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OPINIONS

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De M. Ferdinand Brunetière

M. Paul Desjardins le redisait hier même, à l'occasion de M. Taine; et M. Jules Lemaître l'a dit vingt fois pour une; mais c'est peut-être M. Anatole France, dans un article sur M. Jules Lemaître, qui a le plus énergiquement revendiqué, pour la critique, le droit de n'être plus désormais que personnelle, impressionniste, et, comme on dit, subjective.

Il n'y a pas plus de critique objective qu'il n'y a d'art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu'eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu'on ne sort jamais de soi-même. C'est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l'œil à facettes d'une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d'un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c'est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d'avouer que nous parlons de nous-mêmes chaque fois que nous n'avons pas la force de nous taire. » On ne saurait insinuer, en vérité, d'une façon plus habile, des choses plus fallacieuses »; brouiller avec plus d'assurance qu'il n'y a rien d'assuré.

Que d'ailleurs cette manière d'entendre la critique ait de grands avantages, je n'en disconviens pas. Elle souffre, ou plutôt encore elle autorise toutes les complaisances et toutes les contradictions. La « relativité » des impressions clairvoyantes explique tout et répond à tout. En ne nous donnant pas ses opinions comme

vraies, mais comme siennes la critique impressionniste se ménage le moyen d'en changer; et l'on sait qu'elle ne s'en fait point faute. Elle dispense, avec cela, d'étudier les livres dont on parle et les sujets dont ils traitent, ce qui est parfois un grand point de gagné. << Faut-il essayer de vous rendre l'impression que j'ai éprouvée en lisant le deuxième volume de l'Histoire du Peuple d'Israël? nous demandait naguère M. Anatole France. Faut-il vous montrer l'état de mon âme quand je songeais entre les pages? » Et sans attendre notre réponse, car, après tout, nous autres, officiers du 199 d'infanterie ou négociants de la rue du Sentier, je suppose, et bonnes gens de Carpentras ou de Lander

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neau, pourquoi serions-nous si curieux de l'état de l'ame de M. France? - M. France nous raconte qu'aux temps de son enfance il avait parmi ses joujoux « une arche de Noé peinte en rouge, avec tous les animaux par couple, et Noé et ses enfants faits au tour. Si le procédé est ingénieux, on voit qu'il est surtout com

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mode. Grâce à son « arche de Noé, M. France n'a pas eu besoin seulement de lire l'Histoire du Peuple d'Israël il a songé entre les pages du livre; et, comme il est M. France, il n'en a pas moins très agréablement parlé. La Critique impressionniste. Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1891.

De M. Bernard Lazare.

M. Anatole France est le fils de Renan, dont M. Jules Lemaître est le singe. C'est un écrivain délicat et pervers, ironique et sentimental, infiniment crédule et très sceptique, plein de grâce et de souplesse. Il est d'esprit agile, d'intelligence plus étendue que profonde, il sait avec art tourner autour de toutes choses, mais il ne pénètre jamais au fond. Son cerveau est meublé, mais les meubles y sont en désordre, et, s'il a des idées, il ne sait pas les ordonner.

C'est une nature étrange. Il connait le rythme des formes, mais il ignore l'harmonie des essences; il est bon parnassieu et médiocre philosophe, il écrit des contes charmants et n'a jamais su composer un livre. Il est précis dans les détails, diffus dans l'ensemble, très clair et très confus, à la fois net et ambigu, et, pareil au barbet de Faust, il va vers son but en traçant des cercles concentriques.

Il fit jadis de la critique avec plus de dilettantisme que de conviction, avec plus de fantaisie que de franchise, mais toujours avec beaucoup d'art. Dans ces fonctions si graves qu'il exerçait au journal Le Temps il examinait les œuvres de ses contemporains avec autant de mauvaise volonté que d'indifférence. Comme il chérissait le passé, il en oubliait le présent, et il dissertait habilement sur Kadmos, lorsque de tumultueux jeunes hommes imploraient des conseils sur le temps présent.

M. France a toujours, d'ailleurs, cultivé l'à peu près;

à peu près théorique, critique et philosophique, car ce poète scrupuleux des règles est le plus irrésolu des moralistes, le plus déséquilibré des métaphysiciens.

Il est nerveux et impressionnable; il tourne au vent qui souffle, et, parfois, son impressionnabilité se transforme en une singulière vertu d'assimilation. Aussi n'est-il souvent qu'un marqueteur ingénieux, un adroit mosaïste. Mais il est surtout le plus délié des rhéteurs, le plus consistant des sophistes.

Il a hérité de l'âme de ces Grecs de la décadence, qui savaient parer le vrai, farder le faux, vivre de l'un et de l'autre. Dans la littérature, il joue le rôle d'un chantre de Sixtine : il a la voix pure et l'irrésolution. On l'écoute sans déplaisir; il séduit, mais il inspire plus d'intérêt que d'admiration. Doux, et même timide, c'est un homme paisible qui met, je crois, sa tranquilité au dessus de ses convictions, un de ces hommes qu'une croyance aurait géné et que la crainte à rendu tolérant. De là, l'indécision de M. Anatole France. Il ne sait jamais quels principes passagers lui donneront le plus de quiétude. Il est comme tous les sceptiques, il manque de ces certitudes qui contribuent à donner la paix ; aussi n'aime t-il pas l'intransigeance. Il redoute les opinions trop nettes, et, s'il ne les attaque pas, par prudence. il il sait les éviter par raison.

FIGURES CONTEMPORAINES.

Ceux d'Aujourd'hui. Ceux de demain. (1895, Perrin).

De M. Jules Lemaître.

Sa contemplation est pleine de ressouvenirs. Je ne sais pas d'écrivain en qui la réalité se reflète à travers une couche plus riche de science, de littérature, d'impres sions et de méditations antérieures. M. Hugues le Roux le disait ici même dans une élégante chinoiserie : « Toutes les choses de ce monde sont réverbérées, les ponts de jade dans les ruisseaux des jardins, le grand ciel dans

la nappe des fleuves, l'amour dans le souvenir. Le poète, penché sur ce monde d'apparences préfère a la lune qui se lève sur les montagnes celle qui s'allume au fond des eaux, et la mémoire de l'amour défunt aux voluptés présentes de l'amour ». Eh bien pour M. Anatole France, les choses ont coutume de se réfléchir deux ou trois fois, car, outre qu'elles se réfléchissent les unes dans les autres elles se réfléchissent encore dans les livres avant de se réfléchir dans son esprit. « Il n'y a pour moi dans le monde que des mots, tant je suis philologue! dit Sylvestre Bonnard. Chacun fait à sa manière le rêve de la vie. J'ai fait ce rêve dans ma bibliothèque. » Mais le rêve qu'on fait dans une bibliothèque, pour s'enrichir du rêve de beaucoup d'autres hommes, ne cesse point d'être personnel. Les contes de \M. Anatole France sont, avant tout, les contes d'un grand lettré, d'un mandarin excessivement savant et subtil; mais parmi tout le butin offert il a fait un choix déterminé par son tempérament, par son originalité propre ; et peut-être ne le définirait-on pas mal un humoriste érudit et tendre épris de beauté antique. Il est remarquable, en tout cas, que cette intelligence si riche ne doive presque rien (au contraire de M. Paul Bourget) aux littératures du Nord: elle me paraît le produit extrême et très pur de la seule tradition grecque et latine.

Les Contemporains, 2 série, (1895).

De M. Fernand Gregh.

Je crois qu'on donnera à traduire aux enfants, quand le français sera une langue morte, des fragments d'Anatole France, comme par exemple nous avons traduit en troisième, Le Songe ou le Coq, de Lucien de Samosate. Anatole France n'est-il pas d'ailleurs une sorte de Lucien, polygraphe, moqueur et artiste comme lui. C'est un

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