Imágenes de páginas
PDF
EPUB

ce défaut de n'être point vivant, en relation et en société avec nous. La vie telle que nous la connaissons, en solidarité avec toutes les autres vies, en rapport direct ou indirect avec des maux sans nombre, exclut absolument le parfait et l'absolu. L'art moderne doit être fondé sur la notion de l'imparfait, comme la métaphysique moderne sur celle du relatif. » Le progrès de l'art se mesure en partie, selon Guyau, à l'intérêt sympathique qu'il porte aux côtés misérables de la vie, à tous les êtres infimes, aux petitesses et aux difformités : « C'est une extension de la sociabilité esthétique. » Sous ce rapport, l'art suit nécessairement le développement de la science, « pour laquelle il n'y a rien de petit, de négligeable, et qui étend sur toute la nature l'immense nivellement de ses lois ». Les premiers poèmes et les premiers romans ont conté les aventures des dieux ou des rois; dans ce temps-là, le héros marquant de tout drame devait nécessairement avoir la tête de plus que les autres hommes. « Aujourd'hui, nous comprenons qu'il y a une autre manière d'être grand c'est d'être profondément quelqu'un, n'importe qui, l'être le plus humble. C'est donc sur tout par des raisons morales et sociales que doit s'expliquer, et aussi se régler, l'introduction

[graphic]
[ocr errors]
[ocr errors]

du laid dans l'œuvre d'art réaliste. »>

L'art réaliste a pour conséquence d'étendre pro

[ocr errors]

gressivement la sociabilité, en nous faisant sympathiser avec des hommes de toutes sortes, de tous rangs et de toute valeur; mais il y a là un danger que Guyau met en évidence. Il se produit, en effet, une certaine antinomie entre l'élargissement trop rapide de la sociabilité et le maintien en leur pureté de tous les instincts sociaux. D'abord, « une société plus nombreuse est aussi moins choisie ». De plus, « l'accroissement de la sociabilité est parallèle à l'accroissement de l'activité; or, plus on agit et voit agir, et plus aussi on voit s'ouvrir des voies divergentes pour l'action, lesquelles sont loin d'être toujours des voies droites». C'est ainsi que, peu à peu, en élargissant sans cesse ses relations, « l'art en est venu à nous mettre en société avec tels et tels héros de Zola. >> La cité aristocratique de l'art, au dix-huitième siècle, admettait à peine dans son sein les animaux; elle en excluait presque la nature, les montagnes, la mer. « L'art, de nos jours, est devenu de plus en plus démocratique, et a fini même par préférer la société des vicieux à celle des honnêtes gens. >> Tout dépend donc, conclut Guyau, du type de société avec lequel l'artiste a choisi de nous faire sympathiser « Il n'est nullement indifférent que ce soit la société passée, ou la société présente, ou la société à venir, et, dans ces diverses so

[ocr errors]

ciétés, tel groupe social plutôt que tel autre. » Il

est même des littératures,

Guyau le montre

dans un chapitre spécial, qui prennent pour

objectif « de nous faire sympathiser avec les insociables, avec les déséquilibrés, les névropathes, les fous, les délinquants »; c'est ici que « l'excès de sociabilité artistique aboutit à l'affaiblissement même du lien social et moral ».

Un dernier danger auquel l'art est exposé par son évolution vers le réalisme, c'est ce que Guyau appelle le trivialisme. Le réalisme bien entendu en est juste le contraire, car «< il consiste à emprunter aux représentations de la vie habituelle toute la force qui tient à la netteté de leurs contours, mais en les dépouillant des associations vulgaires, fatigantes et parfois repoussantes. » Le vrai réalisme consiste donc à dissocier le réel du trivial; c'est pour cela qu'il constitue un côté de l'art si difficile : «< il ne s'agit de rien moins que de trouver la poésie des choses qui nous semblent parfois les moins poétiques, simplement parce que l'émotion esthétique est usée par l'habitude. Il y a de la poésie dans la rue par laquelle je passe tous les jours et dont j'ai, pour ainsi dire, compté chaque pavé, mais il est beaucoup plus difficile de me la faire sentir que celle d'une petite rue italienne ou espagnole, de quelque coin de pays exotique. Il s'agit de rendre de la fraîcheur à des sensa

[ocr errors]

tions fanées, « de trouver du nouveau dans ce qui est vieux comme la vie de tous les jours, de faire sortir l'imprévu de l'habituel; » et pour cela le seul vrai moyen est d'approfondir le réel, d'aller par delà les surfaces auxquelles s'arrêtent d'habitude nos regards, d'apercevoir quelque chose de nouveau là où tous avaient regardé auparavant. « La vie réelle et commune, c'est le rocher d'Aaron, rocher aride, qui fatigue le regard; il y a pourtant un point où l'on peut, en frappant, faire jaillir une source fraîche, douce à la vue et aux membres, espoir de tout un peuple: il faut frapper à ce point, et non à côté; il faut sentir le frisson de l'eau vive à travers la pierre dure et ingrate. >>

Guyau passe en revue et analyse finement les divers moyens d'échapper au trivial, d'embellir pour nous la réalité sans la fausser; et ces moyens constituent « une sorte d'idéalisme à la disposition du naturalisme même ». Ils consistent surtout à éloigner les choses ou les événements soit dans le temps, soit dans l'espace, « par conséquent à étendre la sphère de nos sentiments de sympathie et de sociabilité, de manière à élargir notre horizon ». Guyau étudie à ce sujet l'esthétique du souvenir, qui lui inspire des pages d'une poésie charmante. Il analyse aussi les effets du pittoresque et de l'exotique, « l'ex

traordinaire rendu sympathique, le lointain rapproché de nous (Bernardin de Saint-Pierre, Flaubert, Loti). >> Notre sociabilité s'élargit encore de cette manière, s'affine dans ce contact avec des sociétés lointaines. « Nous sentons s'enrichir notre cœur quand y pénètrent les souffrances ou les joies naïves, sérieuses pourtant, d'une humanité jusqu'alors inconnue, mais que nous reconnaissons avoir autant de droit que nous-mêmes, après tout, à tenir sa place dans cette sorte de conscience impersonnelle des peuples qui est la littérature. »

Enfin la sociabilité humaine doit s'étendre à la nature entière; de là cette part croissante que prend dans l'art moderne la description de la nature. Guyau montre que la vraie représentation des choses doit en être une << animation sympa

thique ». Le faux, c'est notre conception abstraite du monde, c'est la vue des surfaces immobiles et la croyance en l'inertie des choses, auxquelles s'en tient le vulgaire. « Le poète, en animant jusqu'aux êtres qui nous paraissent le plus dénués de vie, ne fait que revenir à des idées plus philosophiques sur l'univers. » Toutefois, en animant ainsi la nature, il est essentiel de mesurer les degrés de vie qu'on lui prête. Il est permis à la poésie << de hâter un peu l'évolution de la nature, non de la dénaturer. »

« AnteriorContinuar »