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La constitution juridique de l'État reposerait sur une fietion, celle des provinces et des communes également sur une fiction, celle de toutes les grandes sociétés commerciales, toujours sur une fiction. Singulières étrangetés dont les littérateurs, amis de la plaisanterie, pourraient à juste titre faire des gorges chaudes. Et puis, voyez comme la bizarrerie du principe se réflète dans tous les détails. On parle de personnes morales, oubliant que Dieu seul a le pouvoir de faire jaillir du néant les personnalités qu'il lui plaît de créer. Pareil à Moïse dont la baguette magique faisait sortir de l'eau du rocher, le législateur n'a qu'à frapper de son sceptre pour créer l'être juridique. Six lignes sont imprimées dans le Moniteur et voilà un nouvel individu qui paraît sur la scène du monde. Individu d'une curieuse espèce cependant, qui vivra dans les nuages de l'abstraction, tout en agissant sur cette terre par l'intermédiaire de représentants en chair et en os. Individu qui ne commande et ne préside à toutes les opérations que pour la forme; qui est sans raison, sans volonté, à moins que vous ne lui attribuiez complaisamment la raison et la volonté des membres qui composent l'assemblée générale; qui peut ordonner des crimes ou des délits sans avoir la crainte d'attirer jamais sur sa tète la moindre pénalité, car la justice répressive ne frappe que les personnes physiques ayant poussé ou participé à la perpétration de l'infraction (1). Individu à l'existence incertaine, mis hier au

(1) Les criminalistes se trouvent ici fort gênés. Ils déclarent que les êtres collectifs, étant dépourvus de volonté, ne peuvent être punis; la responsabilité pénale est individuelle, elle frappe les membres du corps ou de la communauté. Le raisonnement est logique. Mais lorsqu'il s'agit d'une réparation pécuniaire, d'une responsabilité civile, alors ils modifient leurs conclusions. Ils affirment que cette dernière responsabilité peut incomber à un être collectif, qu'il est légitime de contraindre les personnes juridiques au paiement de certaines indemnités. La contradiction est manifeste. L'obligation de réparer un dommage suppose,

monde par la fantaisie du pouvoir et peut-être anéanti demain par un caprice du législateur. Individu sans relations, sans famille, sans parenté et par conséquent aussi sans héritiers. Individu fictif qui dépend d'un autre individu fictif, attendu que la personnalité de l'État est ellemême une fiction. Individu fictif, qui possède des richesses considérables et dont la succession est convoitée par l'autre individu fictif à la merci duquel il se trouve. Individu fictif qui déroute jusqu'aux dernières lois de la nature, qui continue à vivre et à posséder même après sa mort, puisque la jurisprudence veut que la personnalité civile persiste après la dissolution de la société et jusqu'à la fin de la liquidation. (Cour de cass. franç., 29 mai 1865; - art. 111 de la loi belge sur les sociétés du 18 mai 1873.) Quel enchaînement de fantaisies curieuses! Quelle litanie de propositions étonnantes et combien nos arrière-neveux se moqueront de nous, en voyant qu'après avoir raillé les futilités, les petites misères du droit romain, nous avons conservé un pareil engrenage de formules capricieuses et paradoxales !

On comprend que les anciens jurisconsultes durent être fort embarrassés pour expliquer l'organisation délicate et complexe des grandés sociétés, et notamment des grandes sociétés d'intérêt public. Il se produisit dans le principe un phénomène analogue à celui que nous avons vu se réaliser naguère sous nos yeux dans le droit commercial. Il est des faits, des opérations juridiques, des simplifications, que commandent et imposent les nécessités de la vie pratique. Ces manœuvres étonnent au premier abord

aussi bien que l'obligation de supporter une peine, la culpabilité de la personne responsable.

Comment sortir de cette impasse, si l'on ne soutient pas, comme nous le ferons plus loin, que le patrimoine de l'être moral n'est en réalité que le patrimoine de la collectivité, c'est-à-dire des divers membres qui composent la communauté ?

le légiste, elles le déroutent dans ses combinaisons et dans son système. Quels obstacles la lettre de change n'a-t-elle pas eu à vaincre avant d'être admise dans la série des actes légitimes, et que d'années on a tâtonné pour mettre son mécanisme en harmonie avec les anciens principes! Les sociétés par actions n'ont pas causé moins d'insomnies aux disciples de Cujas, et elles eussent été peut-être violemment étouffées à leur berceau, si elles n'avaient pas eu pour soutien la ténacité invincible de l'esprit de lucre et de spéculation. Lorsqu'on rencontre encore aujourd'hui des hésitations et des incertitudes au sujet d'actes qui nous sont devenus aussi familiers, n'est-il pas facile de s'imaginer la perplexité des juristes en face des grandes associations publiques, de l'État, de la commune, de leurs besoins considérables auxquels il fallait satisfaire à tout prix et sans trop tarder? Il n'y avait pas à discuter longuement. Une organisation générale s'imposait et on l'adopta comme par instinct, quitte à laisser à l'avenir le soin d'une justification théorique et raisonnée. Et lorsque plus tard cette justification arriva, elle vint par la voie la plus facile. On ne se contenta point des règles ordinaires du droit privé, on créa des formes neuves et exceptionnelles, on expliqua le fonctionnement de l'ensemble à l'aide de fictions, comme des enfants qui imagineraient des esprits pour servir de lampadaires ambulants au soleil et à la lune. Ainsi naquit l'idée de la personnalité civile.

On ne peut assurément pas faire un crime aux hommes. du passé d'avoir tenté une entreprise au-dessus de leurs forces et d'avoir construit, ce que j'appellerai au point de vue scientifique une hypothèse, pour donner la clef des difficultés qui se présentaient à eux. Mais la question est de savoir si nous ne sommes pas à même, à l'heure présente, de remplacer cette hypothèse par l'énoncé des lois générales dont elle a toujours tenu lieu. Nous est-il, ou

ne nous est-il pas encore possible de substituer la réalité à la fiction, la vérité à la création arbitraire, la loi à l'hypothèse? Voilà bien le noeud du problème.

Circonstance curieuse, notre jurisprudence et notre doctrine vont, à mesure qu'elles se développent, resserrant de plus en plus le cercle de la personnalité fictive. Il y a quelques années, les meilleurs jurisconsultes apercevaient presque partout, dans le droit civil, des personnes morales. L'hérédité formait un être juridique; la communauté des biens entre époux constituait également un être juridique; toutes les sociétés civiles, sans aucune distinction, étaient encore toujours des êtres juridiques. La critique vint démontrer l'erreur de cette prodigalité, de ce luxe de fictions, et on renonça aux anciens errements: ce qui paraissait la veille inexplicable sans la théorie de la personnalité, fut le lendemain justifié jusque dans les moindres détails par l'action des principes du droit commun. L'ancien système romain reculait, il perdait du terrain. Encore quelques conquêtes de ce genre et c'en est fait de la légende de la personnification.

Le mécanisme de nos grandes associations d'intérêt public n'est pas beaucoup plus compliqué que celui de nos puissantes compagnies industrielles. L'État, la province et la commune sont des sociétés permanentes, déterminées par le territoire qu'elles occupent. On en devient membre par suite de diverses circonstances spécifiées dans les lois qui règlent la manière dont on devient citoyen Belge, citoyen des Flandres et citoyen Gantois. Il est facile d'établir de très intéressantes comparaisons entre ces sociétés publiques et nos grandes sociétés anonymes. Puchta classait. déjà l'État parmi les corporations, et M. Worms, dans un livre des plus curieux, a poussé très loin l'analogie entre les sociétés humaines et les sociétés privées (1).

(1) Sociétés humaines et privées, Paris, 1875. — Cpr. VAVASSEUR, Des sociétés, Paris, 1883, t. I, nos 557 et s.

Le litige peut donc se résumer dans la considération des divers points qui motivent l'obstination des jurisconsultes à envisager, encore de nos jours, les sociétés commerciales, anonymes et autres, comme des personnes morales. Que les quelques règles qui gènent nos légistes, et les forcent à recourir à une hypothèse arbitraire, trouvent à leur tour une explication plausible dans l'ordre ordinaire des droits et des principes, et ils n'hésiteront pas un instant à rejeter une fiction qui a le double inconvénient d'être tout à la fois absurde et inutile.

Heureusement, la précision que l'on apporte aujourd'hui dans les travaux juridiques aplanit singulièrement la voie qui mène à une explication simple et naturelle des phénomènes que l'on attribuait ou que l'on était tenté d'attribuer jadis à la présence d'un être fictif. La perpétuité elle-même, ou plutôt la longue durée, n'est plus le signe caractéristique de la personne morale, car il y a des associations constituant des personnes morales qui se trouvent limitées à un temps relativement court, telles que les sociétés commerciales par actions; et il y a des sociétés civiles qui, sans être des personnes morales, continuent à subsister après la mort de leurs associés entre les héritiers de ces associés (art. 1868 du code civil) et qui continuent même à subsister sans qu'il soit intervenu aucune clause expresse entre les parties contractantes : telles sont par exemple les sociétés charbonnières. (Cour de cassation belge, 10 mai 1845) (1). Les jurisconsultes les plus en renom sont d'accord aujourd'hui pour ne plus assigner à la personnalité civile qu'un nombre excessivement restreint d'effets particuliers et essentiels.

(1) Remarquons cependant que la jurisprudence belge a toujours. considéré les sociétés minières comme des sociétés ayant la capacité juridique même avant la loi sur les sociétés de 1873 (art. 136). Comp. cassat., 17 juin 1864; Gand, 15 avril 1869, Pas., 1863, I, p. 47; 1869, II, p. 278.

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