Imágenes de páginas
PDF
EPUB
[blocks in formation]

C'était en 1874; on discutait à l'Assemblée nationale la loi sur l'enseignement supérieur. La gauche avait paru jusqu'alors, malgré quelques écarts passagers, tenir à honneur de ne pas répudier le programme de l'école libérale. Ce n'est pas que l'animosité religieuse ne se réveillât chez elle à certaines heures, mais elle hésitait à sacrifier les principes qu'elle honorait depuis près d'un siècle, à une passion de parti, à la crainte ou à la haine de ce qu'on appelle le « cléricalisme ».

M. Challemel-Lacour fut assez osé pour rompre en visière avec l'ancien programme et apporter à la tribune une négation nette et catégorique de la liberté d'enseignement:

« Je vous dirai que pour ma part je ne crois pas à cette liberté et j'ajouterai qu'il est en vérité fort étrange qu'une prétention inconnue à l'ancienne France..... et qui a été victorieusement combattue jusqu'en 1850, soit tout à coup passée à l'état d'axiome et érigée, ce qu'elle paraît être, aujourd'hui, en principe indiscutable..... Cette question intéresse au plus haut point, non seulement l'honneur intellectuel de notre pays, mais encore l'unité morale de la France, la sécurité de notre gouvernement civil, et j'ajouterai, notre situation à l'extérieur. »

L'unité morale de la France! voilà le grand mot prononcé. C'est la devise du parti autoritaire qui va bientôt se former et recommencer au profit d'une doctrine ou plutôt d'une négation de doctrine, la conduite politique de l'ancien régime. L'Assemblée nationale fut froissée de ces paroles. Elle applaudit vivement la riposte de M. Laboulaye, disant à M. Challemel-Lacour: « Vous reprenez cette thèse éternelle de la jalousie des partis les uns contre les autres qui a, de tout temps, tenu la France dans la

servitude, et vous ne voyez pas que vous faites les affaires du pouvoir absolu. » La liberté d'enseignement fut votée à une grande majorité.

La déclaration de M. Challemel-Lacour n'en marque pas moins une date importante. Elle annonce la scission d'un parti. A partir de ce jour, la gauche commença à se diviser et elle se divisa tous les jours, de plus en plus profondément en deux groupes, le groupe libéral et le groupe autoritaire : le premier composé principalement d'illustres parlementaires, fidèles à leur passé, à leurs revendications d'autrefois, à leurs convictions larges et généreuses, le second recruté plutôt dans l'élément jeune, téméraire, violent par inexpérience, par tempérament et par animosité contre l'influence religieuse.

Il suffit de quelques années pour faire passer la direction de la République de la première école aux mains de la seconde.

Lorsqu'en 1882 M. Jules Simon déposait le rapport de la commission du Sénat chargé d'examiner le projet Dufaure, la direction des esprits était complètement changée. Dix années auparavant, lors de la discussion du projet Bertauld, l'Assemblée nationale avait applaudi à l'égalité consacrée par la loi qu'on lui proposait; elle n'avait été tourmentée que d'une seule préoccupation, c'était de soustraire d'une manière réellement efficace la liberté de s'associer aux caprices intéressés du gouvernement. Tout le débat avait roulé sur cette unique question: la loi ne devrait-elle pas être plus libérale et ne conviendrait-il pas d'effacer même l'autorisation judiciaire préalable?

M. Jules Simon présentait un projet qui ne connaissait plus aucune sorte d'autorisation préalable. Il demandait la liberté absolue. Quand le Sénat examina sa proposition, la discussion porta, cette fois encore, sur un seul point, mais c'était celui de savoir, s'il était nécessaire d'octroyer

à tous cette liberté, s'il ne convenait pas de faire des exclusions, de déroger au principe d'égalité, si, en un mot, il ne fallait pas inscrire dans la loi des exceptions contre les congrégations religieuses.

En 1872, on s'était demandé un instant s'il n'était point juste de favoriser ces congrégations; en 1882 et 1883, on combattait dans une brillante joute oratoire, le projet Jules Simon parce qu'il ne les plaçait pas dans une situation humiliée, précaire et dépendante. Le revirement était complet. La campagne menée par M. Ferry contre les communautés religieuses au nom des lois existantes, le rejet de l'article 7, les décrets de dissolution qui apparaissaient comme une revanche du pouvoir exécutif, tout contribuait à exciter encore davantage les esprits. La gauche acclamait de plus en plus le programme autoritaire. Elle commençait même à y mettre de l'entêtement, de l'amour-propre.

« Allons droit au fait, s'écriait M. Corbon; ce qu'on nous propose de voter, c'est une loi réparatrice de l'exécution des décrets. C'est une amende honorable qu'on nous demande de faire indistinctement aux congrégations dissoutes, et, la majorité parlementaire ayant approuvé cette exécution, on en appelle d'elle-même à elle-même. » Puis M. Corbon, et M. Tolain à sa suite, prononçaient de véritables réquisitoires contre les congrégations, l'esprit auquei elles obéissent, l'enseignement qu'elles répandent, leur attitude à l'égard des libertés et de la société moderne.

"N'en déplaise à notre honorable collègue M. Tolain, s'empres sait de répondre M. Jules Simon, il n'y a de lois libérales que celles qui sont libérales pour tous. On nous dit souvent : Si vous donnez la liberté à ceux qui ne l'aiment pas, vous ne serez que des dupes! Eh bien, moi, je réponds, sans examiner si, oui ou non, on aime la liberté dans le parti où vous dites qu'on ne l'aime pas, je réponds qu'on n'est libéral qu'à une condition, c'est de donner la liberté même à ceux qui ne veulent pas de la liberté ; si l'on n'est pas dans ces sentiments, on ne sait pas en quoi la liberté consiste; si l'on n'est pas dans ces sentiments, autant dire qu'on n'aspire à

l'autorité que pour se conduire, quand on est au pouvoir, comme ceux qu'on y a remplacés. En vérité, que nous importe, messieurs, que le pouvoir porte tel ou tel nom s'il reste oppressif..... Ce ne sont pas seulement les congrégations, surtout les congrégations non autorisées; c'est le catholicisme lui-même, peut-être le christianisme et presque la religion qui est au fond de vos préoccupations..... Non, non, ce n'est pas pour un certain nombre de moines qu'on a commencé la campagne qui se poursuit depuis deux ou trois ans. Tous les arguments que vous présentez ont une conclusion beaucoup plus étendue. Il y a quelqu'un qui l'a dit. Ce n'est pas celui qui a prononcé ce mot: Le cléricalisme, voilà l'ennemi, c'est celui qui a dit : Il faut déchristianiser la France. " - Je me demande si vous le pouvez, et je réponds que vous ne le pouvez pas. Et si on ne le peut pas, et si vos arguments y conduisent tous, je me demande ce que sont vos arguments, ce que c'est que la guerre que vous faites et ce que c'est que la politique que vous servez. „

[ocr errors]

Passant ensuite en revue les diverses objections de MM. Corbon et Tolain, l'orateur libéral démontrait que le législateur moderne n'a pas à se préoccuper des vœux religieux et qu'il n'a point, par conséquent, à les défendre.

Quand vous venez invoquer l'abdication de la volonté comme un motif pour enlever la liberté aux congrégations, vous nous apportez un argument qui n'est pas solide,- je ne crois pas,au fond, que cet argument vous touche profondément..., je crois plutôt que c'est l'argument contraire qui vous préoccupe. Ce n'est pas l'abdication des moines, c'est leur action que vous redoutez. C'est leur action que vous voulez gêner par vos lois, par vos exclusions, par vos expulsions. » Et il terminait par ces paroles qu'accueillaient les applaudissements répétés de la droite et du centre : « Je le répète aimez la liberté des autres! Voilà ce qui fait l'honneur d'un pays, l'honneur d'un parti, et, je le dis avec un certain orgueil, ce qui fait l'honneur d'un homme. »

MM. Clamageran, Chesnelong, Gavardie montèrent successivement à la tribune, le premier pour combattre le

[ocr errors]

projet, les deux autres pour le soutenir. Un souffle d'éloquence noble et élevé anime tout le discours de M. Chesnelong. Mais la lutte décisive s'établit entre le gouvernement représenté par le ministre de l'intérieur, M. Waldeck-Rousseau et M. Jules Simon, le rapporteur de la proposition.

[ocr errors]

M. Waldeck-Rousseau désirait mettre en pratique la théorie autoritaire qu'exposait M. Challemel-Lacour en 1874. Sa définition de la liberté en est la négation même. « Je crois, dit-il, que s'il y a une définition sûre en matière de liberté, c'est celle-ci : il n'y a pas une liberté vraie qui puisse être une menace pour l'État. N'est-ce point là le langage des doctrines du passé, une restauration de la maxime du salus populi, enveloppée dans la littérature d'une périphrase? Jamais les gouvernements despotiques n'ont édicté une défense sans invoquer quelque péril. Tout ce qui leur déplaisait était présumé dangereux.

L'impossibilité d'envelopper toutes les associations dans une même conception, dans une même déclaration de principes, M. Waldeck-Rousseau l'affirme au nom des traditions politiques, et il ne rougit pas d'invoquer l'ancien régime le plus reculé. Les congrégations religieuses lui paraissent, d'ailleurs, n'avoir rien de commun avec les associations ordinaires; tous les caractères qu'on peut relever en elles font ressortir, à son avis, « des contrastes et des contraires » qui ne sauraient échapper à personne. Deux faits particulièrement le frappent. C'est, d'abord, que les congrégations vont recruter leurs adhérents partout, à l'étranger comme en France, et presque toujours leur chef au même endroit.« On dit, il est vrai, que les frontières sont quelque chose d'artificiel. Mais je mande comment le projet n'a pas trouvé une précaution à prendre contre ces conceptions si larges, qu'elles prennent, dit-on, toute l'humanité, et si étroites, suivant

me de

com

$

« AnteriorContinuar »