de conciliation, elles prétendent avoir raison sur leur terrain différent. Les uns, avec Platon, soutiennent que l'art élève l'âme humaine au-dessus de la beauté naturelle, et déclarent que ce fait est inexplicable, si l'âme ne possède pas l'idée innée de la beauté. Appliquée à un objet déterminé, cette idée s'appelle l'idéal. C'est en comparant à cet idéal les produits de la nature, que nous jugeons ce qui est beau, ce qui ne l'est pas : le jugement esthétique est donc un jugement synthétique à priori. Les autres démontrent que les œuvres de l'art, où ce prétendu idéal trouverait sa plus complète expression, ne contiennent aucun élément qui ne soit fourni par la nature. L'artiste, qui travaille à réaliser l'idéal, ne fait que retrancher la laideur, rassembler et combiner les éléments de la beauté, qui se rencontrent isolément dans la nature. La science esthétique, en se perfectionnant, prouve de plus en plus, selon ces mêmes philosophes, que les jugements de l'âme sur le beau dépendent de certaines conditions psychologiques; et l'on devrait s'attendre à voir bientôt le domaine des créations esthétiques éclairé complétement et débarrassé de tous les mystérieux éléments à priori.

Je crois que les deux écoles ont en partie raison, en partie tort.

Les empiriques ont raison d'affirmer que tout jugement esthétique doit dépendre de conditions psychologiques et physiologiques. Ce sont eux particulièrement qui créent la science esthétique, tandis que les idéalistes, avec leur hypothèse, s'interdisent la possibilité de la constituer. A dire vrai, les idéalistes n'ont contribué au développement de l'esthétique qu'autant qu'ils ont suivi avec plus ou moins de conscience la méthode des empiriques; ils ont dû emprunter à l'expérience les matériaux dont ils se sont servis pour enrichir véritablement leur science. Mais admettons que les empiriques aient atteint leur but, et qu'ils aient conduit jusqu'aux derniers éléments l'analyse du jugement esthétique. Ils n'auraient encore démontré que l'accord du beau avec les lois de la réalité, et prouvé qu'il participe ainsi que l'esprit lui-même à la vie universelle. Mais la nature du jugement esthétique dans la conscience individuelle serait toujours laissée sans explication. Par l'affirmation qui est tacitement au fond de leur théorie, à savoir que connaître l'accord du beau avec les lois de la nature, et juger qu'une chose est belle, c'est pour la conscience du sujet une seule et même chose, les empiriques soutiennent une doctrine inadmissible, que toute observation impartiale de soi-même, et le témoignage du goût le plus simple comme le plus raffiné se chargent de démentir. Les idéalistes ont raison de soutenir contre leurs adversaires que le jugement esthétique se fait en dehors de la conscience; qu'il précède le jugement esthétique conscient; et par conséquent est pour la conscience quelque chose d'à priori. Mais ils ont tort, à leur tour, de nier l'activité propre de la faculté esthétique à priori, en affirmant que l'idéal est fixé une fois pour toutes; qu'il vient Dieu sait d'où, et que son existence ne nous est pas connue par la conscience. Le lien objectif de la faculté esthétique avec les autres facultés de l'esprit demeure ainsi éternellement incompréhensible; et le caractère immuable de l'idéal ne peut se soutenir en regard de la diversité infinie des cas particuliers qu'il doit expliquer. Dès que l'idéalisme esthétique veut aller au delà de la dé

monstration générale de son principe, dès qu'il aborde la riche diversité des faits, il se voit forcé de reconnaître que son idéal abstrait, que son unité indéterminée du beau ne peut être admise; et de reconnaître que le beau n'existe que dans le particulier le plus concret, puisque l'individu seul est visible (ainsi l'idéal humain se divise en idéal de l'homme et en idéal de la femme; et, dans le premier, il faut distinguer celui de l'enfant, de l'adolescent, du jeune homme, de l'homme, du vieillard; et l'idéal de l'homme å son tour se répartit entre les types différents d'Hercule, d'Ulysse, de Jupiter, etc.). L'idéal concret n'est donc plus un type unique, indéterminé, mais une multitude infinie de types très-déterminés. Affirmer l'existence éternelle de ces types déterminés en nombre infini, c'est, à la place du miracle unique de l'idéal abstrait, substituer une multitude infinie de types miraculeux. Si l'on croit échapper à cette difficulté en disant que l'idéal indéterminé est un principe changeant, qui engendre, suivant les cas, la multitude des types particuliers, il faudrait d'abord que ces déterminations. concrètes résultassent de l'activité propre d'un esprit. On devrait ensuite reconnaître que l'idéal indéterminé de la beauté unique est entièrement incapable de se déterminer ainsi par sa seule vertu, puisque ce qui est absolument vide ne peut tirer de soi aucun contenu. Le processus créateur de l'esprit inconscient, qui a pour résultat de produire dans la conscience l'idéal concret, n'est donc nullement expliqué par l'hypothèse d'un idéal abstrait, et n'a pas besoin d'ailleurs d'y recourir. Il porte en soi-même le principe formel du développement esthétique; à quoi bon chercher ce principe dans la conception impossible d'un idéal absolu de la beauté? C'est ainsi que, dans les cas particuliers, l'idéal concret de la beauté se forme en dehors de la conscience: telle est la théorie des modernes esthéticiens idéalistes, comme Schasler. L'idéalisme esthétique ainsi entendu est mûr pour se concilier et se fondre avec l'empirisme esthétique. Tout en concevant avec raison le développement formel de l'idéal concret comme un processus à priori, incon

scient, il reconnaît que nous devons tirer à posteriori de la conscience empirique la riche et infinie diversité des types concrets de perfection: c'est sur ces matériaux que l'analyse, la réflexion et la spéculation philosophique peuvent ensuite travailler.

Prenons un exemple très-simple. L'idéalisme abstrait devrait juger le ton, l'harmonie et le timbre d'après des types idéaux correspondants; et, selon qu'ils s'en rapprochent plus ou moins, en déterminer la beauté. Helmholtz, au contraire (Sur la perception des sons), démontre que, dans les trois cas, le plaisir esthétique doit être considéré comme la négation d'une sensation douloureuse. L'oreille souffre d'un bruit confus, des dissonances et d'un timbre. désagréable, comme l'œil est troublé par la vue d'une lumière vacillante. Ce déplaisir n'est plus esthétique, mais ressemble à une faible douleur physique, comme la colique, le mal de dents, ou comme l'impression produite par le froissement du diamant sur une feuille d'ardoise. Le plaisir esthétique causé par les éléments sensibles de la musique est donc en rapport objectif avec la douleur physique. Mais le jugement esthétique : « ce ton, cette harmonie, ce timbre sont beaux, ne provient pas de ce que, à l'audition, je me dis en moi-même : « Je ne ressens maintenant aucune souffrance; et pourtant la fonction de mon organe est doucement avivée : ergo je ressens du plaisir. » De tout cela ou de raisonnements semblables, la conscience ne nous dit absolument rien. Pour la conscience, le plaisir accompagne immédiatement l'audition des sons. Il est là comme une évocation magique, sans que l'attention la plus énergique aux phénomènes, qui se passent dans la conscience, soit en état de nous apprendre quelque chose sur la formation de ce plaisir. Il ne s'ensuit pas que la science des conditions objectives du phénomène ne corresponde pas à un processus réel dans l'Inconscient. Mon opinion est, au contraire, que la chose est vraisemblable: mais, de tout ce travail de l'esprit inconscient, c'est le résultat seul que la conscience saisit. Il faut reconnaître d'abord

que ce résultat apparaît soudainement après la perception complète des impressions sensibles; et, en cela, se manifeste encore une fois le caractère instantané des processus qui s'accomplissent au sein de l'Inconscient, et leur concentration dans un moment indivisible, en dehors de la durée. En second lieu, ce n'est pas un jugement esthétique, mais une sensation de plaisir ou de déplaisir, qui se produit dans la conscience,

Il reste un dernier point à examiner les obscurités, que la question présente encore, en recevront leur meilleur éclaircissement. Ainsi que Locke l'a observé, les mots qui désignent les propriétés sensibles des corps, comme doux, rouge, mou, ont une double signification, bien que le jugement vulgaire les confonde dans la pratique, sans inconvénient. Ils représentent, premièrement, l'état de l'âme qui perçoit et sent; en second lieu, la propriété des objets extérieurs, qui est considérée comme la cause de cet état de l'âme. Toute sensation, prise en soi, est un fait simple. Mais en séparant par abstraction, de plusieurs séries d'impressions semblables, les éléments communs qu'elles présentent, on forme les notions du doux, du rouge, du mou. En rapportant maintenant les causes objectives des sensations ainsi abstraites à certaines propriétés spéciales des objets, qui nous sont déjà connus par les autres impressions qu'ils font sur nous, nous formons les jugements suivants : « Le sucre est doux, la rose est rouge, la fourrure est molle.

Le jugement esthétique se forme de la même manière. L'âme trouve en soi une foule de sensations, qui, bien que différentes entre elles par certains caractères, ont pourtant une si grande ressemblance, qu'on en peut détacher un élément commun pour en faire le concept d'une propriété à laquelle on donne le nom de beauté. Mais comme la cause de ces sensations est rapportée aux objets extérieurs, qui se composent pour nous de l'assemblage des perceptions simultanées qu'ils nous envoient, cette cause est définic comme la propriété des objets, et reçoit également le nom

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