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PREMIÈRE PARTIE

Physiologie et Patologie du Génie

CHAPITRE PREMIER

HISTOIRE DU PROBLÈME.

Il n'est pas de mission plus douloureuse que d'avoir à déchirer, à déchiqueter, même, avec les ciseaux de l'analyse, tous ces voiles délicats qui embellissent, en nous la dérobant, nôtre orgueilleuse médiocrité; et ne pouvoir donner, en échange d'idoles si venérées, que le sourire, glacé, du cynique!

Ainsi le physiologiste ne craint point de ramener l'amour à un jeu d'étamines et de pistils... et la pensée à un simple mouvement de molécules.

Il n'est pas jusqu'au génie, la seule des puissances humaines, devant laquelle il soit permis de plier, sans honte, le genou, qui n'ait été rangé, à côté du crime, parmi les formes tératologiques de la pensée, parmi les variétés de la folie.

Cette profanation, impie, n'est pourtant pas l'ouvrage des seuls médecins; ni le fruit du scepticisme de notre époque.

Aristote, le père et aujourd'hui encore l'ami des philosophes, remarquait déjà que « sous l'influence d'accès de congestion à la tête, il est des personnes qui deviennent poètes, prophètes et sybilles; ainsi Marc le Syracusain, poète assez recommandable tant que durait la manie, ne pouvait plus composer de vers, dès que reparaissait la santé (1) ».

Et ailleurs: « Les hommes illustres dans la poésie, dans les arts, ou la politique, ont souvent été ou mélancoliques et fous comme Ajax, ou misanthropes comme Bellerophon. Même à une époque récente, on a pu constater une telle disposition chez Socrate, Empédocle, Platon et beaucoup d'autres, surtout parmi les poètes (2) ».

Dans le Phèdre, Platon affirme « que le délire n'est pas un mal, mais au contraire, lorsqu'il émane de la divinité, un très grand bienfait; dans le délire, les prophétesses de Delphes et de Dodone rendaient à leurs concitoyens mille services (3).... Il arriva souvent, quand les Dieux affligeaient les hommes par des épidémies funestes, qu'un délire sacré s'emparât de quelque mortel et lui inspirât un remède à de telles infortunes. Il est un autre délire qui, enflammant une âme pure et simple à embellir des charmes de la poésie les actions des héros, sert à l'éducation des générations à venir: c'est le délire inspiré par les Muses ».

Démocrite professait une opinion moins équivoque encore, puisqu'il faisait de la folie une condition essentielle de la vraie poésie:

« Excludit sanos Helicone poetas
Democritus (4) ».

(1) De pronost. 1, p. 7.

(2) Problemata, Sect. xxx.

(3) Phèdre, 243-245 a, b, c, d, édition Didot.

(4) HORACE. Ars poet.

C'est, évidemment, l'observation de faits semblables mal interprétés et, suivant l'habitude du vulgaire, transformés en superstitions, qui amena les peuples anciens à vénérer les fous comme des êtres inspirés d'en haut. Nous en avons non seulement le témoignage de l'histoire, mais celui encore des mots: navi et mesugan, en hébreux: nigrata, en sanscrit, dans lesquels les idées de folie et de prophétie se trouvent, tout-à-fait, mêlées.

Félix Plater affirmait avoir connu des personnes, qui, supérieures dans de certains arts, étaient cependant folles et trahissaient leur infirmité par la recherche étrange des louanges et par des actes indécents et bizarres; il avait connu à la cour, un architecte, un sculpteur et un musicien célèbres, atteints également de folie (1).

Je conjecture, écrit Diderot, que ces hommes d'un tempérament sombre et mélancolique, ne devaient cette pénétration extraordinaire et presque divine qu'on leur remarquait par intervalles, et qui les conduisait à des idées tantôt si foiles, tantôt si sublimes, qu'à quelque dérangement périodique de la machine. Ils se croyaient alors inspirés et ils étaient fous; leurs accès étaient précédés d'une espèce d'abrutissement, qu'ils regardaient comme l'état de l'homme sous la condition de nature dépravée. Tirés de cette léthargie par le tumulte des humeurs qui s'élevaient en eux, ils s'imaginaient que c'était la Divinité qui descendait, qui les visitait, qui les travaillait.... Oh! que le génie et la folie se touchent de, bien près! Ceux que le ciel a signés en bien et en mal sont sujets plus ou moins à ces symtômes: ils les ont plus ou moins fréquents, plus ou moins violents. On les enferme et on les enchaîne, ou on leur élève des statues... (2) ».

(1) Observationes in hom, affect., 1641, 1. 10, p. 305.

(2) DIDEROT. Dictionnaire Encyclopédique.

Пlécart, à son tour, offrait, avec l'histoire de ses compagnons fous et instruits comme lui, une nouvelle confirmation de la même thèse, dans: Stultitiana, ou Petite bibliographie des fous de Valenciennes, par un homme en démence (1823). On pourrait en dire autant de la curieuse Histoire littéraire des fous (1860) de Delepierre, bibliophile passionné. Citons encore Forgues dans la Revue de Paris (1826) et l'anonyme des Sketches of Bedlam (Londres, 1873). D'autre part Lelut dans le Démon de Socrate (1836), et l'Amulette de Pascal (1846), Verga dans le Lypemanie du Tasse (1850), et Lombroso dans la Folie de Cardan (1856), demontrèrent qu'il est des hommes de génie qui ont été pendant longtemps sujets à l'hallucination et même à la monomanie.

D'autres preuves, d'autant plus précieuses qu'elles étaient plus impartiales, furent apportées par Réveillé-Parise dans sa Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux de l'esprit (1856).

Moreau, qui sut rechercher et saisir les aspects les moins vraisemblables de la vérité, dans sa solide monographie: La Psychologie morbide (1859), et Schilling dans son livre: Psychiatrische Briefe (1863), s'efforcent d'établir, par des recherches très riches mais pas toujours assez sévères, que le génie est toujours une névrose et souvent une véritable folie.

C'est ce que tend, en partie, à prouver le récent mémoire d'Hagen: Ueber die Verwandschaft des Genies mit dem Irresein (Berlin, 1877); c'est là aussi le résultat de la belle monographie de Jürgen-Mayer: Genie und Talent. Tous les deux ont voulu nous donner la physiologie du génie; et, chose singulière, ils ont abouti aux mêmes conclusions aux quelles était parvenu, bien plus par intuition immédiate que par une observation sévère, un jésuite italien, entièrement oublié aujourd'hui, Bettinelli, l'auteur de l'Enthousiasme dans les beaux-arts (Milan, 1769).

Le problème n'a point progressé avec le livre de Rades- . tock, Genie und Wahnsinn (Breslau, 1884), car l'auteur reproduit, en grande partie, les ouvrages précédents sans en tirer grand profit.

Parmi les récentes publications je note: Tarnowski et Tehukinova qui, à la traduction russe de mon livre (1), ont ajouté de nouveaux documents empruntés à l'histoire de la littérature russe: Maxime du Camp, qui dans ses curieux Souvenirs littéraires (1887, 2e éd.), nous manifeste combien d'écrivains contemporains ont caché le triste germe de la folie; Ramos Mejia qui dans le livre: Nevrosis des hombres celebres de la historia argentina (Buenos-Ayres, 1885), nous montre comment presque tous les grands personnages des Républiques de l'Amérique du Sud ont été névropathes ou fous; A. Tebaldi qui, dans la Raison et folie (Milan, 1884), nous apporte de nouveaux documents sur la littérature des aliénés, et enfin Pisani-Dossi (2), penseur délicat autant qu'écrivain habile, qui dans une curieuse étude sur les artistes fous, nous a donné une véritable monographie de la folie dans l'art. J'ai, moi même, essayé dans les Trois Tribuns de tracer une monographie de la folie et de la démence dans leur rapport avec la politique.

(1) Saint-Pétersbourg, 1885.

(2) I mattoidi e il monumento a Vittorio Emanuele. 1885.

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