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abîmes sans fond, ayant comme un crochet de fer qui relève le crane et le cœur ».

Sept septembre 1852, sept heures du matin. - Douleur, lancement dans les yeux, souffrances aiguës dans les paupières. Pression dans les tempes, principalement à gauche; toujours les yeux larmoyants, le larynx serré; une horrible et éternelle faim canine qui me fait comme sauter. Il me prend une colère qui me fait paraître folle aux yeux des autres. Si je pouvais encore crier, cela me soulagerait; j'ébullitionne et j'ai bonne mine. Dans le crâne, j'éprouve comme si j'avais une petite scie. Toujours ce mouvement d'une scierie, d'une roue qui tourne et m'entraîne. Mes os me font l'effet de bois mort qui brûle comme du bois de Campêche ».

« Huit septembre 1852. Journée entière sans avoir pu rien faire. Un cintre m'étreignait le front. Je me couche avec un profond chagrin. La crainte me domine; parfois un sentiment de haine, un tant soit peu de jalousie permise contre ceux qui peuvent agir librement et travailler. J'ai dans le dos comme de petites cordes de boyaux tirant en tous sens, faisant de la musique comme un harmonica. C'est tuant. L'homme le plus fort tomberait mort de frayeur, si la réalité d'une personne dans mon état se montrait à lui... Et l'on rit de moi... Les médecins ne veulent pas croire à mes souffrances. Il y a des instants où je vois à la fois tout ce que j'ai vu dans ma vie. Je me sens enlever dans les airs ou sur les toits; je me fais horreur. Il semblerait un vieux tableau de Rembrandt passé à l'eau forte ». « Rêves. Chevaux crevés, sans tête, équarrissés; des horreurs de tous genres... Et puis ce sont les membres de ma famille qui m'apparaissent; mais je vois tout en laid et en raccourci; il y a comme une chambre obscure en moi, et le réflecteur me fait tout voir en petit. J'admets que je sois folle, mais admettez au moins que je suis bien malade, etc., etc. ».

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On sait, écrit Pasthan 1, que chez les déments certaines facultés restent paritis intartes: ils peuvent par exemple, jouer aux cartes on any dames, bien que lear esprit soit ge néralement desorganist. Chez les flots en trouve des faits analogues. Griesinger a vu dans 1 Astle d'Earlswood, à Londres, un jeune homme qui avait fait tout seul un modèle remarquable d'un vaisseau de guerre: cet individu avait un esprit très borné, en particulier il n'avait aucune idée des nombres, cli est plus fréquent, ajoute l'auteur, de voir des individus plongés dans une idiotie profonde exécuter d'assez bons travaux de dessin on de peinture: naturellement ce n'est chez eux qu'un talent mécanique.

Esquirol rapporte le cas d'un général atteint de manie, chez qui le délire persiste tout rété avec quelques intervalles de rémission, pendant lesquels le malade écrit des comédies et des vandevilles qui révèlent Fincohérence de ses idées...; malgré l'égarement de ses idées, le général conçoit le perfectionnement d'une arme et en trace le dessin, il témoigne le désir d'en faire exécuter un modèle ». Un jour il se rend chez le fondeur; à sa rentrée il est repris par l'agitation et le délire. Huit jours après, seconde visite au fondeur, « le modèle est exécuté et l'ordre d'en faire cinquante mille est donné. Cet ordre fut le seul acte du délire qui révéla au fondeur la maladie du général. Plus tard cette arme a été adoptée ». Ainsi, au milieu de l'incohérence générale, un système important est maintenu, et a pu aboutir à sa fin.

Un écrivain étranger à la pratique des maladies mentales, Esquiros, que nous avons eu déjà l'occasion de citer, a mentionné les faits suivants, qui sont très significatifs :

Le doct. Leuret, dit-il, nous racontait l'histoire d'un aliéné de Bicêtre qui, durant sa maladie, avait manifesté un remarquable talent d'écrire et qui, dans l'état de santé,

(1 Revue philosophique. 1888.

eût été tout à fait incapable d'en faire autant. « Je ne suis pas tout à fait guéri, disait-il lui-même au médecin qui le croyait en convalescence; j'ai encore trop d'esprit pour cela. Quand je me porte bien, il me faut huit jours pour écrire une lettre. Dans mon état naturel, je suis bête; attendez que je le redevienne ». Le même observateur nous citait encore l'exemple d'un négociant dont les affaires avaient périclité: durant sa maladie, cet homme trouva la force de les relever; la solution de chacun de ses accès de délire était le perfectionnement d'une mécanique ou l'invention d'un moyen pour favoriser l'essor de son industrie; il se trouva, au bout de cette folie précieuse, avoir reconquis sa raison et sa fortune.

« On nous a montré, à Montmartre, dans l'établissement du docteur Blanche, des traces de dessin au charbon faites sur un mur; ces figures à demi-effacées, dont l'une représentait la reine de Saba, et l'autre un roi quelconque, sortaient de la main d'un jeune écrivain distingué, rendu depuis à la raison; la maladie avait développé chez lui un nouveau talent qui n'existait pas dans l'état de santé, ou qui, du moins, jouait à peine un rôle insignifiant.

>> On dit que Marion Delorme rencontra dans un hospice de fous le premier homme qui eût l'idée d'appliquer les forces de la vapeur aux besoins de l'industrie, Salomon. de Caus. La plupart des talents créés par la maladie quittent l'individu avec la maladie elle-même.... (1) ».

Dans ma clinique de Pavie il y avait un jeune paysan, âgé de douze ans, inventeur de mélodies musicales fort originales, qui appliquait à ses camarades d'infortune des sobriquets si à propos, qu'ils les gardent encore. Avec lui se trouvait un petit vieux paysan rachitique, atteint de pellagre, qui, demandé s'il était heureux, me répondit, à

(1) ESQUIROS. Paris au dix-neuvième siècle. Les maisons de fous, tome 1, p. 163.

l'instar d'un philosophe de l'ancienne Grèce:

Tous les

hommes sont heureux, même les riches, pourvu qu'ils le veuillent ».

Beaucoup de mes élèves se rappelleront de B.., qui fut, tour à tour, musicien, domestique, portefaix, gargotier, quincailler, soldat, écrivain public, mais toujours malheureux; il nous a laissé une autobiographie, qui, à part quelque faute d'orthographe, mériterait bien les honneurs de la presse: - il me demandait sa sortie avec des vers qui, pour un homme du peuple sans culture, ne manquaient ni de beauté, ni d'originalité.

Il n'y a pas longtemps j'ai entendu un pauvre revendeur d'éponges, aliéné, deviner et résumer ainsi l'idée cardinale de la circulation de la vie: Nous ne mourons pas: quand l'âme est usée elle se fonde et se transforme: - en effet, mon père ayant enterré un mulet mort, on vit après, à la même place, pousser des champignons en grand nombre et les pommes de terre, que d'habitude y venait très petits, croître plus grosses du double.

Voilà un esprit vulgaire, qui éclairé par le verve de la manie, surprend des théories auxquelles arrivent à peine les plus grands penseurs.

G. B., maniaque, neveu d'un littérateur célèbre, un jour que j'hésitais à lui permettre de monter un cheval un peu bizarre: Pas de peur, docteur, me dit-il, similia similibusɔ.

M. G. négociant, lypémaniaque à quelqu'un qui l'avait appelé Monsieur le Comte », disait: Quel comte ! - des comptes j'en ai fait beaucoup, mais c'étaient des comptes d'argent je n'en connais pas d'autres ».

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« Pourquoi ne voulez-vous pas me donner la main? » je demandais un matin à madame M..., folle morale, êtesvous fachée?»- « Pallida virgo cupit, rubicunda recusat», répondit-elle. Une autre fois : « Esperez-vous, madame, de sortir bientôt de cet établissement? » Et elle: «Jen

sortirai quand ceux qui sont dehors auront retrouvé leur raison D.

V..., voleur et fou, pendant une promenade qu'on lui avait permise, prit la fuite. Rejoint et reproché d'avoir trahi la confiance qu'on lui avait accordée, repondit; « Mais, je ne voulais qu'essayer la souplesse de mes jarrets ».

B. B., vieille maniaque, âgée de plus de 70 ans, complètement dépourvue de dents, tenait des propos obscènes. Reprochée d'un déréglement aussi peu convenable à son âge : - « Vieille, vieille, repondit-elle, mais ne voyez-vous pas que je n'ai point encore mis les dents?».

N. B..., que la folie a rendu poète, écrit avec beaucoup de finesse, mais ses vers ont des pieds trop longs: - son camarade G. R., nous disait qu'il leur allongeait les pieds exprès pour qu'étant bien plantés, ils ne pouvaient plus lui échapper de mémoire.

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2. Poètes. Mais venons aux vrais poètes des maisons d'aliénés. Il y en a peu qui possèdent une culture littéraire complète; la plus grande partie semblent inspirés, et je dirais presque entrainés par la maladie.

Je pourrais produire beaucoups d'exemples, mais l'économie nécessaire à l'ensemble de l'ouvrage me l'empêche. Je me bornerai à en citer quelques-uns, surtout dans le but de montrer les contrastes de leurs caractères, car il est bien curieux de voir comment du genre plus lugubre ils passent au plus gai, même à l'obscène, de l'élégance la plus exquise ils tombent dans le bavardage du dément. Parant (1) nous donne un petit poème d'un aliéné de Toulouse.

L'auteur, un monomaniaque, s'adressait, sous forme d'épître, au médecin adjoint de l'asile, qui venait d'être promu à un autre poste et partait pour sa nouvelle résidence.

(1) La raison et la folie. Paris, 1887.

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